Paris-Éros. Deuxième série, Les métalliques/06

(alias Auguste Dumont)
Le Courrier Littéraire de la Presse (p. Ill.-86).
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Syndicat des Chauffeuses.
(Groupe très sympathique.)


VI


Entr’acte chez la marquise de la Fessejoyeuse. — Pas d’argent, pas de Suisse ! — La belle Émerance. — Soirée historique. — Les divers talents des femmes. — Piédestal d’un grand homme. — Un politicien auquel il ne manque qu’un million neuf cent vingt mille francs. — Le secrétaire de Mme Picardon. — Officier de l’instruction publique, chevalier de la Légion d’honneur et mouchard.


Agénor Blanqhu s’était installé en cantonnement chez la marquise de la Fessejoyeuse, qui le reçut avec toutes les marques de la plus vive tendresse.

La première semaine se passa en escarmouches, la deuxième en joutes et en fêtes, la troisième en réflexions.

La marquise était riche ; l’Ambrelinois méditait aux moyens de la taper.

Mais il dut bientôt en rabattre ; la grande mondaine n’était prodigue que de ses faveurs. À sa première sape contre sa bourse, elle lui dit sans ambages :

— Mon petit, je vois ce qu’il te faut. Je n’ai pas d’argent à jeter aux godelureaux, mais je vais te recommander à mon amie, Mme Picardon, avec laquelle tu pourras t’entendre. Soigne sa nièce, elle est à chauffer.

Les négociations avaient abouti et l’ex-clerc entra en qualité de secrétaire au service de la grande tenancière du salon politique.

Mme Picardon ne possédait pas le galbe superbe de la duchesse, mais, en revanche, elle était l’objet d’une admiration plus étendue.

Avec sa physionomie mutine, ses grands yeux gris de fer, sa chevelure ondulante, d’un noir d’ébène, et sa taille serpentine, elle paraissait plus jolie que belle. Ses affectations de bourgeoise parvenue seyaient bien à la tourbe ambitieuse de province, aspirant à l’aristocratie tiers-état et au choppage d’un lambeau de la France.

Elle n’était encore que la belle Émerance de la petite cité de Barbaruc, tenant avec sa sœur boutique de lingerie, lorsqu’elle fut remarquée par Félix Picardon, politicien strumeux qui visait à la députation et mieux encore.

La beauté du diable de la jolie modiste couvrait un arsenal de ruses, de roueries, de cupidités, d’ambitions et un gouffre de passions ardentes, qu’elle avait placés sous l’égide tutélaire de tous les saints de Barbaruc.

Picardon, avec ses visées et son avidité, comprit tout le parti qu’il pouvait tirer, pour la réussite de ses projets, d’une femme de ce calibre.

En l’étudiant mieux, il jugea qu’elle pouvait être cavale de selle, cavale de trait et même chameau à tout faire, pour franchir les escarpements du pouvoir.

C’était ce qu’il cherchait. Elle n’avait pas de fortune, mais elle valait son pesant d’or pour un politicien sans principes, et surtout sans préjugés.

Le mariage se fit sous la forme légale d’obligation industrielle.

Les deux époux partirent pour Rome, où ils séjournèrent à l’hôtel Montefiori, situé en face de la colonne Trajane.

Picardon savait depuis longtemps à quoi s’en tenir sur la vertu de sa femme. S’il en avait douté, l’érotisme de la jolie modiste, la première nuit de ses noces, l’aurait édifié.

Il ne l’avait épousée que pour son intelligence, sa sûreté de vue et ses moyens d’attraction ; le reste lui importait peu.

Elle avait toutes les audaces, la belle Émerance, et toutes les diplomaties ; c’était une maîtresse femme, de celles dont les fondateurs d’empire font des impératrices.

Un soir, qu’assis sous le quinconce d’oliviers de l’hôtel Montefiori, ils rêvaient aux meilleures règles de conduite et d’édification canailles, pour faire leur chemin dans le monde, Picardon dit à son associée :

— Je vais te parler franchement, te faire comprendre ce que j’attends de toi pour arriver au but que nous nous sommes proposé.

— Inutile, détaille-moi tout simplement tes projets. Pour te seconder, tes conseils seront toujours en dessous de mes moyens.

— Je ne doute pas de tes moyens ni de ton intelligence, mais leur emploi demande beaucoup de prudence, de discernement.

— As-tu la présomption d’apprendre la diplomatie à une femme ?

— Non, mais ses méthodes.

— Voyons ta méthode d’enseigner aux rossignols à chanter, aux pigeons à roucouler, aux serpents à siffler, aux couleuvres à se glisser entre deux feuilles d’arbre, aux caméléons à changer de couleur et de physionomie, aux salamandres à traverser le feu sans se brûler, aux gazelles à courir, aux hyènes à flairer les cadavres, aux chats à prendre les souris, aux fleurs à charmer, aux poisons à annihiler toute force et toute volonté, aux femmes à séduire ! Cela doit être drôle.

— Je m’avoue vaincu, tu viens de définir ta part d’action dans l’entreprise qui doit nous faire grands devant les foules, forts contre les hommes.

— Abrégeons, mon lit doit être le marchepied de ta fortune, la prostitution de mon corps, le piédestal de ta gloire. Est-ce bien cela ?

— Quelle superbe logicienne, quelle grande Théodora tu es !… Tu as raison, j’abrège. Voici la situation. La France est livrée à un régime d’anarchie et d’incohérence tel qu’il n’est plus permis de douter d’une catastrophe prochaine.

— Qui te dit que cette anarchie et cette incohérence ne sont pas de la sagesse politique ? As-tu déjà vu une politique se soutenir sans ces deux agents de division ? Les catastrophes ne se produisent jamais que lorsqu’elles ont été habilement préparées.

— Tu m’as deviné, une catastrophe se prépare.

— Je comprends ; l’ordre public n’est qu’une compétition de désordres. Toi et tes amis, vous vous proposez de renverser les termes de la proposition gouvernementale actuelle : faire du désordre avec de l’ordre, et superposer votre anarchie et vos incohérences sur celles du pouvoir.

— Où as-tu appris tout cela ? Tu es en passe de devenir docteur en chambardage politique.

— Toutes les femmes savent cela ; seulement elles n’ont pas le temps de condenser leurs idées. Prends un ménage, n’importe lequel : toute l’ambition de la femme n’est-elle pas de substituer son anarchie et ses incohérences à celles de son mari, de lui imposer l’ordre domestique par l’habileté de ses combinaisons de désordre ? Comme régime républicain, c’est assez réussi, hein ?

— Puisque tu entends si bien les choses, je n’ai plus qu’à te dire que le Grand Conseil de l’Acacia m’a choisi pour inaugurer sa nouvelle politique en France. Quand je le voudrai, je serai président du Conseil.

— Pourquoi pas président de la République ?

— C’est un poste d’invalide, je suis trop jeune.

— Et la nouvelle politique, comment s’emmanche-t-elle ?

— La haute finance en a assez des doctrines syndicataires et collectivistes ; il faut noyer leurs apôtres dans le mépris par une série de mystifications politiques.

— Parfait ! mais mon rôle dans cette affaire se trouve réduit à bien peu de chose, puisque tu peux saisir le pouvoir quand tu voudras.

— Je me suis mal exprimé. Je suis désigné, mais je dois préalablement me faire un parti, me rendre sympathique, sinon nécessaire à la France.

— Alors nous allons mener de concert une intrigue de longue haleine ?

— Pas de concert ; moi dans l’ombre, toi par la séduction.

— C’est-à-dire que tu comploteras avec tes amis, pendant que je te ferai des partisans.

— Il n’y a pas d’amis en politique, il n’y a que des maîtres et des valets. Je ne veux être le valet de personne.

— De mieux en mieux ; nous devons les rouler les uns et les autres. Compte sur moi pour ce qui me concerne, j’ai cela dans le sang. Mais qui veut la fin veut les moyens ; chambres à part et liberté complète. Est-ce entendu ?

— Pas si à part que nous ne puissions nous voir, nous concerter.

— Dos à dos, si tu veux ; mais tu n’apparaîtras dans la mienne que quand je t’en prierai. Je ne veux pas de surprise. Quant à mes amants, c’est un détail dont je me réserve le contrôle absolu.

— D’accord. J’ai une dernière observation à te faire ; il faut que nous possédions deux millions dans deux ans.

— Et nous possédons actuellement ?

— Quatre-vingt mille francs.

— Il ne nous manque qu’un million neuf cent vingt mille francs. C’est faisable.

— Dans ce cas, levons la séance, et ne nous occupons plus de l’affaire que pour y penser toujours et n’en parler jamais.

Cette conversation est du domaine de l’histoire ; elle peut servir de document pour l’initiation aux mœurs de la IIIe République.

Tout avait marché au gré du ménage conspirateur. Les humbles débuts du mariage étaient maintenant oubliés. Picardon, avocat aussi subtil que roublard, avait une position assise au barreau de Paris. Il plaidait toutes les causes métalliques dans lesquelles il excellait, en jouant à la raquette avec les codes dont il faisait de vieux bouchons couronnés d’une aigrette de plumes.

Il pouvait être fier de sa femme, jamais un cheval de course n’avait tant rapporté à son propriétaire. Il est vrai que Mme Picardon courait toutes les nuits et souvent pendant le jour.

Ses salons étaient le rendez-vous de Tout-Paris, et ses réceptions rivalisaient avec celles des princesses du high-life.

Pendant que Mme Picardon éblouissait, séduisait, trônait, le grand avocat se cantonnait dans l’étude et la retraite, délaissant sa cavale conjugale pour les vierges folles de la zone galante.

Pour se donner une contenance et s’appuyer sur une amitié vraie, Mme Picardon avait recueilli auprès d’elle sa nièce, la toute délicieuse Cécile, fille d’un frère mort des fièvres au Tonkin.

Telle était la situation, lorsque Agénor Blanqhu entra en fonctions auprès d’elle en qualité de secrétaire.

Le sordide Ambrelinois pensa de suite au profit qu’il pouvait retirer de sa nouvelle situation. Sa combinaison fut aussitôt échafaudée : devenir le sigisbée de Mme Picardon et faire une cour discrète à sa nièce.

— Si je parviens à faire un enfant à Cécile, ma fortune est faite, pensa-t-il.

La belle Émerance raffola bientôt de son secrétaire, qui joua auprès d’elle la comédie de l’amoureux timide, l’amusant par ses questions candides sur l’amour et les femmes.

Elle résolut de faire son éducation amoureuse ; elle le cajola, l’accabla de cadeaux et, pour mieux le rendre présentable, elle lui fit successivement donner la rosette d’officier de l’instruction publique et la croix de la Légion d’honneur.

Il ne lui manquait plus qu’à porter la bannière. Cela lui échut comme le reste ; il devint l’étalon préféré de Mme Picardon, qu’il étonna par ses prouesses.

Cécile trouvait le jeune homme peu distingué, et si elle lui faisait bon accueil, c’était pour ne pas troubler l’harmonie domestique.

Quant au mari, il se contenta de témoigner au sigisbée de sa femme une suprême indifférence.

Comme à l’hôtel de Rascogne, Agénor eut sa chambre auprès de celle de sa maîtresse.

Le tableau des nuits et des heures du jour prostitutaires de la belle Émerance lui laissait assez de liberté pour servir, à la fois, l’érotisme de la duchesse de Rascogne et les combinaisons d’Aglaé Matichon, dont il continuait à être le pourvoyeur d’amour, et qui chaque jour prenait une plus grande ascendance sur son esprit, tout en le soutenant en ses visées matrimoniales.

Le grand Sabot, président du Conseil, se l’était acquis et l’avait chargé d’espionner le grand avocat et les habitués de la maison.

Naïf comme une buse, l’Ambrelinois s’était aussitôt fait lithographier des cartes avec la mention : officier de l’instruction publique, chevalier de la Légion d’honneur, attaché au cabinet du ministre de l’Intérieur.

C’était révéler publiquement ses fonctions de mouchard.

Picardon saisit aussitôt la nuance et avertit sa femme, qui lui retira sa confiance comme secrétaire, tout en le conservant comme étalon.