Paris-Éros. Deuxième série, Les métalliques/13

(alias Auguste Dumont)
Le Courrier Littéraire de la Presse (p. 157-165).
◄  XII.
XIV.  ►


XIII


Modernes types. — Philosophie maritale. — La chasse aux prêteurs. — Le renouveau d’une ex-grue. — Fascinations rurales. — Rapports intimes.


Mme Blanqhu, mieux encore que lorsqu’elle était Aglaé Matichon, tenait le notaire d’Ambrelin par la corde sensible qu’elle savait magistralement faire vibrer. Après la première nuit passée avec elle, Me  Cordace avait pu juger que la perspective des futurs millions n’avait altéré en rien ses maîtresses qualités de vendeuse d’amour.

Cette affaire d’héritage tombait à pic pour lui. Comme il l’avait dit, il était réellement à fond de cale et réduit à certains expédients de virement, qui marquent la déconfiture prochaine des officiers ministériels. Il espérait bien aussi, qu’aussitôt les millions encaissés, Aglaé plaquerait son imbécile d’Agénor.

— C’est un boulet qu’un pareil homme pour une femme comme elle, pensa-t-il.

Ce n’était pas l’avis de Mme Blanqhu. Elle n’aurait pu choisir un meilleur auxiliaire pour la seconder dans son machiavélisme d’outrancière.

Agénor possédait toutes les qualités du marlou de salon ; il se contentait de peu et il trouvait en tout de bonnes raisons. Quand on n’a ni conscience, ni délicatesse, ni amour-propre, rien ne trouble l’esprit ni le cœur, et on peut se faire du lard sans s’inquiéter de savoir quel est le cochon qui le fournit.

C’était parfaitement content de lui-même et des autres qu’il rentra de Malbecoquette et qu’il trouva chez lui son ami Cordace, en chemise, étendu sur le divan de la chambre de sa femme.

— Je t’attendais pour l’autorisation matrimoniale à donner à la procuration d’Aglaé, lui dit celui-ci en lui tendant la main.

— Alors, ça marche ?

— Parfaitement.

— Et où est ma femme ?

— Elle est allée au Grand Hôtel me chercher des régalias.

— Tu peux compter sur quelque chose de bon, car elle s’y connaît. Les cigares, c’est son affaire.

— Je le sais. Et quoi de neuf à Malbecoquette ; as-tu dégoté quelque chose ?

Agénor ne savait s’il devait parler ou se taire, sa femme n’étant pas là pour lui faire signe.

À tout hasard, il répondit sans se compromettre :

— On m’a promis des réponses.

— Il faut chauffer tes anciens paroissiens. Je sais qu’il y a là-bas des vieux bas dans lesquels il y a du quibus.

— Qui l’aurait jamais cru, hein ? Cordace… des millions ! Nous voilà millionnaires…

— Que vas-tu faire maintenant ?

— Tu comprends, je dois me tenir, prendre le ton et les manières du grand monde.

— Tu es déjà pas mal bête, ne va pas te rendre idiot.

— C’est Aglaé qui le veut.

— Ah ! si c’est Aglaé qui le veut, je n’ai plus rien à dire.

— Habille-toi avant qu’elle ne rentre. Si elle te trouvait ainsi étendu comme un veau sur son divan, elle serait capable d’avoir une crise de nerfs. Tu ne te douterais pas comme elle est devenue délicate depuis notre retour à Paris. Dernièrement elle m’a attrapé d’une belle façon, parce que je m’étais couché sur le canapé du salon. Et, de fait, un mari doit le respect à sa femme.

Le notaire éclata de rire.

— Mais je ne suis pas son mari, moi !

— Ne blague pas, hein ? tu as encore couché cette nuit avec elle.

— Si cela te froisse, je vais m’en aller.

— Mais, non, du tout, reste. Elle m’en voudrait à mort si elle ne te retrouvait pas à son retour. D’ailleurs, elle est un peu notre femme à tous les deux ; j’ai couché avec elle pendant que tu étais son amant ; c’est à ton tour d’être le second. Que diable ! on sait vivre, nous sommes des gens du monde.

— Tu es crevant, mon petit. Va te débarbouiller, pendant ce temps je m’habillerai.

Mme Blanqhu, rentrée quelques moments après le colloque des deux amis, apprit par la bonne le retour d’Agénor.

Ayant entendu le frôlement de sa robe, lorsqu’elle était entrée au salon pour se débarrasser de ses emplettes, son mari était venu la retrouver à pas de loup.

— Tu sais, lui dit-il, je n’ai rien dit à Cordace, mais j’ai réussi.

— Combien ?

— Trois cent mille francs à quarante pour cent ; on prépare les obligations.

— Et Rose ?

— Parfaite. Son mari a promis cent mille francs dans quinze jours. Je lui ai consenti cent pour cent par considération pour sa femme.

— Tu as vu Cordace ?

— Nous nous sommes dit le bonjour. Couche-t-il encore cette nuit ?

— Non, il repart ce soir pour Amberlin. Rentre chez toi, j’ai à lui parler.

Blanqhu s’éclipsa, content de lui, parce que sa femme paraissait elle-même satisfaite.

Aglaé passa dans la chambre, où elle trouva le notaire d’Ambrelin en train de changer de chemise. Elle lui remit deux boîtes de puros habannas de la firme réputée Crapulosos y Infestados de Porto-Rico, qui lui valurent deux gros baisers de son amant, aussi friand de bons cigares que de belles chairs.

La séparation avait été des plus cordiales.

Son mari était retourné à Malbecoquette quelques jours après, où il avait encaissé le solde net des trois cent mille francs.

Me  Cordace était revenu chaque mercredi, sacrifiant deux jours à Mme Blanqhu pour étudier la situation.

Pendant ce temps, Agénor courait l’emprunt.

Un soir, le notaire d’Ambrelin arriva sans être attendu, sa serviette notariale sous le bras.

— C’est dans le sac ! s’écria-t-il joyeux en frappant de la main sur le maroquin.

Aglaé fut près de défaillir : l’émotion l’étouffait.

— Net ; huit cent mille francs ? riposta Agénor.

— Oui, prodige de mon cœur, et vingt-cinq louis de ma commission pour faire la bombe. Habillez-vous, mes enfants, nous soupons et nous vadrouillons. À demain les affaires ! Toi, mon amour, serre la galette dans le coffre-fort, dit-il en passant la serviette à Mme Blanqhu.

— Trois cents et huit cents font onze cent mille, compta mentalement Aglaé en emprisonnant les nouveaux locataires dans la forteresse de fer.

Malgré son empire habituel sur elle-même, elle tremblait ; la fièvre des millions commençait à la détraquer.

Agénor calculait.

— Nous pouvons maintenant marcher. Que les Cracadas se montrent, nous les pulvériserons ! s’écria-t-il.

Aglaé se versa un verre d’eau pour se remettre de son émotion.

— Pressez-vous un peu, mes enfants, j’ai un rongeur à la porte qui nous attend, fit le notaire qui s’impatientait.

Le rongeur, un fiacre de l’Urbaine, chargea bientôt les trois amis qui se firent conduire chez Ledoyen, où la bombe commença par un souper ex-cathedra. Les bouchons des bouteilles de champagne, en sautant, réveillèrent les sensations érotiques de l’ex-cocotte qui batifola en grande grue.

Agénor avait ce soir-là le vin morose ; il inclinait visiblement à la soûlerie tannante.

— Je veux être député, criait-il rageusement en sa soûlerie.

— Oui, animal, on t’enverra comme cul de bouteille au Palais-Bourbon, lui répondit Me  Cordace, qui s’allumait.

— Je veux être de l’Académie.

— Tu en seras, imbécile. Tu feras le quarante et unième muffle.

— Je veux être principal, général, amiral, municipal, continua Blanqhu.

— Oh ! la la, ça pisse, ça pisse ! s’écria Aglaé. C’était l’ivrogne qui avait vidé son verre dans la poitrine de sa femme.

On était en cabinet particulier ; Mme Blanqhu put se dégrafer sans outrager la morale publique.

Le notaire lui épongea les seins et le ventre avec les serviettes de la table.

— C’est égal, on dira tout ce que l’on voudra ; on ne m’ôtera jamais de l’idée que Napoléon est mort à Sainte-Hélène, continua à divaguer le mari qui s’alourdissait.

— Va te coucher ! lui cria sa femme qui se pâmait sur la banquette, pressée par Me  Cordace.

Le son de la voix d’Aglaé eut un effet magique sur le pochard, dont l’ivresse se dissipa subitement.

— C’est juste, c’est le jour du notaire, se dit-il en se levant.

Il prit son chapeau et se retira, pensant qu’un homme du monde doit savoir vivre.

Le lendemain, il se leva avec un mal de cheveux de mercredi des Cendres.

Cordace et sa femme n’étaient pas rentrés.

Il prévint la bonne qu’il allait faire un tour à Malbecoquette, où l’héritage des Blanqhu était le sujet de toutes les conversations.

— Sont-ils veinards, ces lapins-là ! Ce n’est pas à nous que pareille aubaine écherra jamais, s’y disait-on.

Et les histoires sur les oncles d’Amérique y reprenaient une faveur croissante. On y parlait d’un gars du pays qui attendait d’une tante, partie pour la Californie en 1857, un héritage de quarante milliards.

L’ex-notaire y fut congratulé, salué et resalué.

On lui trouvait une meilleure mine.

Il rentra à Paris, ayant encore refait quelques petits cultivateurs de quatre-vingt mille francs.

— Et Rose ? lui demanda sa femme en le voyant reparaître.

— Elle va bien ; elle te fait ses compliments.

— Et les cent mille francs ?

— Ça marche : ils vont venir… Cordace est parti ?

— Oui, il est retourné à Ambrelin.

— Il ne t’a rien dit pour moi ?

— Il n’en a pas eu le temps. Pense ! nous avions bien d’autres choses en tête.

— Je m’en doute ! Il devait avoir une gueule de bois ?

— Pas trop.

— Et toi… tout s’est bien passé ?

— Nous t’avons cherché partout. Nous croyions te retrouver au Moulin-Rouge.

— Tu ne vas pas me prendre pour un gêneur ?… On sait vivre, que diable ! Débarrasse-moi des quatre-vingt mille francs que je te rapporte. Depuis que nous avons de l’argent, je crains toujours d’être volé ! Ferme bien le coffre-fort, surtout.

— Sois tranquille de ce côté, j’y veille.

— Une précaution n’est jamais de trop. Si nous placions un lit dans le salon, j’y coucherais.

— Nous verrons quand nous aurons un hôtel à nous.