Paris-Éros. Deuxième série, Les métalliques/12

(alias Auguste Dumont)
Le Courrier Littéraire de la Presse (p. Ill.-155).
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Syndicat des j’m’enfoutistes.
(Groupe sympathique.)


XII


Une femme forte. — L’héritage du commandeur Matichon. — Où il est parlé de l’official d’Azara et des frères Cracadas. — L’émotion de Me  Cordace. — Le terrain d’entente.


Par son énergie et sa décision, Aglaé avait sauvé la situation ; elle avait même pu retirer trente mille francs du désastre.

Maintenant que leur notaire était parti, les Malbecoquettois le regrettaient. On y parlait de la bonne opération qu’il avait fait faire aux prêteurs de la duchesse de Rascogne ; tous avaient sollicité Me  Blanqhu pour qu’il pensât à eux si une nouvelle bonne affaire se présentait.

Aglaé avait loué un appartement de trois mille francs au faubourg Saint-Honoré, le jugeant suffisant pour le moment.

Quand elle s’y fut installée avec son mari, ils examinèrent la situation.

— Il va falloir nous débrouiller maintenant. Le bouillon est bu, n’en parlons plus, dit Mme Blanqhu, calée au salon dans un moelleux fauteuil.

— Ça a été dur à avaler, répondit Agénor, qui s’était étendu sur le canapé.

— Tu regrettes ton pauvre argent, mais ne te désole pas, tu le retrouveras avec beaucoup d’autres.

— Je commence à désespérer. Avoir tant travaillé pour arriver à la culbute, ça n’est pas gai.

— Que tu es loque ! Secoue-toi donc !

— J’aurai beau me secouer, il ne tombera pas une pièce de cent sous de plus de mes poches. Je suis bien ratiboisé.

— C’est ce qui te trompe ; en se secouant, on secoue l’argent des autres et on en trouve toujours quelque chose.

— Tu es impayable ! tu parles comme un ministre des finances, qui, lorsque l’argent manque à sa caisse, secoue tout le monde par un petit chambardement.

— Imitons le gouvernement ; ce n’est pas déjà si difficile.

— C’est aisé à dire : faisons comme le gouvernement. Mais les moyens de chambarder ?

— N’avons-nous pas mon héritage ?

— À propos de l’héritage, tu dois avoir au moins une pièce qui établit ta qualité d’héritière.

— Je possède l’expédition du testament qui m’a été envoyée par mon procureur d’Azara. La minute est déposée à son étude.

— Qu’est-ce que c’est que ça, Azara ?

— C’est une des plus grandes colonies du Gran-Chaco. Mon oncle y possédait de vastes propriétés.

— Il aurait bien fait de te donner quelque chose de son vivant, le vieux grigou. Et ton procureur, qu’est-ce que c’est pour un type ?… Ce n’est pas encore un voleur comme il y en a tant dans ce sacré pays ?

— Le senor Bernabé Bastringos est l’official d’Azara. Il est aussi membre du conseil de la province.

— Official ou pas official, ne t’y fie pas trop… Je veux parler à notre ami Cordace de cette affaire ; il est de bon conseil.

— C’est cela. Nous aurons besoin de lui pour contracter nos emprunts.

— Quels emprunts ?

— Mais les sommes qui nous sont nécessaires pour les frais, les droits de mutation, les accessoires, pour plaider s’il le faut contre les Cracadas.

— Ce sont les neveux, ça, les Cracadas ?

— Oui.

— Que le diable les emporte ! Si tu leur offrais un million ?

— Je leur en ai offert dix et ils refusent.

— Ah ! ils refusent !… Eh bien ! je vais leur en tailler de la besogne, à ces deux gaillards-là… Où perchent-ils ?

— À Chiripusco, au Chili.

— Ils ne pouvaient donc pas rester dans leur patelin du Gran-Chaco ?… Ça va faire encore des frais.

— Que veux-tu, il faut bien prendre l’héritage comme il se comporte.

— Je ne demande pas mieux que de le prendre, mais ton official de procureur n’a pas du tout l’air de le lâcher. Ne serait-ce pas lui qui aurait inventé les Cracadas ?… Tu sais, il n’y a rien d’impossible avec ces notaires-là.

— Épargne-moi tes calembredaines, ça me rend malade. Si l’héritage ne te convient pas, nous l’abandonnerons.

— Oh ! ça, non ; nous plaiderons et les frères Cracadas verront de quel bois nous nous chauffons en France !

— Mais pour plaider, ça coûte gros. En France, mes cent mille francs suffiraient peut-être ; mais à l’étranger, ça coûte les yeux de la tête. Il y a les questions d’exequatur qui ne vont pas sans le billet de mille francs. Ensuite, pour être en situation de plaideurs qu’on écoute, il faudrait au moins que nous ayons un hôtel à nous, un équipage, que nous possédions un domaine ou deux, assez importants pour inspirer la confiance. Tu sais qu’on ne prête qu’aux riches.

— Comme tu y vas ! Ne nous faudrait-il pas aussi un château historique ?

— Si tu te sens incapable de réagir, abandonnons l’héritage ; nous deviendrons ce que nous pourrons.

— Mille tonnerres, non ! J’aimerais mieux me laisser couper le cou.

— Alors, que te proposes-tu de faire ? il nous faudrait de suite deux ou trois millions.

— Où veux-tu que je les prenne ?

— As-tu de l’estomac ?

— J’en aurai… Diable ! cinquante millions, ça mérite qu’on se dérange.

— Dans ce cas, laisse-moi conduire notre barque ; ne t’étonne de rien et suis mes instructions à la lettre.

— J’aime mieux cela. Combine, dispose, ordonne, je suis à toi, les yeux fermés. Quand commencerons-nous ?

— Tu vas inviter Cordace à déjeuner et tu nous quitteras après le café, jusqu’au lendemain.

— Ça m’est égal ; il faut savoir se dévouer en famille ; c’est le commencement du patriotisme. Après ?

Il faudra soigner ta mise, prendre des allures de gentleman. Tu es un millionnaire, tu vas devenir un homme du monde, un monsieur qu’on regarde.

— C’est encore dans mes cordes ; avec mes décorations, je la ferai à la pose comme un ministre. Ma chère Aglaé, il n’y a que toi pour embrasser la situation d’un coup d’œil !

— Trêve de trivialités bourgeoises, contente-toi de dire : Mon amie, quand tu me parles, et puis on ne s’étend pas comme un veau sur un canapé devant une femme.

— Tu deviens bien difficile. On s’étend bien sur elle.

— Il y a un temps pour tout faire. Ne confondons pas le jour avec la nuit. Tu ne comprends donc pas que le monde nous regarde.

— Pas ici, du moins ?

— C’est égal ; il faut savoir se tenir chez soi comme en public. Maintenant va t’habiller, tu ne dois plus te présenter au salon dans une tenue négligée.

— Mais entre nous ?

— Si tu n’as pas le respect de ma personne, aie au moins celui de mes millions. Tu t’arrangeras aussi pour paraître le moins possible, quand je recevrai une visite.

— Tes millions vont diablement me gêner.

— Ce n’est qu’un cap à doubler ; après, tu pourras reprendre tes aises.

— Je serai peut-être rouillé, alors.

— Je te laisse maître de ta gymnastique au dehors. Tout ce que je te demande, est de ne pas m’entraver dans mes moyens.

— Et l’argent de poche ?

— Laisse venir le premier million, il ne te manquera pas.

— Combien t’en faudra-t-il de ces millions-là ?

— Je n’en sais encore rien, cela dépendra des circonstances. Tu iras faire, un de ces quatre matins, un tour à Malbecoquette, tu sonderas le terrain de ce côté-là. Je sais que Rose, la femme du père Jobardier, n’est pas mal disposée pour toi ; c’est un bon tuyau ; ne la néglige pas. Mais avant de monter t’habiller, je veux te montrer l’expédition du testament, tu me diras si tout est en règle. Il est écrit en espagnol, mais j’en ai fait faire la traduction, qui est jointe à l’acte.

Et, se levant, elle alla à un immense coffre-fort qui se dressait, suggestif, scellé au mur, à côté de la cheminée, et en retira un dossier déjà volumineux.

La traduction était tout ce qu’Agénor put comprendre dans cette paperasserie, émaillée de cachets bleus, verts et rouges, de timbres aussi polychromes.

Il y était bien dit qu’avant de rendre son âme à Dieu, le commandeur Matichon avait réalisé sa fortune montant à cinquante millions, déposés à la banque nationale d’Azara, et qu’il léguait à sa nièce bien-aimée Aglaé Matichon d’Ambrelin, la chargeant de lui élever un monument funéraire, digne de lui, sur les bords du Pilcomayo, où il désirait que son corps reposât. Il avait institué exécuteur testamentaire son ami Bernabé Bastringos, procureur-official d’Azara, auquel il laissait en legs son domaine d’Azara et deux millions payables en or.

Tout cela parut régulier au notaire ; le testament était conçu dans les termes de la jurisprudence française et inattaquable dans la forme.

— C’est parfait ; je ne comprends pas que ces canailles de Cracadas le contestent, dit-il en remettant le dossier à sa femme.

— Ils ne le contestent pas, ils en veulent l’annulation.

— Pour quelle cause ?

— Ils prétendent que cette fortune provient de leur tante, la première femme de mon oncle.

— Existe-t-il un inventaire dressé après décès de cette tante-là ?

— Non.

— Alors, les Cracadas n’ont qu’à se faire pendre où ils voudront ; ils n’auront pas un sou, pas même un liard.

— Ne soyons pas sans entrailles pour ces malheureux ; ils sont mes cousins, après tout.

— Des cousins par alliance ! Ça ne compte pas.

— N’importe, j’aime mieux leur abandonner quelques millions pour qu’ils me laissent la paix.

— C’est comme tu voudras. Pour mon compte, je les renie. S’ils se présentent jamais ici, je leur f… ma malédiction. Je vais écrire à Cordace, nous arrangerons cette affaire ensemble.

Me  Cordace arriva, gai, chantonnant, porteur d’un énorme bouquet, qu’il déposa sur le sein d’Aglaé.

— À la belle des belles, à la charmante des charmantes, lui dit-il en l’embrassant.

Puis, se tournant vers Agénor présent à la réception, il lui cria en éclatant de rire à la vue de sa mine allongée :

— Je parie que je te fais cocu !

— Farceur ! Et que dirait la belle Mucha ? répondit l’ex-notaire qui s’attendait bien à quelque chose de semblable.

— Qu’elle aille au diable ! elle m’a mis à fond de cale ; nous avons rompu.

— C’est pour cela qu’elle me talonne comme un chien qui a perdu son maître.

— Je te préviens qu’il faut de la braise, si tu la prends à bail.

— Elle peut se fouiller si elle compte sur moi ; je suis maintenant un homme rangé. Quand on va hériter de millions, on s’observe.

— Des millions, toi ! Conte-moi cela, ça doit être drôle.

— Pas si drôle que cela ! On te les montrera, les millions.

— Bah ! Voyons voir ! s’écria Me  Cordace que le sérieux de Blanqhu commençait à émouvoir.

Aglaé le mit au courant de la situation et lui soumit le dossier du coffre-fort.

Tout libertin qu’il était, le notaire d’Ambrelin était sérieux en affaires.

Il parcourut avec beaucoup d’attention les pièces du dossier, auxquelles les cachets dont elles étaient revêtues présentaient un caractère d’authenticité. La lecture de la traduction de l’expédition du testament, légalisée par le président du tribunal de la Seine, surtout l’inclina à une crédulité qui devait lui être fatale.

— Tout cela est parfaitement en règle. Je vous félicite, mes enfants, de votre bonne chance. Vous n’allez pas au moins oublier Cordace, l’ami des mauvais jours ? dit-il ému en remettant le dossier à Mme Blanqhu.

— Oh ! cela jamais, vous resterez notre ami dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, répondit Aglaé en pressant la main du notaire.

— C’est bien, cela, ma toute chère. Je vois que tu as le cœur bien placé. Puis-je vous être de quelque utilité dans cette affaire ?

— Certainement ! C’est vous qui allez être notre notaire.

— J’accepte de grand cœur. Je me charge de vous trouver un million sur cette succession pour parer aux premiers frais. Après, nous verrons. Mais je vous préviens que ce sera salé, les prêteurs ne se déboutonneront que si on leur offre de partager le gâteau.

— Quel intérêt croyez-vous qu’il faille leur abandonner ?

— C’est suivant les gens auxquels nous aurons affaire. En moyenne, il faut compter sur trente ou quarante pour cent ; il y a les risques à courir.

— Nous nous en remettons à vous. Pour la commission, accepterez-vous vingt pour cent ? Nous voulons que vous participiez à notre bonne fortune.

— À ce taux, je prends à ma charge le coût et les frais des actes.

— C’est entendu. Maintenant passons nous mettre à table, il ne faut pas que les affaires sérieuses nous fassent négliger les joyeuses.

Sur cette conclusion d’Aglaé, les trois amis passèrent dans la salle à manger où un véritable banquet les attendait.

Me  Cordace, dont l’humeur reprenait sa sérénité joyeuse à mesure que les plats et les vins se succédaient, chauffait Mme Blanqhu en lui pinçant la cuisse.

Au dessert, allumé par le champagne et le genou d’Aglaé pressé contre le sien, il proposa à Agénor d’aller retirer pour lui une pièce au greffe du tribunal civil.

— Il n’en a guère le temps, répondit sa femme, il doit prendre le train à quatre heures pour Malbecoquette où il est attendu.

Blanqhu jeta à la sirène un regard étonné, mais une pression de pied d’Aglaé lui fit comprendre que son absence était nécessaire à la réussite de leurs projets communs.

Leur ami n’insista pas ; il avait bien le temps de passer lui-même retirer la pièce. Il était à Paris pour trois jours.

Lorsque Agénor quitta la table pour se rendre à la gare, sa femme l’accompagna jusqu’à la porte.

— Cordace est empaumé, il me faut trois jours pour le mettre au point. Guide-toi en conséquence, lui dit-elle en catimini, après l’avoir embrassé.

Revenue dans la salle à manger, elle tomba dans les bras de Me  Cordace, en lui disant :

— Nous voilà libres.

Le galant notaire la chiffonna de haut en bas avec une conscience parfaite d’amant autorisé.

— Nous allons nous en payer une noce, et une fameuse encore, lui dit-il en la renversant sur ses genoux.

— Tout ce que tu voudras. Chauffe ferme ; je me sens de la lave dans les veines… À propos, ça tient, le million ?

— Deux, si tu veux.

— Alors, allons-y joyeux. Tu peux toujours compter sur moi.

— Il n’y a pas de grabuge, au moins ?

— Non, c’est sérieux ; je te l’affirme.

— Je te crois. C’est affaire entendue, répondit le joyeux notaire, qui n’y était plus.