Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie dans la seconde moitié du XIXe siècle/VI

CHAPITRE VI

L’ALIMENTATION


i. — avant la révolution.

La vieille France. — Le droit haineux. — Caricature. — Le Bourgeois de Paris. — La Complainte du pauvre commun. — Les voyages de découverte. — Frontières provinciales. — Henri IV. — Distique. — Premiers essais de liberté commerciale. — Richelieu. — Disettes et famines. — Louis XIV. — Deux hommes de bien : Bois-Guillebert et Vauban. — Exil et pilori. — 1709 : le pain de disette. — Les accapareurs. — Couplet. — Les chasse-marée. — Le cimetière de Harmes. — Charges et offices. — Mesures restrictives. — La Régence. — Le cardinal Fleury. — Louis XV à la chasse. — Lueur de raison. — Turgot.-Délivrance du blé. — La guerre des farines. — Le Pacte de famine. — Système d’opérations. — Disgrâce de Turgot. — Retour aux ordonnances caduques. — Foulon et Berthier. — Fin du Pacte de famine. — Journées d’octobre. — Fin de la monarchie.


L’histoire de l’alimentation de la France sous l’ancienne monarchie serait l’histoire d’une série de disettes touchant parfois à la famine. On peut dire avec certitude que notre pays a souffert de la faim jusqu’aux premiers jours du dix-neuvième siècle. Faute de savoir que la marchandise est attirée et trouve un débouché forcé là même où elle est nécessaire, les gouvernements, pour subvenir aux besoins de la nation et satisfaire aux exigences essentielles de la nature humaine, avaient recours à des mesures empreintes d’empirisme qui, ne s’appuyant sur aucun principe économique, augmentaient le mal au lieu d’y porter remède. Lorsqu’en 1709 les soldats, à jeun depuis plus de deux jours, disaient au maréchal de Villars : « Notre père, donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien, » ils répétaient l’humble prière que la France adressait incessamment à ses rois. Ceux-ci n’étaient point sourds assurément, mais la constitution de l’État était si enchevêtrée d’inextricables privilèges, qu’ils pouvaient, comme Louis XIV, être réduits à manger du pain de disette, mais qu’ils étaient impuissants à nourrir leurs sujets affamés. On le vit bien après l’entrée aux affaires et malgré les efforts de Turgot.

Le blé, immobilisé par des édits, des arrêts, des déclarations des ordonnances contradictoires, qui souvent contraignaient de vendre et empêchaient d’acheter, ne pouvait arriver jusqu’aux lieux de consommation[1], pourrissait sur place, et le paysan, ce grand producteur de l’alimentation publique, écrasé par des charges énormes, ne trouvant plus aucune rémunération à son travail, laissait les champs en friche et abandonnait une culture qui ne lui procurait que la ruine et des avanies. Parfois, las de tant de misères, il saisissait sa cognée ou sa faux, et demandait à la violence une justice que la loi lui refusait. Il s’appelait alors les Jacques, les Pieds-nus, les Guillerys, les Croquants, les Ganthiers ; mais on en avait vite raison avec quelques arquebusades.

Le pauvre homme, rentré au logis, reprenait le hoyau et se remettait à fouir la terre, car il lui fallait payer les droits dont il était accablé : au roi, la taille, le taillon, les aides, les gabelles, l’ustensile, le logement des gens de guerre ; au clergé, la dîme réelle, la dime personnelle, la novale ; à la ville, l’octroi, le pacage, le droit de vente, le droit d’asile, le péage à la porte d’entrée, le péage à la porte de sortie, le transit, l’aubaine, le soquet, l’arrière-soquet ; au seigneur, la corvée, la tierce, le pulvérage, droit sur la poussière que les troupeaux soulèvent en marchant, l’agnelage, pour l’agneau qui naît, le brebiage, pour la brebis qui allaite, le vif herbage, qui est le droit à la dixième tête du bétail existant pendant la nuit de Noël, le carnelage, qui est un morceau désigné de l’animal abattu ; puis le droit de prise, le droit de gite, le cens, le surcens, le quint, le surquint, le champart, qui parfois est le quart de la récolte, le terrage, l’abonnement, les lods et ventes, qui étaient nos droits de mutation d’aujourd’hui ; la taille seigneuriale, l’arage, le brennage, qui devait nourrir les meutes[2]. Le droit d’indire aux quatre cas était une menace permanente, car il permettait de doubler la redevance imposée en cas de voyage d’outre-mer, de nouvelle chevalerie, de captivité du seigneur, de mariage de la fille du seigneur ; en outre, il fallait acquitter le fermage, être soldat au besoin et nourrir les troupes du roi, s’il en passait dans le pays. Par-dessus tous ces droits, il y avait le droit de préhension, en vertu duquel on pouvait prendre tout ce qui convenait « au service du seigneur. » Qu’un peuple pressuré de la sorte ne soit pas mort d’inanition, c’est là le miracle. Le sac de blé, le bœuf, avaient souvent payé plus que la valeur qu’ils représentaient.

Ces droits, dont Bouteillier appelle l’ensemble le droit haineux, avaient une formule sinistre : « Le seigneur renferme les manans sous portes et gonds, du ciel à la terre ; il est seigneur dans tout le ressort, sur tête et sur cou, vent et prairie ; tout est à lui : forêt chenue, oiseau dans l’air, poisson dans l’eau, bête au buisson, cloche qui roule, onde qui coule[3]. » Le droit de chasse était un des plus pénibles, car il contraignait le paysan à faire certaines cultures préférées par le gibier, à laisser les récoltes sur pied et à supporter un parcours violent qui souvent les détruisait. Il n’était point prudent de se plaindre, et le Parlement de Paris, dans un arrêt de 1779, punit comme rebelles les habitants d’une paroisse qui avaient réclamé judiciairement des indemnités pour délits de chasse. À la veille même de la Révolution les mœurs ne sont pas changées et les habitudes féodales persistent avec une inexprimable brutalité. Au mois d’avril 1787, le duc d’Orléans, emporté dans une chasse au cerf, poursuit l’animal lancé jusque dans Paris, à travers le faubourg Montmartre, la place Vendôme, la rue Saint Honoré, la place Louis XV, renversant et blessant plusieurs personnes sur son passage.

La noblesse et le clergé ne payant point d’impôts, tout retombait sur le laboureur, qui mourait à la peine. J’ai sous les yeux une caricature qui fut rendue publique vers 1788 ; elle peint la situation au vif et fait voir que les temps sont proches. Un paysan vieux et dépenaillé est penché en avant, appuyé sur sa houe ; il ressemble ainsi à une sorte d’animal à trois pattes. Son dos courbé supporte un évêque béat et un noble empanaché, qui ne se préoccupent guère du poids dont ils l’accablent. Des lapins, des lièvres, des pigeons dévorent la récolte mûre. Jacques Bonhomme est pensif, mais ses traits fortement accentués expriment tout autre chose que la résignation, et il dit, dans un mauvais patois : « À faut espérer qu’eu jeu-là finira tôt ! » Ce jeu est fini, et pour toujours ; l’égale répartition de l’impôt et la liberté du commerce ont sauvé la France au moment où la monarchie la laissait périr entre la famine et la banqueroute. Les lois de 1791, reprenant et appliquant les idées de Turgot, ont assuré désormais la libre circulation des subsistances. Nous avons subi et nous pouvons subir encore un renchérissement accidentel des denrées alimentaires ; mais l’approvisionnement de nos marchés sera désormais en rapport avec les besoins de la consommation. C’est par la liberté des transactions qu’on devait arriver sans secousses à ce résultat ; mais, pour y parvenir, il a fallu traverser des crises, des tâtonnements, des révolutions, qu’il n’est point inutile d’indiquer rapidement.

Tous les journaux que l’histoire a recueillis, celui que le Bourgeois de Paris écrivit pendant la maladie de Charles VI, celui de Pierre de l’Estoile, celui de Buvat, celui de l’avocat Barbier, sont unanimes sur ce point : la vie matérielle devient de plus en plus pénible à Paris. La ville ne peut se subvenir à elle-même ; pour se nourrir, elle fait appel à la province, à l’étranger, qui le plus souvent ne peuvent faire arriver les provisions jusqu’à elle, empêchés qu’ils sont par la guerre civile, par le brigandage, par le mauvais état des routes et surtout par une législation tracassière qui met des frontières partout, de province à province, de ville à ville, exige des péages sous tous prétextes, ruine, décourage, repousse les marchands forains.

Le Journal du Bourgeois de Paris n’est rempli que de lamentations sur le prix exorbitant des vivres : « Lors fut la chair si chère, que un bœuf qu’on avoit vu donner maintes fois pour huict francs ou pour dix tout au plus, coustoit cinquante francs ; un veau quatre ou cinq francs, un mouton soixante sols. » Pour remédier à ces maux, que faisait-on ? Le blé valait huit francs le setier (1 hect. 59) ; on défendit de le vendre plus de quatre francs, et l’on ordonna aux boulangers de fabriquer « pain bourgeois et on pain festis » à un prix en rapport avec celui qu’on imposait au blé. Le résultat fut immédiat : les marchands cessèrent de vendre, les meuniers de moudre, les boulangers de cuire, et la ville tomba dans une misère sans nom. On a beau se presser à la porte des boulangers, on ne peut se procurer le pain nécessaire ; vers le soir « ouyssez parmy Paris piteux plaintes, piteux cris, piteuses lamentations, et les petits enfants crier : Je meurs de faim ; et sur les fumiers, parmy Paris, en 1420, puissiez trouver ci dix, ci vingt ou trente enfants, fils et filles, qui là mouraient de faim et de froid, et n’estoit si dur cœur qui les ouyst crier : Hélas ! je meurs de faim, qui grand pitié n’en eust ; mais les pauvres mesnagers ne leur pouvoient ayder, car on n’avoit ne pain, ne bled, ne busche, ne charbon. »

Cette époque du reste est la plus triste, sinon la pire de notre histoire ; jamais peuple ne fut si près de sa fin. On pourrait croire qu’en cet état de souffrance et d’étisie la nation, parvenue au dernier degré de prostration, va se coucher et mourir. Nullement. Une énergie malsaine la met en mouvement ; elle se donne au diable, du moins ses complaintes le disent ; elle nargue la famine et la peste ; elle est prise d’un vertige que la pathologie sait expliquer, et elle danse cette étrange danse macabre dont la Mort mène le branle, et qui pour les affamés de ce temps est une sorte de consolation, car elle leur prouve qu’en présence de l’éternelle faucheuse nous sommes tous égaux et que les seigneurs oppresseurs sont aussi durement atteints par elle que les manants opprimés. Au moment précis où cette chorée nerveuse donne à tous l’étourdissement lugubre des rondes sans fin, les paysans, réduits à des extrémités que, malgré l’unanimité des mémoires contemporains, on ne peut se figurer, font entendre une sorte de chant suprême de prières et de menaces que Monstrelet nous a conservé et qui éclaire d’un jour profond l’abîme de misère où ce peuple se débattait. C’est la Complainte du pauvre commun et des pauvres laboureurs de France. Ils s’adressent aux trois états qui vivent sur eux et par eux :

Soustenir ne nous povons plus
En nulle manière qui soit :
Car, quand nous allons d’huys en huys.
Chacun nous dit : Dieu vous pourvoye !
Pain, viandes, ne de rien qui soit
Ne nous tendez non plus qu’aux chiens ;
Hélas ! nous sommes chrétiens.

Elle est longue, cette complainte, qu’il faudrait citer tout entière, car elle est, comme un cri involontaire, sortie du cœur même de la nation. Plus et mieux que tout autre document, elle raconte combien la faim était pressante, combien la misère était aiguë, combien la terre et l’homme étaient malades. Pour que la France sortit, blessée, mais vivante encore, de ces ténèbres de mort, il fallut un prodige, celui de Jeanne Darc. Et cependant, lorsque l’Anglais a enfin évacué une bonne partie du pays, lorsque la querelle d’Armagnac et de Bourgogne s’est assoupie, en 1457, l’année même où Charles VII fait son entrée solennelle dans sa capitale reconquise, la faim et la misère tuent plus de vingt mille personnes à Paris.

La France n’était point privilégiée, l’Europe souffrait des mêmes maux. Le quinzième siècle est spécialement misérable. Dans son Alimentation publique sous l’ancienne monarchie, M. Charles Louandre fait remarquer avec raison que l’impossibilité de vivre, de nourrir sa famille, de payer les impôts, dans la patrie même, inspire le goût des découvertes. C’est à qui se jettera dans les lointaines aventures ; tout pays inconnu semble un paradis en comparaison de celui que l’on habite. On parle le soir, à la veillée sans feu, de ces contrées d’au delà des mers où les montagnes sont en or pur, où les fleuves sont de lait, où les animaux viennent à la voix de l’homme ; on part à la recherche de ces îles magiques où il n’y a ni faim, ni pauvreté, ni seigneurs : Diaz, Covilham, Vasco de Gama, Christophe Colomb, Cortez, Pizarre ouvrent la voie par où l’Europe allanguie, épuisée, surmenée, pourra s’écouler vers des destinées meilleures.

Chaque province, étant considérée comme un État particulier, avait ses frontières, et chaque frontière avait ses douanes, qui exigeaient chacune un péage. Ainsi, en admettant que le blé eût pu venir de Marseille, il eût avant d’arriver à Paris payé droit de passage au Comtat, au Dauphiné, à la Bourgogne, au Nivernais, à l’Orléanais, à l’Île-de-France, sans compter les droits de transit et les péages particuliers. Quant à Marseille, quelles que fussent les récoltes du Nord, elle n’en connaissait rien, et même au siècle dernier elle tirait ses grains des États barbaresques[4].

On sait la misère qui accabla Paris sous le règne des Valois et pendant la Ligue. Les mères salaient et mangeaient leurs enfants morts. Pierre de l’Estoile a raconté tout cela en termes qu’on ne peut oublier. Sous Henri IV la situation du paysan ne se modifie que bien peu ; le roi a diminué les tailles royales ; mais, ménageant la noblesse il n’ose toucher à ses droits, et le laboureur paye deux cent cinquante-sept espèces d’impôts différents. Quant aux charges que le clergé fait peser sur le peuple, il faut se rappeler le distique italien cité par Brantôme :

Preti, frati, monachi, pulli
Mai non son satulli.

Cependant ce fut sous Henri IV, grâce à Sully, que les premières idées justes commencèrent à se faire jour. Dans les lettres patentes du 12 mars 1595, par lesquelles la circulation des grains est débarrassée de toute entrave, Sully fait dire au roi : « La liberté de trafic est un des principaux moyens de rendre les peuples aisés, riches et opulens. » Si Henri IV reprit momentanément cette liberté, pendant sa guerre contre Philippe II, afin que les Espagnols, maîtres de la Picardie, ne pussent s’emparer de nos grains, il la rétablit sans conditions dès 1601. De telles idées, si pratiques et si sages, étaient trop avancées pour l’époque, et elles devaient attendre bien du temps avant d’être appliquées d’une façon normale et régulière.

Richelieu, dont la théorie gouvernementale cyniquement avouée par lui-même était que, plus un peuple est malheureux, plus il est facile à conduire, remit en vigueur sous peine de mort les vieux édits de prohibition. Aussi quelle était la condition des agriculteurs ? Les doléances du parlement de Normandie, en 1633, le disent explicitement : « Nous avons vu les paysans couplez au joug de la charrue, comme les bestes de harnois, labourer la terre, paistre l’herbe et vivre de racines. « Déjà en 1651 un manifeste du duc d’Orléans disait qu’à peine un tiers des habitants du royaume mangeait du pain ordinaire, un autre tiers vivait de pain d’avoine, et le reste mourait de faim ou dévorait des herbes et des glands, comme les animaux, ayant, tout au plus, pour aliment du son détrempé dans le sang ramassé aux égoûts des boucheries[5].

Louis XIV ne fut ni plus humain, ni plus intelligent que Richelieu sur cette question ; par son ordre, la libre circulation est aussi punie de mort (1693, 1698), et si pendant le dix-septième siècle il y eut quelques essais de liberté commerciale, ces essais furent exceptionnels et limités à de rares localités sévèrement circonscrites. Le paysan est plus accablé que jamais ; on ordonne (1660) que nul journalier ne pourra se rendre sur une autre paroisse sans payer double taille pendant deux ans ; en 1675, Lesdiguières dit que les laboureurs du Dauphiné n’ont d’autre nourriture que l’herbe des prés et l’écorce des arbres. Sous le grand roi, la misère de la nation fut excessive, et Saint-Simon a pu, sans être exagéré, écrire cette phrase terrible : « Louis XIV tirait le sang de ses sujets sans distinction ; il en exprimait jusqu’au pus ! » C’est pendant la période la plus glorieuse du règne que la Bruyère a tracé cet impérissable portrait du paysan de France : « L’on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu’ils fouillent et qu’ils remuent avec une opiniâtreté invincible ; ils ont comme une voix articulée, et, quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine : et en effet ils sont des hommes. Ils se retirent la nuit dans des tanières, où ils vivent de pain noir, d’eau et de racines : ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu’ils ont semé. »

Deux grands hommes de bien, sans s’être donné le mot, publient la même année, 1707, chacun un livre qui aurait dû ouvrir les yeux au roi et convertir les ministres de ses volontés. Le Détail de la France par Boisguillebert, et le Projet de dîme royale de Vauban, sont deux minces volumes où le salut de la monarchie était implicitement contenu, et qui sont le point de départ de toute la science économique de notre temps. Tous deux avaient vu la misère de près, ils avaient vécu au milieu de ce doux peuple de France dont ils avaient admiré la résignation, écouté les plaintes et déploré la persistante infortune. Frappés des maux qu’ils avaient contemplés, ils y cherchèrent un remède, le trouvèrent, le mirent au jour, et ne furent point écoutés.

Saint-Simon a raconté les dédaigneuses colères de Pontchartrain lorsqu’il eut connaissance de ces projets de réforme. La situation de la France y est exposée au vif. Les peuples, dit Boisguillebert, s’estimeraient heureux s’ils pouvaient avoir du pain et de l’eau, à peu près leur nécessaire ; ce qu’on ne voit presque jamais. — Les denrées de la Chine et du Japon, en arrivant en France, n’augmentent que de trois fois le prix qu’elles ont coûté sur les lieux ; mais les liquides qui viennent d’une province à l’autre de la France, quoique souvent limitrophes, augmentent de dix-neuf parts sur vingt et même davantage. Les vins que l’on donne dans l’Anjou et l’Orléanais à un sou la mesure, se vendent vingt et vingt-quatre dans la Picardie et la Normandie ; — pour une pistole que le roi reçoit, il en conte dix-neuf au peuple : ce sont ces dix neuf-là qu’il faut lui rendre. » Et il ne demande pour le peuple que la permission de labourer et de faire le commerce. « Les paysans, dit Vauban, arrachent les vignes et les pommiers à cause des aides et des douanes provinciales ; le sel est tellement hors de prix qu’ils ont renoncé à élever des porcs, ne pouvant conserver leur chair. » Tous deux établissent d’une manière péremptoire que l’impôt est progressif en sens inverse ; moins on possède, plus on paye : une ferme rapportant quatre mille livres est taxée à dix écus ; une ferme de quatre cents livres est côtée à cent écus.

Quel remède à tant de maux ? Un seul : l’égalité devant l’impôt, égalité appuyée sur la liberté des transactions, sur l’abolition de toutes les entraves fiscales apportées à la culture et à la circulation des denrées alimentaires. L’idée n’était point mûre sans doute, car elle fut repoussée avec dédain ; elle avait encore quatre-vingts ans à attendre avant d’être imposée par la nation même. Boisguillebert, pour prix de ces conseils, fut exilé. Quant au Projet de dime royale, condamné par arrêt du conseil en date du 14 février 1707 à être détruit par la main du bourreau, il fut brûlé au pilori de la place de Grève : le coup fut dur pour Vauban, il ne put le supporter, et mourut six semaines après (30 mars).

Ces deux humbles héros qui les premiers avaient osé parler pour le pauvre peuple de France allaient être vengés d’une façon terrible ; leurs prévisions furent cruellement justifiées par l’hiver de 1709, qui amena une épouvantable famine. Comme les lois punissaient ceux qui achetaient plus de blé que leur consommation n’en exigeait, il n’y avait de réserve nulle part ; comme une récente ordonnance avait doublé les droits de passage pour les céréales, rien n’était arrivé à Paris, qui se trouvait littéralement sans pain. Le 3 mars, les femmes de la Halle partirent pour aller elles-mêmes porter leurs plaintes à Versailles, montrer leurs enfants mourants et demander à manger ; elles furent arrêtées au pont de Sèvres et ramenées à Paris tambour battant ; mais la tradition de cette échauffourée resta vivante : on s’en souviendra aux journées d’octobre 1789.

Lorsque le dauphin venait à l’Opéra ou allait courir le loup à Marly, il était entouré par des bandes affamées qui criaient misère, et dont il ne se débarrassait qu’en leur faisant jeter de l’argent. On ordonna des perquisitions pour trouver les blés cachés ; mais on n’en découvrit pas, la disette était absolue. Les soldats de la garnison de Versailles mêmes sortaient en armes pour mendier et pillaient le pays. Les gens riches faisaient escorter leur pain par la maréchaussée. Que décidait le parlement pour remédier à tant de désastres ? Il défendait de faire des gâteaux et de l’amidon. On eût été bien empêché, la farine manquait.

Quant au gouvernement, perdu au milieu de ses propres réglementations, il ne savait à quoi se résoudre. Les paysans, aussitôt qu’ils avaient pu, avaient semé de l’orge et de l’avoine ; mais on fit détruire cette récolte à peine sortie de terre, parce qu’elle poussait sur un sol qui aurait dû être ensemencé de blé. Un ordre si barbare et si stupide fut heureusement mal exécuté, sans doute par suite de la complaisante connivence des agents de l’autorité, et les grains que l’on obtint servirent à faire ce pain de disette que la cour elle-même fut forcée de ne pas dédaigner, le 20 août, on se battit à Paris, tant la misère y était aiguë ; il y eut des morts ; sans M. de Boufflers, qui très-courageusement se jeta au milieu de l’émeute et parvint à la calmer, on ne sait trop comment les choses auraient tourné ; car le peuple était exaspéré à force de souffrances et de privations[6].

Les accapareurs ont-ils eu part à cette détresse ? on peut le croire. Les traitants, comme on disait alors, avaient grand intérêt au renchérissement des denrées ; ils étaient maîtres du marché, y faisaient la hausse et la baisse selon leurs besoins. Le circonspect et prudent Delamarre n’hésite pas à dire que les agioteurs ne s’épargnèrent point pour profiter de ces lamentables circonstances. La princesse Palatine va plus loin et frappe plus haut ; elle accuse nettement madame de Maintenon. «Quand la vieille guenippe vit que la récolte avait manqué, elle fit acheter sur les marchés tout le blé qui s’y trouvait ; elle a ainsi gagné horriblement d’argent ; mais tout le monde mourait de faim. » La douairière d’Orléans faisait profession de haïr madame de Maintenon et l’on peut douter que l’imputation soit vraie. La correspondance de la Palatine a du reste gardé trace des misères de ce temps. Le 2 mars 1709, elle écrit : Je n’ai de ma vie vu une époque aussi triste. » Et le 9 juin : « Nuit et jour, on n’entend que des lamentations ; la famine est telle que des enfants se sont mangés les uns les autres. » Dans ces jours où, sauf quelques rares accès d’énergie, l’affaissement était au comble, tout finissait encore par des chansons ; on se vengeait par des épigrammes et l’on se croyait vraiment hardi quand on avait osé dire :

Après les cruelles horreurs
D’un hiver effroyable.
Nous croyons goûter les douceurs
D’un printemps agréable ;

Le vent, la grêle et le brouillard
Causent mille désastres ;
N’est-ce point quelque Chamillard
Qui gouverne les astres ?

Par une anomalie étrange, pendant que les blés et la viande, à cause des impôts excessifs et des ordonnances prohibitives qui les accablaient, ne pouvaient parvenir jusqu’à Paris, on ne reculait devant aucun sacrifice pour y amener le poisson de mer. Ce n’est pas qu’on l’eût dégrevé ; il était, comme les autres denrées, soumis à toute sorte de droits ; mais du moins des édits en assuraient le libre parcours, et, prévoyant même le cas où, par suite de la célérité nécessaire, les chevaux seraient morts de fatigue en route, réglaient l’indemnité due à leurs propriétaires. Un intérêt religieux influait certainement sur ces mesures relativement libérales ; dans l’année catholique, il y a cent cinquante-huit jours où les fidèles doivent s’abstenir de viande, et l’Église dut insister auprès des gouvernements pour que l’aliment maigre par excellence arrivât dans Paris en quantité suffisante.

La première ordonnance qui concerne les chasse marée, ainsi qu’on a nommé les mareyeurs jusqu’au commencement de ce siècle, est de saint Louis et date de 1254. C’est un édit qui enjoint aux habitants riverains des routes suivies par les chasse-marée de toujours tenir le chemin en bon état. Des lettres patentes du 27 février 1556 et du 18 avril 1587 déterminent dans quelle proportion ils doivent être indemnisés de la perte de leurs chevaux ou de leur poisson, lorsque ce dernier a été gâté en route par suite de causes accidentelles. Sous Louis XIV on alla plus loin. Les marchands qui, venant de Boulogne, de Calais, de la baie de Somme, se rendaient aux halles de Paris, passaient par le village de Harmes (actuellement Hernies), non loin de Beauvais. Là le chemin, rongé d’un côté par la rivière de Thérain, côtoyé de l’autre par un cimetière, étant devenu trop étroit, il fallait ralentir la marche des voitures. On n’hésita pas à porter la main sur le séjour des morts. Le grand-vicaire de l’évêché de Beauvais rendit, le 11 avril 1707, une ordonnance qui autorisait les agents du bailliage à agrandir la route au détriment du cimetière, auquel on enlevait un espace de 33 pieds carrés. Le 15 décembre de la même année, les travaux étaient achevés et les chasse-marée pouvaient entrer une heure plus tôt à Paris[7]. Ainsi, en fait de nourriture, tout manquait excepté le poisson ; mais le poisson coûtait fort cher et ne figurait que pour une bien faible part dans l’alimentation publique.

Une autre cause augmentait encore le renchérissement et par conséquent la rareté des denrées : c’était la quantité inconcevable d’offices que Louis XIV avait créés pendant les années de misère (1689 à 1715). Il y avait par exemple la charge de toiseur du poisson du roi, celle de hâteur des rôtis royaux[8]. C’était, parmi les vilains enrichis, à qui se jetterait sur ces sinécures honorifiques qu’on payait à beaux deniers comptant et qui flattaient des vanités faciles à satisfaire. Dans les vingt-cinq années qui précédèrent la mort de Louis XIV, il fut créé de cette façon sur les halles et marchés de Paris 2 461 offices qui furent vendus 77 479 526 livres[9]. C’étaient autant d’impôts nouveaux et mal déguisés dont on grevait les subsistances.

Entre la nécessité de vendre fort cher pour avoir un très-mince bénéfice et les refus du consommateur qui ne voulait pas payer les denrées au delà d’un prix raisonnable, les producteurs et les marchands s’abstenaient, vivaient chez eux sur leurs propres récoltes et désertaient les marchés, où la population parisienne, grâce à tant de mesures vexatoires, ne trouvait plus de quoi s’approvisionner. Cependant Paris était le centre d’une zone qui, selon les circonstances et les époques, a varié entre 10 et 20 lieues et dans laquelle, sous peine de châtiment, il était interdit aux paysans de trafiquer de leurs denrées ailleurs que sur les halles publiques de la capitale. On y tenait sévèrement la main ; un arrêt de 1661 défendait aux voituriers, sous menace de confiscation, de vendre des grains sur les routes ou même de délier leurs sacs. Ce grenier d’abondance qu’on avait eu ainsi la prétention d’établir autour de Paris, était lui-même si dénué, si âprement visité par l’esprit fiscal, que la ville manquait le plus souvent d’une nourriture suffisante pour ses besoins.

Sous la Régence, cela ne changea guère : au moment où le magicien Law transforme le papier en or, les denrées atteignent des prix exorbitants. Le bonhomme Buvat, juché dans sa haute chambrette de la Bibliothèque, regarde ce qui se passe et enregistre tout ce qu’il voit. Le 11 avril 1719, Law fait venir les principaux bouchers et leur intime l’ordre de donner la viande à quatre sous la livre, ce qui était impossible, puisqu’elle leur revenait plus cher. Il les menace, mais en vain. La viande n’en devient pas plus abondante, au contraire ; pendant le carême de 1720, l’Hôtel-Dieu, qui seul depuis le seizième siècle avait le privilège de vendre de la viande durant le temps consacré, vit sa boucherie absolument dégarnie, et, comme il faut trouver un motif à une telle disette, Buvat l’attribue au grand nombre de calvinistes, luthériens, protestants qui, attirés à Paris par l’agiotage, n’observent pas les prescriptions du jeûne catholique. Le 13 avril 1720, le conseil d’État prit un arrêté qui défendait pendant une année de tuer des agneaux, des veaux ou des vaches encore jeunes. C’est toujours le même système de mesures répressives. Quant à la législation qui régissait les grains, elle était simple dans sa complexité, et l’on peut la résumer ainsi : il était défendu de ne pas vendre, il était défendu d’acheter ; si le producteur gardait son blé, si le consommateur achetait une provision supérieure à ses besoins ordinaires, ils étaient l’un et l’autre accusés d’accaparement, et dans ce cas il ne s’agissait de rien moins pour eux que de la corde.

Plus nous approchons de notre temps, plus les documents abondent et se pressent comme pour accabler le misérable système de l’ancien régime. Les témoignages contemporains sont unanimes et affirment que le dix huitième siècle tout entier ne fut qu’une longue disette : 1740, 1741, 1742, 1745, 1767, 1768, 1775, 1776, 1784, 1789, sont des années de famine. Les années précédentes n’avaient guère été meilleures, Barbier écrit : « Le peuple est dans les gémissements, car le pain est à sept, à huit sols la livre, encore en a-t-on avec grand-peine, et cela se fait par un manège qu’il y a sur le pain, car on défend aux fermiers d’amener du blé aux marchés. On ne délivre aux boulangers qu’une certaine quantité de farine ; on a prescrit la manière de faire du pain. » En effet, — et l’on aura aujourd’hui peine à le croire, — par arrêt du 21 août 1725, le parlement ordonnait de ne plus faire à l’avenir que deux espèces de pain : pain bis blanc, et pain bis. Barbier ne peut s’en taire, il devine quel serait le remède, et il ajoute : « Il y a des endroits ou le pain est à deux sols, et si la liberté était à l’ordinaire, il ne serait pas cher comme il l’est. » En 1740, le 22 septembre, la pénurie est telle qu’on ne distribue aux prisoniers de Bicêtre qu’une demi-livre de pain par tête, et quel pain ! Ils tentèrent de se révolter, l’on en pendit un pour l’exemple. Le lendemain, le cardinal Fleury, passant place Maubert, vit son carrosse entouré par une foule famélique qui criait : Du pain ! du pain ! Il jeta sa bourse et put s’échapper. Quant au parlement, il s’assembla, discuta longuement, interrogea tous les magistrats de police, et après une savante délibération prit enfin le grand parti (décembre 1740) d’interdire la fabrication des galettes pour le jour des Rois. Ceci n’était que puéril, mais voici qui est cruel : il ordonna que, par la force, on expulsât tous les pauvres de Paris.

En 1745, le duc d’Orléans eut cette hardiesse, entrant au conseil, de jeter sur la table devant le roi un pain de fougère et de dire : « Voilà de quoi vos sujets se nourrissent ! » Louis XV le savait bien et n’ignorait pas à quel degré de misère son peuple était descendu. Un jour qu’il était à la chasse, il avisa un homme qui péniblement portait sur son dos une longue boîte en bois : « Que portes-tu là ? — Un mort. — Mort de quoi ? — De faim ! » Le roi tourna bride et ne dit mot. En dépit de tels avertissements, Louis XV restait indifférent et laissait faire. S’il sort de son indolence habituelle, c’est encore à propos du poisson de mer. Les chasse-marée, depuis leur point de départ jusqu’à leur arrivée à Paris, ne pouvaient sous aucun prétexte déballer et vendre leurs marchandises. En 1753, un ordre royal leur permit de s’arrêter à Pontoise pour fournir du poisson au parlement qu’on y avait exilé.

Cependant certains hommes plus clairvoyants que les autres réclamaient la libre circulation des céréales ; quelques chambres de commerce, Tours (1761), Montauban (1762), essayaient par des mémoires de démontrer l’absurdité coupable du régime prohibitif. Une sorte de lueur fugitive semble éclairer alors l’esprit des ministres. Le 12 janvier 1764, M. de Laverdy, contrôleur général des finances, expose à la chambre de commerce de Paris « que les laboureurs ne tiraient plus du prix de leurs travaux de quoi payer leurs impositions, leurs baux et leur propre subsistance ; que l’effet de l’abondance des dernières récoltes était préjudiciable au royaume, puisque les cultivateurs, surchargés par leurs propres richesses, qu’ils voyaient journellement dépérir sous leurs yeux malgré les soins qu’ils prenaient pour les conserver, et qui dégénéraient pour eux en de nouvelles charges, se voyaient forcés de réduire leur culture au seul nécessaire, et regardaient eux-mêmes la fertilité comme une augmentation de leur misère[10]. »

Le cultivateur était donc ruiné par l’abondance aussi bien que par la disette. M, de Choiseul, mû par un sentiment de justice, poussait aux réformes, et, le 19 juillet 1764, un édit fut proclamé qui établissait la liberté du commerce des céréales ; seulement l’importation des grains étrangers pouvait être interdite lorsque le blé français serait au-dessous d’une certaine valeur. Ce libre système fonctionna pendant six ans et fut brusquement interrompu par une ordonnance du 25 décembre 1770, qui remettait les choses dans l’ancien état.

Ce ne fut qu’au temps de Louis XVI et de Turgot[11] qu’on essaya de faire entrer définitivement la nation dans les voies fécondes de la concurrence. Turgot dit, dans l’arrêt du conseil du 15 septembre 1774 : « Plus le commerce est libre, animé, étendu, plus le peuple est promptement, efficacement et abondamment pourvu ; les prix sont d’autant plus uniformes, ils s’éloignent d’autant moins du prix moyen et habituel sur lequel les salaires se règlent nécessairement. » Et il ajoute ces paroles qui durent paraître bien singulières aux gens de cour : « Les approvisionnements faits par le gouvernement ne peuvent avoir le même succès. » Dans la déclaration datée du 5 février 1776 et enregistrée au lit de justice du 12 mars, portant suppression de tous droits établis à Paris sur les blés, farines, etc., il fait dire au roi : « Les grandes villes et surtout les capitales appellent naturellement l’abondance par la richesse et le nombre des consommateurs. Cependant nous reconnaissons avec peine que l’approvisionnement de notre dite ville de Paris, loin d’être abondant et facile, comme il le serait dans l’état d’une libre circulation, a été depuis plusieurs siècles un objet de soins pénibles pour le gouvernement et de sollicitude pour la police, et que ces soins n’ont abouti qu’à repousser entièrement le commerce ; puis, citant les ordonnances de 1415, du 19 août 1661, du 30 mars 1635, il conclut en ces termes : « Ainsi la même police, par des dispositions contradictoires, force de vendre et défend d’acheter. » Il était difficile de voir plus juste et de mieux dire.

« Il y avait en France, s’écrie M. Michelet, un misérable prisonnier, le blé, qu’on forçait de pourrir au lieu même où il était né. Chaque pays tenait son blé captif. » Turgot voulut le délivrer à tout prix ; mais il eut fort à faire et n’y réussit pas ; il ne fut compris par personne, ni par le peuple ni par les nobles[12]. Des habitants d’Auch, voyant l’intendant de la généralité se disposer à ouvrir des routes qui auraient permis le facile transport des céréales, firent une humble supplique où ils disaient : « Ne prétendons pas être plus sages que nos pères ; loin de créer pour les denrées de nouvelles voies de circulation, ils obstruaient fort judicieusement celles qui existaient. » Voilà donc ce que pensaient les cultivateurs. Les nobles ne pensaient pas mieux : en 1775, le 18 avril, M. de la Tour du Pin, intendant de Bourgogne, disait aux paysans qui étaient venus à Dijon crier famine autour de lui : « Allons, bonnes gens, retournez à vos terres, voici que l’herbe pousse. » Ce n’était pas un conseil dérisoire ; à cette époque, la moitié de la France broutait[13]. Aux efforts de Turgot on répondit par la guerre des farines. En 1777, il y eut dans la Brie, la Normandie, le Soissonnais, le Vexin, des soulèvements de peuple pour empêcher les grains de circuler librement d’une province à l’autre.

Ces mouvements réactionnaires de la population étaient-ils spontanés et réels ? Sur beaucoup de points, oui certes, car les préjugés sont tenaces quand ils s’appuient sur l’ignorance et la crédulité ; mais dans bien des endroits ils furent fomentés par des gens intéressés[14]. Turgot avait contre lui les hommes de cour qui vivaient d’abus et tous les agents d’administration, à qui l’exercice des mille droits vexatoires donnait une importance excessive ; de plus, il était combattu secrètement et paralysé par les fermiers généraux, qui faisaient une pêche d’autant plus fructueuse que l’eau était plus trouble. Les céréales, et par conséquent la vie matérielle de la France, appartenaient à une compagnie de maltôtiers qui, par leurs relations, par l’intérêt qu’ils donnaient de l’argent qu’on leur confiait, étaient une vraie puissance dans l’État, puissance plus redoutable que celle du roi, car elle déterminait à son gré l’abondance ou la disette

Dans le principe, sous le règne de Charles IX, le droit d’exportation était mis aux enchères ; sous Louis XIV, il résultait d’un brevet acheté à prix d’argent. Ce brevet dégénéra bientôt en bail réel, qui, rendu définitif, attribuait en quelque sorte à celui qui le possédait le privilège exorbitant du commerce exclusif des grains. Des baux de cette nature furent passés en 1729 et en 1740. Le dernier, celui que l’histoire a flétri du nom de Pacte de famine, fut signé à Paris le 12 juillet 1765 en faveur de Malisset, ancien boulanger convaincu de banqueroute, homme intelligent, hardi, peu scrupuleux et inventeur d’une prétendue mouture économique. Louis XV était intéressé à la spéculation pour une somme de dix millions, qu’il avait versée et qui rapportait d’énormes intérêts. Les malheureux, du reste, n’étaient point oubliés ; cet acte, d’où allait sortir une fortune scandaleuse pour Malisset et pour MM. de Chaumont, Rousseau et Perruchot, qui lui servaient de caution, contient à l’article 19 une clause dérisoire : « il sera délivré annuellement une somme de 1 200 livres aux pauvres, laquelle sera payée par quart à chaque intéressé, pour en faire la distribution ainsi qu’il jugera convenable. » Louis XV ne semble guère dissimuler sa participation à ce genre de spéculation, car l’Almanach de 1774 indique la charge de trésorier des grains pour le compte de Sa Majesté.

Le procédé était aussi coupable qu’élémentaire. Grâce aux capitaux dont il disposait, Malisset accaparait les grains sur les marchés de France, puis il les expédiait à travers la Normandie vers les petits ports étagés le long de la côte qui forme aujourd’hui la partie ouest du département de la Manche, pour être transportés de là sur des bateaux dans les iles de Jersey et de Guernesey, où l’association avait ses principaux magasins. Lorsque, grâce à ces manœuvres, la disette se faisait sentir en France (et nous avons dit que la disette fut en quelque sorte l’état normal du dix-huitième siècle), on rapportait les blés sur nos marchés, où on les revendait à des prix léonins. Le setier de blé, payé dix francs en 1767 par la compagnie Malisset, n’était livré par elle l’année suivante qu’au prix de trente et trente-cinq francs. On voit quels immenses, quels honteux bénéfices sortaient de ces opérations. Il n’était pas prudent de regarder de trop près dans ces affaires impures. Un homme de bien, M. Leprévôt de Beaumont, ancien secrétaire des assemblées du clergé, s’étant procuré les actes constitutifs de la société Malisset et se disposant à en saisir le parlement de Normandie, fut enlevé et disparut tout à coup. On ne le retrouva que vingt-deux ans après, le 14 juillet 1789, à la Bastille.

Les premiers personnages de la cour, des princes du sang, des ducs et pairs, étaient secrètement les associés de Malisset. Dans son rapide passage au ministère, Turgot dut renoncer à lutter contre cette puissance, d’autant plus forte qu’elle était occulte. On sent qu’il soupçonne plutôt qu’il ne sait, et qu’il veut aux yeux des sujets dégager la personne du souverain, car l’article 3 de l’arrêt du 13 septembre 1774 spécifie que le roi veut à l’avenir qu’il ne soit fait aucun achat de grains ou de farine pour son compte. Turgot, qui, disait-on, avait non pas l’amour, mais la rage du bien public, ne put résister au flot d’influences qui le battaient et qui ébranlaient la faible volonté de Louis XVI. Celui dont Malesberbes disait qu’il avait le cœur du chancelier l’Hospital et la tête de Bacon, quitta son poste le 12 mai 1776. Sa chute produisit des impressions bien diverses qui ont trouvé leur écho dans les correspondances de l’époque. « J’avoue que je ne suis pas fâchée de ce départ, » écrit Marie-Antoinette à sa mère. « Je suis atterré, écrit Voltaire, je ne vois plus que la mort devant moi depuis que M. Turgot est hors de place. Ce coup de foudre m’est tombé sur la cervelle et sur le cœur. »

Après Turgot, les ordonnances gothiques sont invoquées de nouveau, tout système disparait, on va à l’aventure, et l’on arrive à ce point d’aberration que, par un arrêt en date du 15 janvier 1780, le parlement interdit l’usage de la faux pour couper les blés. Le traité Malisset fut renouvelé ; Foulon et Bertier avaient été substitués aux anciens signataires de l’acte de 1765; seulement à cette heure on trouvait sans doute Jersev et Guernesey trop proches de la France, car nos blés étaient transportés à Terre-Neuve. Le caissier général de l'association était un certain Pinet, qui avait succédé à ce Mirlavaud que l’abbé Terray avait nommé en 1773 trésorier des grains pour le compte du roi. Il offrait aux capitaux qu’on lui apportait un intérêt qui variait, selon les années, de 30 à 75 pour 100; on peut croire que l’argent ne lui manquait pas. L’instinct des masses ne s’était point trompé. Sans rien savoir de ce qui se passait, elles devinaient en Foulon et en Bertier des accapareurs de la pire espèce, et les poursuivaient d’une haine implacable. Après la prise de la Bastille, Foulon fit répandre le bruit de sa mort, faire ses funérailles et alla se cacher à Viry. On le reconnut, on le saisit, on l’amena à Paris où, reçu aux barrières, il fut conduit place de Grève et pendu à cette fameuse lanterne qui devait tant faire parler d’elle pendant la Révolution. Sa tête, avec une poignée de foin dans la bouche, fut promenée au bout d’une pique et rencontrée par Bertier que la foule entraînait aussi ; ce dernier se débattit, lutta et fut tué. Ceci se passait le 22 juillet. Le 29, Pinet se rendit dans la forêt de Vésinet, où il fut retrouvé le lendemain, la tête fracassée, mais encore vivant ; il affirma qu’il avait été assassiné ; l’opinion publique ne s’égara pas et prétendit qu’il s’était fait justice en se brûlant la cervelle. Avec ces trois hommes mourait le Pacte de famine, et si plus tard, dans des jours douloureux, il y eut encore des accapareurs, on peut croire qu’ils agissaient à leurs risques et périls, sans aucune connivence avec les employés du gouvernement.

La mort de ces malheureux n’amena point l’abondance, tant s’en faut ; leurs agents épouvantés se cachèrent, n’osèrent révéler de quelles ressources l’association disposait, et les grains pourrirent dans quelques magasins ignorés d’outre-mer. Aussi après le très-dur hiver de 1789 la disette s’abattit sur Paris. Le peuple n’y comprenait rien ! il s’était figuré que, puisqu’il était libre, il allait enfin avoir du pain à discrétion. Au mois d’octobre, on n’y tenait plus. Le temps était passé où M. de Boufflers avec quelques bonnes paroles, le cardinal Fleury avec quelques écus, les Suisses avec quelques bourrades, avaient bon marché d’une émeute. Les femmes partirent pour Versailles sans autre dessein préconçu que de demander du pain, d’en exiger, d’en obtenir ; l’affaire de la cocarde nationale insultée fut bien plus le prétexte que le motif. Quand Maillard parut à l’Assemblée, il dit : « Nous sommes venus à Versailles pour demander du pain, » et lorsque quelques minutes après on lui apporte une cocarde aux trois couleurs de la part des gardes du corps, toutes les femmes s’écrient : Vive le roi ! vivent les gardes ! »

C’était le moment où la farine était si rare à Paris, que les personnes invitées à diner étaient priées d’apporter leur pain. On connaît ces lugubres journées. Les femmes ramenèrent dans Paris « le boulanger, la boulangère, le petit mitron ! » Elles s’imaginaient que le roi de France, cette antique idole si souvent invoquée en vain pendant les longs siècles de la monarchie, apportait avec lui, comme un génie tout-puissant, ce pain tant désiré, tant attendu, et la fin de la misère. Les premiers instants purent le faire croire, grâce à l’activité extraordinaire du comité des subsistances, l’approvisionnement de Paris fut fait, pendant quelque temps, avec une certaine régularité. À cette heure précise, après les deux grandes dates, après le 14 juillet et le 4 août, on vivait encore dans le rêve ; la réalité n’était pas loin cependant ; elle allait apparaître traînant à sa suite des années calamiteuses où la famine sera telle, que la législation la plus prévoyante comme la plus terrible sera impuissante à la modérer. Sous le rapport de la disette, les mauvais jours de la république n’ont rien à reprocher aux mauvais jours de la monarchie.

ii. — depuis la révolution.

L’héritage de la faim. — Consommation de Paris en 1789. — Comité des subsistances. — Circulation entravée. — À la lanterne ! — La loi martiale. — Persistance du vieil esprit municipal. — Décret du 16 février 1791. — Peine de mort, peine inutile. — Ordonnance de saint Louis renouvelée par un décret. — Vains efforts de l’Assemblée. — Sottise de la municipalité. — Phraséologie. — Écarts des prix. — Décret du 26 juillet 1793. — Greniers d’abondance. — Le maximum. — Le pain de l’égalité. — Bons de pain. — Les boulangers. — L’agneau à 13 francs la livre. — Carême patriotique. — M. et madame Bapeaume. — Retour à la raison. — Origine de l’échelle mobile. — Nouveau maximum. — Réserve de Paris. — Ce qu’elle coûtait. — Affaire de Buzançais. — Système actuel. — Taxes persistantes. — Circulation intérieure. — Initiative individuelle. — Rapports des préfets. — Travaux publics.


Le cri qui si souvent avait frappé les oreilles de Charles VI, de Henri III, de Louis XIV, de Louis XV, de Louis XVI : Du pain ! devait retentir sans relâche autour des hommes de l’Assemblée constituante, de l’Assemblée législative, de la Convention, du Directoire. En s’écroulant, le vieux monde léguait à la France l’héritage de la faim, dernier résultat d’une série de lois oppressives dont l’esprit étroit, égoïste, tracassier avait pénétré les mœurs et faisait corps avec elles, la manie de réglementation, qui est une maladie essentiellement catholique et latine dont nous ne pouvons arriver à nous guérir, en était venue au point de paralyser absolument l’initiative individuelle et d’entraver tous les rouages administratifs. Pour lutter contre l’apathie des populations, pour détruire leurs préjugés, pour mettre en mouvement des richesses qu’une longue et traditionnelle habitude rendait immobiles, les hommes nouveaux n’eurent qu’une volonté excellente et manquèrent de moyens pratiques. À ce moment où l’ère espérée va s’ouvrir, où la législation des subsistances va enfin, après tant de siècles, être débarrassée des liens qui la paralysent, quelle est la consommation annuelle de Paris et quels besoins va-t-il falloir satisfaire ? Le rapport de Lavoisier nous répondra[15].

Les 600 000 habitants de Paris consommaient alors annuellement : « 206 millions de livres de pain ; 250 000 muids de vin (mesure de Paris), équivalant à 670 000 hectolitres ; 8 000 muids d’eau-de-vie, équivalant à 23 440 hectolitres ; 5 850 000 livres de beurre frais, 78 millions d’œufs ; des fruits et des légumes pour une valeur de 12 500 000 francs ; 90 millions de livres de viande ; 1 200 000 francs de poisson d’eau douce. » Dans son tableau, qui comprend la droguerie, l’épicerie, le bois à brûler, Lavoisier ne donne aucun chiffre pour la marée ; en revanche, il indique les salines pour une somme de 1 500 000 francs. Un tel approvisionnement serait aujourd’hui si facile, grâce à nos moyens de transport perfectionnés, qu’il ne causerait aucun souci à l’administration ; mais en 1789 il n’en était pas ainsi. Il y avait là un problème économique et politique que la perturbation des provinces, l’état déplorable des chemins, les habitudes routinières de la population, joints à une récolte insuffisante, ne permettaient pas de résoudre aisément. C’est ce que sentirent les députés dès que l’Assemblée fut réunie.

Le 6 juin, le clergé demande qu’on nomme une commission destinée à pourvoir aux besoins de la nation ; le 19 du même mois, le comité des subsistances est formé, et Barère, imbu des vieilles idées administratives, écho des inquiétudes de la population, exige qu’on fasse des perquisitions partout, qu’on donne des primes aux producteurs qui apporteront leurs denrées sur les marchés, et qu’on désigne des commissaires chargés de faire sortir le grain des retraites où on le cache. Le 4 juillet, M. Necker annonce que, pour ménager le blé, il faut se contenter de pain de seigle, qu’on en servira sur la table même du roi, et que ce dernier a dépensé plus de 25 millions pour favoriser l’arrivée des céréales sur les marchés où l’on en manque. Ces mesures n’arrêtent pas la famine ; dans les campagnes, comme jadis, les paysans sont réduits à manger du son et de l’herbe bouillie.

Malgré les efforts du comité des subsistances, malgré le zèle des commissaires envoyés par l’Assemblée pour assurer et activer la circulation des grains, des plaintes sont journellement formulées, et dans la séance qui suivit la nuit du 4 août, M. d’Antraigues, au nom du comité des rapports, signale des faits regrettables. Les blés achetés au Havre pour l’approvisionnement de Paris et embarqués sur la Seine sont arrêtés par la milice de Louviers et confisqués au profit de cette ville. Des scènes analogues se renouvellent partout. Les provinces ne veulent pas laisser sortir les grains et retiennent violemment les convois qui traversent leur territoire. C’est toujours le vieil esprit municipal qui anime les populations ; l’Assemblée a beau multiplier les décrets, sa volonté et sa puissance se brisent contre d’égoïstes préjugés.

Bien peu de temps après les journées d’octobre, la question du pain soulève encore Paris. Vingt-quatre heures ne se passaient pas sans que l’Hôtel de Ville fût assailli par des bandes défiantes et irritées. Le 21 octobre, un boulanger du marché Palu, nommé François, est traîné à la maison commune sous prétexte qu’il a refusé de vendre du pain. Le pauvre homme donne des explications très-plausibles d’où il résulte que, dans ces jours de disette, pour subvenir aux besoins des malheureux de son quartier, il a fait jusqu’à huit et neuf fournées de suite. Ce furent les femmes, nerveuses et irréfléchies, toujours cruelles aux heures d’émotions populaires, qui le saisirent et le livrèrent à la populace amassée sur la place de Grève ; un bandit appelé George Toinet s’en empara et le pendit[16]. Ce fait, porté à la connaissance de l’Assemblée, motiva la loi martiale, votée séance tenante sur la proposition de Foucault et de Barnave ; elle autorisait les officiers municipaux à faire tirer sur les attroupements après trois sommations restées infructueuses. Une pareille mesure ne faisait que compliquer la situation ; aussi, dans la séance du 24 octobre, les ministres déclinèrent-ils la périlleuse responsabilité de pourvoir à l’approvisionnement de Paris. Ils établissent en effet très-nettement dans leur rapport que les moyens mis en œuvre pour favoriser la circulation intérieure des grains ont été rendus inutiles par les oppositions des provinces, des villes, des villages, malgré les décrets de l’Assemblée nationale. »

Ainsi, l’on avait beau détruire les anciennes douanes provinciales[17], l’esprit de prohibition qui avait inspiré ces institutions néfastes survivait à tout et se manifestait brutalement dès que les circonstances le permettaient. Rouen retenait par la force les bateaux de blés destinés à la capitale, et la population essayait de piller, malgré la loi martiale, les magasins de subsistances que la municipalité de Paris avait fait établir à Vernon. De semblables événements se reproduisent incessamment pendant tout le cours de la Révolution. Paris est toujours affamé, non par le mauvais vouloir ni par la jalousie, mais par l’esprit étroit de la province, par les fausses idées économiques qui présidaient aux transactions, par les mesures précipitées, incohérentes, contradictoires que prenaient à l’envi l’Assemblée nationale et les municipalités. On ne pensait même pas à imaginer que la disette provenait, en grande partie, des perpétuelles hésitations de la législation même et l’on se reprit à croire aux accapareurs avec une foi d’autant plus vive, qu’elle était excitée par une manie de soupçons qui semble avoir été l’épidémie mentale de cette époque et que rien ne parvenait à calmer.

Un pas de géant fut fait en 1791. Dans l’enthousiasme des premiers jours, chacun avait offert, en la nuit du 4 août, le sacrifice de ses privilèges ; mais c’était là en quelque sorte une décision provisoire qui avait besoin d’être régularisée et rendue définitive par une série de décrets successifs. Celui qui devait mettre fin aux maîtrises, aux jurandes, aux corporations, à toutes ces antiques constitutions défensives qui s’étaient formées pendant le moyen âge, fut voté dans la séance du 16 février 1791. Tous les producteurs, tous les marchands de denrées alimentaires, enfin débarassés des mailles du réseau que leurs ancêtres avaient tissé jadis avec tant de précautions jalouses, allaient pouvoir, en servant leur propre intérêt, satisfaire celui des populations ; mais les mœurs sont plus fortes que les lois, les traditions du passé pesaient encore lourdement sur la France, et les habitudes acquises contrarièrent, neutralisèrent ce que les prescriptions du décret avaient de juste, de raisonnable et de libéral. La suite le prouva avec une douloureuse évidence.

Le 16 septembre 1792, dans une des séances que le Moniteur intitule « suite de la séance permanente du 10 août », l’Assemblée législative vote d’urgence un décret qui punit de la peine de mort tout individu qui aurait tenté d’entraver la libre circulation des grains. La misère du reste était telle, et le besoin de pain si pressant, que l’Assemblée, renouvelant à son insu une ordonnance de saint Louis, promulgua, le 14 mars, un décret qui exemptait les boulangers et leurs aides du service militaire ; on avait même proposé la formation d’un corps de « volontaires du comité des subsistances ». L’Assemblée voulait assurer par tous moyens l’exécution des décrets des 29 août, 18 septembre, 5 octobre 1789, 2 juin, 15 septembre 1790, 26 septembre 1791, qui, reprenant les idées émises autrefois par Turgot, affranchissaient le blé comme toute autre marchandise et cherchaient à lui assurer le droit de circulation que les populations s’obstinaient à lui refuser ; mais on s’arrêtait là. Le blé ne pouvait sortir de France ; par les décrets des 5 et 8 décembre 1792, du 1er mars 1793, tout exportateur était frappé de mort ; les charretiers qui, pour obéir à leurs maîtres, conduisaient des grains destinés à l’exportation devaient être punis de six ans de galères. Ces lois farouches ne remédiaient guère à la disette.

En présence des violences qui les menaçaient sans cesse, les minotiers découragés renonçaient à toute tentative de négoce, et Pioland pouvait écrire avec raison, en date du 27 novembre 1792 : « Il n’est presque plus aucun citoyen qui puisse ou qui ose aujourd’hui se livrer au commerce des grains. S’il en fait transporter, on l’accuse d’accaparer ; des attroupements se forment, se portent au marché, taxent les grains, les enlèvent même sans les payer. » La municipalité de Paris avait acheté des farines et les faisait vendre à perte sur les marchés ; cette mesure pitoyable eut un effet auquel on ne s’attendait guère, elle dégarnit immédiatement les halles. « On vient, dit Roland, des districts voisins pour s’y approvisionner ; le commerce cesse de les alimenter de son côté, parce qu’il ne peut vendre au même prix. » Cela était élémentaire, et pourtant on devait plus tard renouveler la même faute qui amena le même résultat.

Cependant plusieurs membres de l’Assemblée, persuadés que tout le mal venait de la façon dont le commerce des céréales était compris, voulaient le réglementer à outrance. Alziary disait, dans la séance du 25 novembre 1792 : « Les pères de la nation doivent décréter la peine de mort pour quiconque, hors de la loi, osera traiter des grains comme d’une marchandise commerciale. » Le 2 décembre, Robespierre touche du doigt la vérité, lorsqu’il dit : « Dans tous les pays où la nature fournit avec prodigalité aux besoins des hommes, la disette ne peut être imputée qu’aux vices de l’administration ou des lois elles-mêmes ; » mais plus loin, abandonnant cette idée qui eût mérité d’être développée longuement, il accuse les agioteurs d’être cause de tout le mal : « Les subsistances circulent-elles, s’écrie-t-il, lorsque des spéculateurs avides les retiennent entassées dans leurs greniers et calculent froidement combien de familles doivent périr avant que ces denrées aient atteint le prix fixé par leur atroce avarice ? »

On peut facilement deviner à quels excès de telles opinions émises vont entraîner les esprits. Cependant il suffit de jeter un coup d’œil sur les variations du prix du blé à cette époque pour comprendre que, selon les différentes régions, c’est la difficulté des transports et l’absence de circulation régulière qui donnent la vraie raison de tant de souffrances. Pendant la première quinzaine de décembre 1792, le setier, mesure de Paris, équivalant à 1 hectolitre 59, offre dans les diverses parties de la France un écart de 25 à 97 livres. Dans les pays où la viabilité est absolument insuffisante (Hautes-Alpes, Basses-Alpes, Cantal, Creuse, Gard, Hérault, Haute-Loire, Puy-de-Dôme) le setier se paye depuis 60 jusqu’à 97 livres ; dans d’autres contrées où les moyens de communication sont moins imparfaits, telles que les départements de Seine-et-Marne, de la Somme, du Haut-Rhin, du Pas-de-Calais, de l’Aisne, il tombe à 31, 30, 28, 25 livres.

En présence de difficultés que doublait encore l’émission exagérée des assignats, on perdit la tête, et Collot d’Herbois fit rendre le 26 juillet 1793 un décret dont l’article 1er  était ainsi conçu : « L’accaparement est un crime capital. » Ce qu’il y a de plus terrible dans ce décret, c’est le vague d’une rédaction qui peut permettre toutes sortes d’interprétations redoutables. Ainsi l’article 2 dit : « Sont déclarés coupables d’accaparement ceux qui dérobent à la circulation des marchandises ou denrées de première nécessité, qu’ils achètent ou tiennent enfermées dans un lieu quelconque, sans les mettre en vente journellement et quotidiennement. » Vient ensuite l’énumération des denrées réservées, depuis le pain jusqu’au papier, jusqu’aux étoffes, les soieries exceptées. Rien ne fut changé par ce décret à l’état de choses douloureux où la France se débattait, luttant contre l’étranger, contre les soulèvements de la Vendée, contre la disette qui l’étreignait de toutes parts. Le gouvernement songe à se faire marchand de grains lui-même et à établir des réserves qu’on livrerait à la population. Le 9 août 1795, Barère propose la création de greniers d’abondance dans les principales villes de la république. Vous choisirez, dit-il, pour greniers, les palais des féroces émigrés, leurs châteaux, et vous ferez concourir au soulagement du peuple ces repaires de la féodalité. » Le même jour le décret fut adopté et la trésorerie nationale recevait ordre de tenir 100 millions à la disposition du conseil exécutif pour achat de grains.

Toutes ces mesures devaient encore être impuissantes, et l’on eut enfin recours, le 9 septembre 1793, à la fameuse loi du maximum, qui, comme on le disait à cette époque, « ne fit point fleurir les doux présents de Cérès[18]. » Peu de temps après, le 3 frimaire an II (25 novembre 1793), la commune de Paris, s’inspirant d’une mesure prise à Lyon par Fouché et Collot-d’Herbois, promulguait un arrêté où l’on peut lire : « La richesse et la pauvreté devant également disparaître du régime de l’égalité, il ne sera plus composé un pain de fleur de farine pour le riche et un pain de son pour le pauvre. Tous les boulangers seront tenus, sous peine d’incarcération, de faire une seule et bonne espèce de pain, le pain de l’égalité. » On fit alors un recensement des habitants de Paris. Des cartes ou plutôt des bons de pain, envoyés aux sections, furent distribués aux citoyens, et cette mesure parut si bonne que Dumez, administrateur des subsistances, dit au conseil de la commune de Paris (15 décembre 1795) que « dans quelques jours les difficultés pour avoir du pain cesseront absolument ». Les difficultés ne firent que redoubler, et comme, après avoir accusé les satellites de la tyrannie, Pitt, Cobourg, les émigrés, les accapareurs, on ne savait plus guère à qui s’en prendre, on accusa les boulangers qui n’en pouvaient mais, et on en arrêta plusieurs sous prétexte d’accaparement : en effet, chez plusieurs d’entre eux on avait trouvé vingt sacs de blé !

On peut croire que les boulangers accusés d’être contre-révolutionnaires n’avaient qu’un goût médiocre pour le nouvel ordre de choses. En butte à toutes les calomnies, à toutes les défiances, à toutes les dénonciations, harassés de travail et mal rétribués, voyant dès le matin leurs boutiques assaillies par ces longues files de gens que dès lors on appela des queues, sans cesse malmenés par les officiers municipaux qui leur imputaient les mauvais résultats de l’administration de la Commune, guillotinés par le gouvernement s’ils achetaient trop de farine, pendus par le peuple s’ils ne vendaient pas assez de pain, leur sort était digne de pitié, et l’on comprend qu’ils aient parfois regimbé contre les dures obligations qu’on leur imposait. La république avait, en mesures restrictives, en châtiments excessifs, laissé bien loin derrière elle les erreurs de la monarchie. En présence de l’échafaud toujours dressé pour punir des crimes imaginaires, on oubliait les actes par lesquels les anciens parlements avaient, cent ans auparavant, emprisonné des hommes convaincus d’avoir acheté dix setiers de blé pour leur consommation personnelle.

En 1794, pendant l’hiver, la disette de viande se fait cruellement sentir à Paris ; la livre de bœuf monte subitement de 18 à 21 sous. Si l’on n’est pas en pleine famine, on y touche du moins de très-près, car la Commune prend un arrêté qui fixe le débit de la viande à une livre par tête et par décade. La rareté et le renchérissement consécutif des denrées dépassent tout ce qu’on peut imaginer ; aussi les Halles sont dégarnies dès neuf heures du matin. À minuit les queues commencent à la porte des boulangers et l’agneau se vend 15 francs la livre au marché de la Vallée. L’emphatique Barère croit avoir trouvé un moyen de calmer la faim générale. Dans la séance du 21 janvier 1794 il propose d’instituer un carême patriotique : « Jadis, disait-il, nous avons jeûné pour un saint du calendrier ; aujourd’hui sachons jeûner pour la liberté ! » En 1795, l’hiver est particulièrement rigoureux ; les rivières sont gelées ; les vivres n’arrivent pas, ni le bois non plus, qui monte jusqu’au prix incroyable de 400 francs la corde. Dans le faubourg Saint-Antoine des femmes criaient : un roi, mais du pain ! À l’automne, la livre de viande valait 21 sous, ce qui permettait encore d’en faire usage ; mais en ventôse elle coûte 3 fr. 10 sous, après qu’on a eu soin d’en enlever toute la graisse pour faire du suif, car on manquait de chandelles comme on manquait de pain. Sous le Directoire, la pénurie était si vive, et les approvisionnements se faisaient d’une manière si insuffisante, que deux braves bourgeois de Rouen, M. et madame Bapeaume, doués par la nature d’une obésité remarquable, n’osaient sortir de leur maison dans la crainte d’être lapidés. Plusieurs fois ils avaient été reconduits chez eux à coups de pierres par des gens affamés qui les traitaient d’accapareurs et les accusaient de trop bien se nourrir.

Dès qu’on put respirer et qu’on pressentit l’apaisement, on mit fin à toutes les prescriptions exceptionnelles dont on avait embarrassé un commerce qui, plus que tout autre peut-être, a besoin d’une liberté absolue pour ne pas devenir illusoire. La loi du 21 prairial an V rétablit la libre circulation des grains à l’intérieur. Quant à la liberté complète qui permet l’exportation et l’importation, elle ne fut jamais régulièrement appliquée sous le Consulat ni sous l’Empire. On ne pouvait raisonnablement l’attendre du souverain qui avait imaginé le système du blocus continental. Cependant le régime prohibitif cessa d’être absolu à partir du 25 prairial an XII. On autorisa la sortie des blés, mais pour certaines destinations seulement, destinations sévèrement désignées, parfois modifiées et qui restaient toujours soumises à l’approbation ministérielle. L’échelle mobile, qui, avec des variations diverses, et indépendantes du principe en lui-même, a fonctionné jusqu’à l’époque récente où la loi du 15 juin 1861 a établi la liberté du commerce, date en réalité du 6 juillet 1806. Ce système permettait l’exportation dans certains cas et l’interdisait dans d’autres. L’hectolitre de blé français était frappé à la sortie d’un droit qui variait selon la valeur sur les marchés : à 19 francs il payait 1 fr. 35 ; à 20 fr., 1 fr. 50 cent. ; à 21 fr., 2 fr. ; à 22 fr. ; 3 fr. ; à 23 fr., 4 fr. ; à 24 fr., toute exportation était prohibée. Les mauvaises récoltes de 1810, 1812, 1815, amenèrent une prohibition absolue.

En 1812, on alla plus loin : par décret impérial du 4 mai, la loi du 21 prairial an V fut suspendue jusqu’au 1er  septembre ; les grains ne pouvaient être vendus que sur les marchés publics. On ne s’arrêta point là, on revint au système désastreux de 1792, et un décret du 8 mai fixa la valeur maximum de l’hectolitre de blé froment à 35 francs, sur les halles des départements de la Seine, de Seine-et-Marne, de l’Aisne, de l’Oise, d’Eure-et-Loir ; la conséquence fut immédiate, les marchés furent désertés et tout commerce disparut. On aurait pu croire que le gouvernement n’en reviendrait plus à ces extrémités, car toute précaution semblait avoir été prise pour parer à l’éventualité des disettes possibles. En effet, le décret du 9 août 1793 sur les greniers d’abondance[19], décret qui, à l’époque où il fut promulgué, ne produisit qu’une détente très-passagère dans la situation, fut repris en l’an VI, et l’on décida qu’une réserve de 50 000 sacs de blé serait établie aux minoteries de Corbeil ; le propriétaire de ces moulins passa un traité de deux ans qui ne fut même pas renouvelé. En 1801, la récolte fut insuffisante, et, pour obvier au manque de céréales, le gouvernement fit acquérir à l’étranger 575 000 quintaux métriques de grains, sur lesquels il en restait environ 245 000 en 1803. À cette époque, le Premier Consul arrêta que, sur cette quantité, 150 000 quintaux, représentant 62 000 sacs de blé, seraient mis en réserve, gardés et renouvelés successivement dans les magasins de l’État. Ces grains étaient spécialement destinés à l’approvisionnement de Paris, approvisionnement qui, aux yeux de chaque gouvernement, a toujours passé avec raison pour une précaution politique de la plus haute importance. En 1811, la réserve, élevée à 250 000 hectolitres, fut épuisée tout entière et put atténuer en partie les inconvénients d’une très-mauvaise récolte.

Pendant les années qui suivirent, de terribles préoccupations avaient saisi tous les esprits et l’on ne pensa guère aux greniers d’abondance, qui restèrent vides. Les achats recommencèrent en 1816, et une ordonnance royale du 5 décembre 1817 prescrivit l’établissement immédiat d’une réserve de 260 000 quintaux de blé. En 1828, on redouta la disette, le pain valait à Paris 40 centimes le kilogramme, ce qui était fort cher pour l’époque ; le conseil municipal, inquiet et craignant les émotions populaires, vota la mise en vente des céréales contenues dans les greniers publics. 25 000 sacs de blé furent écoulés entre les mois d’octobre 1828 et de juillet 1829. On s’occupait à renouveler la réserve de Paris lorsque la révolution de 1830 vint enlever du même coup la monarchie du droit divin et le système des greniers d’abondance. Ce système était du reste fort souvent onéreux, et, en 1817, on voit dans un rapport daté du 22 décembre que la revente à perte des grains achetés coûtait 22 millions à l’État, qui en outre avait déboursé 24 millions pour maintenir à Paris le pain à un taux abordable pour la population. On peut voir par là que la cherté des subsistances retombe toujours forcément sur le contribuable, qui ne peut échapper à la surélévation du prix des aliments que par l’augmentation de l’impôt[20].

Sous le gouvernement de Louis-Philippe, nulle prescription nouvelle importante ne fut ajoutée à celles que nous avons fait connaître. On continua à s’appuyer sur le système de l’échelle mobile, et à l’intérieur les céréales circulèrent librement. Un fait douloureux et qui eut un retentissement considérable vint prouver une fois de plus combien les populations étaient encore arriérées en matière de liberté commerciale, et combien elles revenaient vite aux criminelles erreurs d’autrefois, lorsqu’elles se croyaient lésées dans leur intérêt direct. L’année 1846 avait été stérile, et la disette fut grave en 1847. Le vieux mot d’accapareur reparut dans le vocabulaire des paysans ; des menaces furent proférées ; on s’aigrissait de jour en jour. Trois voitures de blé à destination d’Issoudun, traversant Buzançais, furent arrêtées de force le 15 janvier par la population soulevée, qui déclara qu’elles seraient conduites au marché, et que le blé serait vendu à raison de trois francs le double décalitre au lieu de sept francs qu’il valait partout. Le lendemain, les émeutiers mirent des moulins au pillage, brisèrent les meules qu’ils précipitèrent dans la rivière, ce qui était un assez piètre moyen d’avoir du pain à bon marché. De là, ils se répandirent dans la ville et firent signer aux principaux propriétaires l’engagement « de donner au peuple le décalitre de blé froment pour 1 fr. 50 cent., et l’orge pour 1 franc. » Un M. Chambert-Huart, ayant refusé son adhésion, fut assassiné et presque dépecé. Les autorités, la force armée survinrent ; on arrêta vingt-six personnes qui furent traduites à la cour d’assises de l’Indre. Les débats révélèrent un fait qui se retrouve à chaque page de l’histoire de nos révolutions Les hommes, après s’être emparés des charrettes, les abandonnèrent sur l’observation du maire ; ce fut alors que les femmes apparurent, firent honte aux hommes de leur lâcheté, les excitèrent, les entraînèrent et furent jusqu’à la fin à la tête du mouvement. Le verdict reconnut vingt-cinq coupables, dont trois furent condamnés à la peine de mort, qu’ils subirent, et les vingt-deux autres à diverses peines, variant entre les travaux forcés à perpétuité et cinq ans de réclusion.

Notre système actuel paraîtrait à l’abri du reproche, si on l’avait débarrassé d’une mesure fiscale qui pèse encore sur les transactions, mais qui, je l’espère, ne tardera pas à disparaître. Le commerce des grains est absolument libre, l’exportation et l’importation ne sont plus soumises à aucun règlement restrictif ; seulement les blés importés sont frappés, par hectolitre, d’un droit de 50 centimes, auquel il faut ajouter le décime de guerre imposé par la loi du 6 prairial an VII, décime qui ne devait être que temporaire et que nous acquittons encore aujourd’hui. Les bœufs payent 5 francs et les moutons 25 centimes par tête. Ces taxes sont, à notre avis, regrettables, et nous voudrions que pour les denrées de subsistance la franchise fût absolument complète et sans restriction d’aucune sorte. À l’intérieur, la circulation, autrefois si redoutée, si difficile, est enfin entrée dans nos mœurs. Il faut dire que, s’il était aisé jadis d’arrêter sur une mauvaise route des voitures pesamment chargées et marchant au pas, on ne pourrait guère maintenant faire rebrousser un convoi roulant à toute vitesse sur un chemin de fer. Avec les moyens de communication rapide que la vapeur nous donne sur terre et sur mer, la France est à l’abri des disettes. Ce que nous pouvons craindre, c’est le renchérissement et non plus la famine. Il y a cent ans, l’année 1868 eût compté parmi les plus mauvaises et les plus lamentables. Grâce à la liberté des transactions tout se passe sans trouble, sinon sans malaise. La Hongrie, la Russie, l’Amérique, nous envoient leurs grains, et, si le prix du pain a augmenté, c’est du moins dans des proportions acceptables et qui ne font concevoir aucune inquiétude. Pour que la France fût exposée à traverser encore une de ces crises alimentaires si fréquentes au dernier siècle, il faudrait d’abord que sa récolte fût singulièrement pauvre, ensuite que la disette ravageât le monde entier ou que nous fussions engagés dans une guerre à la fois continentale et maritime ; il faudrait, en un mot, tant de mauvaises conjonctures réunies, qu’on peut être certain de les éviter.

Se fiant à l’initiative individuelle conseillée par l’intérêt, aux multiples moyens de transport dont le commerce dispose aujourd’hui, aux rapports permanents qui existent entre les besoins de consommation et les ressources de la production, le gouvernement ne cherche plus à créer par lui-même une abondance qui presque toujours avait été illusoire et onéreuse. Il s’en rapporte à l’intelligence des négociants, et fait bien. Tous les ans les préfets adressent directement au ministère de l’agriculture cinq mémoires sur l’état de la culture des céréales dans leur département : le premier au moment où le blé sort de terre, le second pendant la floraison, le troisième au temps de la moisson, le quatrième après la récolte, le cinquième après le battage. Ces rapports répondent à une mesure d’ordre excellente, mais les renseignements qu’ils renferment sont connus des négociants intéressés bien avant que le ministre les reçoive. Il y va pour eux de leur fortune à faire ou à maintenir, et ils s’arrangent de façon à se procurer en temps utile tous les avis spéciaux dont ils ont besoin pour assurer la réussite de leurs entreprises. Toutefois, dans les plus mauvaises années, le gouvernement se met en devoir de venir au secours des populations laborieuses. Au lieu d’acheter des blés, ainsi qu’on le faisait jadis, ou de fixer un maximum arbitraire, il augmente la somme consacrée aux travaux publics, appelle sur les chantiers le plus d’ouvriers possible, et, en échange d’un labeur utile convenablement rétribué, leur offre les moyens d’éviter le froid, la misère et la faim.

iii. — dispositions générales.

Autorité municipale. — Les facteurs. — Grimbelins. — Jurés-vendeurs. — Création des facteurs. — Leur organisation. — Droits de commission. — Le papier des facteurs en 1848. — Surveillance. — Halles et marchés. — Personnel. — Inspection générale. — Droits d’octroi et droits de vente ad valorem — Convoyeurs. — Droits municipaux. — Action de la préfecture de police. — Tarif des chemins de fer. — L’Angleterre s’approvisionne à Paris. — Paris gros mangeur.

La loi des 16-24 août 1790 confie le soin de l’alimentation de Paris à l’autorité municipale ; l’arrêté consulaire du 12 messidor an VIII, qui détermine les fonctions du préfet de police, impose à ce dernier, par l’article 29, le devoir « d’assurer la libre circulation des subsistances selon la loi », et par l’article 35, la charge spéciale de veiller à l’approvisionnement de la ville. C’est en vertu de cet arrêté, qui est toujours en vigueur, que la préfecture de police a dans ses attributions les « halles et marchés, l’inspection des denrées alimentaires, la vérification des poids et mesures ». C’est elle qui nomme les facteurs, sorte de fonctionnaires particuliers munis d’une charge, versant un cautionnement, révocables, responsables vis-à-vis des producteurs, des acheteurs, de l’administration, et qui rendent d’innombrables services à la population parisienne en favorisant l’arrivée des denrées nécessaires sur le carreau des Halles, en assurant la régularité des ventes, en épargnant à leurs commettants les frais et les ennuis des déplacements et des recouvrements. Ils sont à peu près aux denrées alimentaires ce que les agents de change sont aux valeurs mobilières, à cette différence près que toute opération se fait au comptant et qu’ils versent eux-mêmes régulièrement à la caisse municipale les droits d’octroi perçus sur les marchandises vendues par eux.

Leur installation sur les halles de Paris ne date pas d’hier, mais leur organisation définitive est assez récente. Autrefois, la défiance contre les producteurs était telle, que divers règlements (ordonnance du 5 septembre 1625, arrêt du 16 décembre 1661, édit de décembre 1672) les forçaient à venir en personne trafiquer de leurs denrées sur les marchés. Cet état de choses devint intolérable lorsque la zone d’où Paris tirait ses approvisionnements s’étendit à une grande distance. Au lieu de se présenter eux-mêmes, de perdre ainsi un temps précieux mieux employé à la culture, les fermiers choisirent à Paris des intermédiaires, espèces de commissionnaires libres, qui recevaient les denrées expédiées, les vendaient aux Halles et en percevaient le prix. Par le surnom que ces industriels portaient au siècle dernier, on peut juger qu’ils ne jouissaient pas d’une trop bonne réputation. On les appelait grimbelins, corruption du mot grimelin, qui signifie petit joueur, cherchant les minces profils.

Ces commissionnaires officieux, trop souvent infidèles, nuisaient aux opérations qu’ils faisaient sans responsabilité et sans contrôle ; comme ils engendraient sur les marchés plus d’inconvénients que d’avantages, on les remplaça par les jurés-vendeurs, dont le titre seul indique la fonction. Ces derniers disparurent pendant la Révolution avec la ferme des aides, emportés par la loi qui abolissait les privilèges. On ne tarda pas à les regretter, car ils étaient les mandataires d’une quantité considérable de petits producteurs qui par eux seulement pouvaient trouver un débouché facile et un gain rémunérateur. Des agents de vente libres eurent la prétention de se substituer aux anciens jurés-vendeurs et de les remplacer ; mais, agissant sans caractère défini, dans un temps où la sévérité excessive de la loi la rendait le plus souvent impraticable, où l’on ne savait jamais le soir en s’endormant sous quel régime on se réveillerait le lendemain, ils ne vécurent que d’abus, rançonnèrent leurs commettants et arrivèrent à exiger d’eux des droits de commission exorbitants, s’élevant parfois à 5 et 6 pour 100. Un tel état de choses portait un trop vif préjudice à l’approvisionnement de Paris pour qu’on le laissât subsister ; aussi, dès les premières années du Consulat, une série d’ordonnances promulguées entre l’an VIII et l’an XII crée, sous le nom de facteurs, des intermédiaires responsables pour les différentes ventes se rapportant à l’alimentation publique. En même temps qu’on organisait ces fonctionnaires, on instituait auprès d’eux des agents spécialement chargés de surveiller, contrôler et vérifier leurs opérations. Ces mesures produisirent un résultat immédiat. En six mois, les envois et les ventes avaient quintuplé sur les halles de Paris.

Aujourd’hui ce service est remarquablement organisé et fonctionne avec une régularité irréprochable. Le contrôle permanent auquel il est soumis est assez ingénieux et assez complet pour qu’on puisse affirmer, sans craindre d’être démenti par les faits, que toute fraude est devenue impossible. Cinquante-cinq facteurs sont chargés de la vente des denrées alimentaires ; tous, ils ont versé un cautionnement proportionné à leurs opérations. Ils reçoivent les expéditions, vendent à la criée ou à l’amiable ; envoient à leurs commettants, à moins d’arrangements contraires, le produit des ventes aussitôt qu’elles sont terminées, stimulent la production des objets demandés, retiennent les droits municipaux, qu’ils versent tous les dix jours entre les mains des percepteurs de la préfecture de la Seine. Ils ont une clientèle de producteurs, non-seulement en province, mais à l’étranger, avec lesquels ils sont en rapport constant, les tenant au courant du prix des marchandises, des besoins exceptionnels, de la probabilité des bénéfices et des pertes ; on peut dire que par leur correspondance, par leurs agents, ils rayonnent sur la France entière et lui demandent ce qui est nécessaire à la nourriture de Paris. Il n’est point indispensable d’être en relations d’affaires avec eux pour avoir recours à leur entremise. Il suffit, par exemple, de jeter, dans le premier wagon qui passe un panier de fruits, un morceau de viande, à l’adresse des Halles, pour que l’objet y soit apporté, confié à un facteur qui en fera effectuer la vente et dans les vingt-quatre heures tiendra compte à l’expéditeur de la somme qu’il aura touchée. On comprend que ceci donne aux transactions une facilité extraordinaire. Tout individu quel qu’il soit, connu ou inconnu, peut avoir ainsi à des frais singulièrement minimes un représentant de ses intérêts sur l’énorme marché où s’approvisionne la capitale[21].

On a calculé que les Halles parisiennes sont alimentées par les envois ou les apports de plus de 6 000 producteurs qui, pour la plupart, sont représentés par les cinquante-cinq facteurs actuellement en activité. Ceux-ci sont divisés en plusieurs catégories, selon les denrées qu’ils sont chargés de vendre, et touchent des droits différents. Il y a douze facteurs aux farines, douze aux graines et grenailles, trois aux viandes à la criée, huit à la volaille et au gibier, trois aux huîtres, huit à la marée, un au poisson d’eau douce, un au fromage, cinq au beurre et aux œufs, deux aux fruits et légumes. Leur droit de commission, qui varie selon la marchandise, est en général de 1 pour 100 ; le plus élevé est de 2 1/2.

La confiance dont jouissent les facteurs sur la place de Paris et dans les provinces est extraordinaire ; elle est d’ailleurs amplement justifiée par leur probité et par la sûreté absolue des relations qu’on entretient avec eux. En 1848, au moment où les billets de la Banque de France elle-même ne passaient que difficilement, le papier des facteurs de la Halle était accepté partout, sans perte, comme espèces métalliques. Il est absolument interdit aux facteurs, sous peine de révocation immédiate, de faire le commerce ou la commission pour leur propre compte ; ils sont, ne doivent et ne peuvent être que des intermédiaires. Il était peut-être possible de se passer de facteurs autrefois, quand la zone nourricière de Paris s’étendait à vingt lieues au plus ; mais maintenant que la Russie nous envoie ses moutons et son gibier, l’Algérie ses légumes, l’Espagne ses oranges, la Hollande, la Suisse, l’Italie leurs poissons d’eau douce, l’Angleterre sa marée, les facteurs sont indispensables et apportent à l’alimentation publique un concours d’autant plus précieux que les besoins deviennent chaque jour plus nombreux et plus pressants.

C’est un vieil axiome de police que « tout ce qui entre au corps humain doit être sain et loyal » ; aussi le service de l’approvisionnement de Paris comprend-il un certain nombre d’employés spéciaux qui sont chargés d’examiner les denrées mises en vente et offertes au public. La mission de ces agents n’est pas seulement circonscrite aux halles et aux marchés, elle s’étend à tout Paris, à chaque boutique où l’on vend des denrées alimentaires, à chaque étal, à chaque cabaret, à chaque charrette à bras qui porte dans les rues des légumes, du poisson ou des fruits. Ils veillent sur la santé publique et saisissent impitoyablement toute marchandise avariée ou frelatée. À côté de ces agents qui, toujours en mouvement, sont à la recherche des contraventions qu’ils doivent réprimer, se placent les vérificateurs des poids et mesures[22] ; armés de l’ordonnance royale du 17 avril 1859, ils sont chargés de constater l’exactitude des poids, des balances, des mesures de capacité, et de rappeler au marchand, s’il était tenté de l’oublier, que, d’après l’article 8 de la loi, « tout instrument nouvellement acheté, neuf ou d’occasion, doit être immédiatement présenté au vérificateur de l’arrondissement pour y être marqué du poinçon de l’année. » Ces deux ordres d’agents assurent aux transactions, dans la mesure du possible, une sincérité absolue.

Le service général de l’approvisionnement comporte huit halles où se fait la vente en gros, cinquante-sept marchés de détail, un marché central pour les bestiaux, quatre abattoirs. Le personnel qu’occupent ces soixante-dix établissements est bien plus nombreux qu’on ne l’imagine à première vue, car il se compose environ de 30 000 personnes, qui sont toutes placées sous l’autorité de la préfecture de police en ce qui concerne leur industrie ou leurs fonctions. Ce sont, en dehors du personnel administratif, qui seul comprend 275 employés, les facteurs, les forts, les gardiens, les porteurs, les surveillants des abattoirs, les conducteurs de bestiaux, les titulaires de places sur les marchés, les aides, etc. Tout cela marche régulièrement, activement, comme une troupe rompue à la discipline.

Au-dessus de tous les agents dont je viens de parler plane l’inspection ; elle se compose d’un inspecteur général et d’un adjoint. Ce sont ces derniers qui s’assurent que les règlements sont observés, que tout est en ordre dans ce monde à part des Halles ; qui signalent immédiatement tout fait accidentel survenu dans l’apport ou la vente des denrées ; qui, par leurs employés inférieurs, pénètrent jusque dans les derniers détails du marché ; qui contrôlent les opérations des facteurs ; qui reçoivent les rapports, les approuvent ou les modifient avant de les envoyer à l’autorité compétente. Enfin ils représentent les organes essentiels du mouvement dont l’impulsion est donnée par la deuxième division de la préfecture de police.

Un décret du 10 octobre 1859 a réglé les attributions de la préfecture de police et de la préfecture de la Seine. Cette dernière est chargée de tout ce qui concerne la construction et l’entretien des halles et marchés, de la fixation des tarifs, des services de la voirie et du stationnement des voitures, enfin de la perception des droits municipaux. Pour favoriser autant que possible un apport abondant de denrées sur les marchés publics et pour dispenser la population d’avoir recours à des intermédiaires toujours onéreux, on a établi une différence notable entre les droits d’octroi. Ceux que l’on réclame aux barrières sur les objets de consommation directement adressés aux marchands de détail ou aux particuliers sont généralement perçus selon le poids, tandis que ceux qui frappent les denrées vendues à la criée publique varient selon le cours du jour et sont pour cela même appelés droits ad valorem. Un exemple fera saisir immédiatement l’avantage de cette combinaison. Un faisan dont la valeur moyenne est de 5 francs, introduit à Paris par un particulier, acquitte un droit fixe de 1 fr. 50 centimes ; vendu le même prix, à la criée publique des Halles, il paye 10 pour 100, c’est-à-dire 50 centimes. C’est un décret du gouvernement provisoire, en date du 24 avril 1848, qui a établi cette disposition, excellente en soi, mais que le renchérissement successif des denrées va peut-être rendre illusoire. Il faudra, pour en maintenir toute l’importance, ou diminuer les droits ad valorem, ou augmenter les droits de perception directe[23].

Cette mesure particulière à l’octroi de Paris entraîne une conséquence qu’il n’est pas inutile de faire connaître. Il est sévèrement interdit aux voituriers qui conduisent des objets destinés aux Halles de s’arrêter en route une fois qu’ils ont franchi les barrières et de déposer aucune partie de leurs marchandises en chemin. Autrement la loi serait facilement éludée et le fisc lésé, puisque les droits municipaux ne sont perçus qu’après la vente même. Pour couper court à l’envie de frauder, des employés de l’octroi escortent les charrettes et camions jusqu’au carreau des Halles ; là, ils les remettent à un de leurs collègues de service, et la vente est surveillée par un agent spécial des perceptions municipales. Comme on le voit, toute précaution est minutieusement prise pour amener le plus de denrées possible sur nos marchés et pour garantir en même temps la rentrée régulière des droits imposés. Ces droits, qui se nomment « remises sur les ventes en gros dans les halles d’approvisionnement », ont produit en 1868 la somme de 5 584 000 francs. Les droits de location dans les marchés régis par la ville se sont élevés à 3 678 300 francs. Les marchés dont l’exploitation a été concédée à des compagnies particulières ont rapporté 409 500 fr. 01 cent., ce qui donne un total de 9 671 800 fr. 01 cent. : total misérable et peu en rapport avec les améliorations importantes que la préfecture de la Seine a apportées depuis quelques années dans la construction et l’aménagement de nos marchés publics. Cependant ce produit a doublé depuis neuf ans, car en 1859 il n’avait été que de 4 769 672 fr. 41 cent.

On voit en quoi consiste l’intervention de l’autorité municipale, qu’elle s’exerce par la préfecture de la Seine ou par la préfecture de police. C’est à cette dernière administration qu’incombent la tâche la plus lourde et les précautions les plus subtiles, car il est naturel que le magistrat responsable de la tranquillité publique ait la haute main sur tout ce qui touche à la grosse question des subsistances. Grâce à notre législation sur la matière, grâce aux mesures administratives que j’ai rapidement indiquées, cette question est devenue de jour en jour moins redoutable ; l’impulsion donnée est acquise et ne se ralentira pas. On a profité habilement des fautes du passé pour faire face aux nécessités du présent et assurer l’avenir. Quoique la moins-value des monnaies métalliques et l’agglomération sur un seul point d’une population énorme rendent la vie matérielle de plus en plus chère, celle-ci garde son niveau et est en rapport direct avec l’augmentation des salaires et de la fortune générale. L’important c’est que les denrées ne manquent pas, et tous les moyens sont mis en œuvre pour les attirer en abondance.

Les compagnies de chemins de fer ont compris de la façon la plus libérale le rôle bienfaisant qu’elles étaient appelées à remplir dans l’alimentation publique. Successivement et selon les circonstances, elles ont abaissé leurs tarifs jusqu’à les mettre à la portée des plus petites bourses. Dès qu’un colis dépasse un certain poids réglementaire, on obtient pour lui des facilités de transport considérables. La denrée, ne payant que fort peu pour arriver à Paris, se vend naturellement moins cher, et c’est, en somme, le consommateur qui profite de tous les avantages accordés au commerce. Au fur et à mesure que, continuant la construction des réseaux projetés, les chemins de fer s’éloignent de Paris, ils ouvrent des débouchés nouveaux, pénètrent dans des centres de production fermés jadis et qui maintenant s’empressent, car leur intérêt les y convie, d’établir des relations avec nos Halles.

Loin de craindre que les marchés soient quelquefois insuffisants pour les besoins de la capitale, on aurait plutôt à redouter un encombrement momentané, si les nations voisines, connaissant nos inépuisables ressources, ne venaient bien souvent s’alimenter à Paris même. L’Angleterre fait sur nos Halles des achats considérables d’œufs, de beurre, de légumes, de fruits et même de viande. La prétendue liberté de ses marchés, fondée sur des privilèges exclusifs légués de père en fils, de famille en famille, ne peut lui donner les résultats que nous obtenons avec la simple organisation de nos facteurs. Nous avons résolu à Paris ce problème difficile : pourvoir à tous les besoins d’une population immense sans qu’elle puisse jamais concevoir un sentiment d’inquiétude et sans même qu’elle s’aperçoive des précautions prises pour assurer le service de son alimentation. Et cependant l’approvisionnement que nécessitent ces besoins est énorme. Paris est gros mangeur ; chaque jour il exige impérieusement la nourriture indispensable aux 1 825 274 habitants qui constituent sa population fixe. C’est par millions de têtes, de kilogrammes, d’hectolitres, qu’arrivent les animaux, les denrées, les boissons destinés à calmer un appétit toujours renaissant. L’apport, l’installation sur les marchés publics, la vente à la criée, la revente au détail d’une si grande quantité de subsistances, la surveillance, les soins, les précautions dont elles sont l’objet, les formalités qui assurent la fidélité du débit, le mécanisme administratif mettant en mouvement et ménageant scrupuleusement les intérêts du producteur et ceux du consommateur, les mesures de police qui complètent les mesures fiscales, les lieux différents réservés aux transactions diverses, les fonctions des agents multiples qui font respecter les règlements, maintiennent l’ordre et dénouent sur place tant de contestations inévitables, enfin le travail immense qui s’accomplit avec régularité en quelques heures pendant que le Paris oisif sommeille encore, est un des plus curieux que l’on puisse étudier.

Appendice.Quoique l’institution des facteurs près des halles et marchés soit sérieusement menacée par la Préfecture de la Seine, elle subsiste encore et continue à rendre au public des services qui devraient la faire respecter. Il n’y a plus à la Halle aux Blés que 12 facteurs en exercice : 4 pour les farines, 8 pour les grains et grenailles ; en revanche un nouveau facteur aux beurres a été créé par arrêté du 20 février 1875 ; le facturât parisien est donc naturellement représenté par 44 titulaires.

Le service spécial chargé d’assurer la sincérité des opérations et de vérifier les denrées alimentaires vendues à la population fonctionne toujours avec une régularité irréprochable ; il se compose de 8 commissaires de police inspecteurs des poids et mesures qui surveillent l’emploi des instruments de pesage et de mesurage de tous les commerçants de Paris et qui constatent les fraudes ; 22 inspecteurs de comestibles, 17 inspecteurs de la boucherie, 30 dégustateurs des boissons, 30 inspecteurs des combustibles, forment des brigades ambulantes qui n’ont pas trop de douze heures par jour pour essayer de mettre obstacle aux sophistications où les marchands excellent plus que jamais

En 1875, les remises sur les ventes en gros dans les halles d’approvisionnement ont produit 8 492 644 fr. 09 c. ; les droits de location dans les marchés régis par la ville ont rapporté 4 055 952 fr. 45 c. ; et les marchés concédés à des compagnies particulières ont compté pour 411 000 fr. 01 c. : le total, qui est de 12 939 596 fr. 55 c. accuse une augmentation de 3 287 796 fr. sur celui de l’année 1868.


  1. Mme  de Sévigné écrit, de Bourbilly, le 21 octobre 1673 : « Si vous n’aviez du blé, je vous offrirais du mien ; j’en ai vingt mille boisseaux à vendre ; je crie famine sur un tas de blé. » Lettres de Mme  de Sévigné, etc., tome III, p. 249, éd. Hachette.
  2. J’en passe, et beaucoup : la nomenclature serait interminable. Par les droits qui atteignaient le vin, on peut se figurer aisément de quels impôts toute denrée était frappée : « Le paysan payait encore au château les droits de vinade, pour tirer le vin de la cave ; de trainade, pour le conduire en traîneau d’une maison à l’autre ; de rouage, pour le transport et la vente ; de limonage, pour les voitures qui le transportaient ; de botage, pour le vendre en détail ; de cellerage, pour le transport dans le cellier ; de chantellage, de hallage, de remuage, de liage sur la lie, de vientrage, pour son entrée sur les terres du seigneur. « (Bonnemère, Histoire des paysans, t. 1er , p. 428.) — Voir Pièces justificatives, 1.
  3. Michelet, Origines du droit.
  4. À la veille de la nuit du 4 août 1789 qui vit abolir tous les privilèges, il existait encore en France 1 569 péages, dont 400 pour les rivières et 1 169 pour les routes ; sur ce nombre, 1 426 appartenaient à la noblesse et au clergé.
  5. À la disette se joignait la guerre civile. La misère était telle, que les plus inébranlables courtisans ne peuvent s’en taire. On lit dans les Mémoires de P. de la Porte, sous la date de 1652 : « Outre la misère des soldats, celle du peuple était épouvantable, et dans tous les lieux où la cour passait, les pauvres paysans s’y jetaient, pensant y être en sûreté, parce que l’armée désolait la campagne. Ils y amenaient leurs bestiaux, qui mouraient de faim aussitôt, n’osant sortir pour les mener paître. Quand leurs bestiaux étaient morts, ils mouraient eux-mêmes incontinent après ; car ils n’avaient plus rien que les charités de la cour, qui étaieni fort médiocres, et chacun se considérant le premier… Quand les mères étaient mortes, les enfants mouraient bientôt après ; et j’ai vu sur le pont de Melun trois enfants sur leur mère morte, l’un desquels tétait encore. » (Mémoires de P. de la Porte, premier valet de chambre de Louis XIV. Coll. Petitot, tome LIX, p. 432.)
  6. On trouve dans le Journal de Mathieu Marais une preuve des désastres que la France eut à supporter à cette époque : « Arrêt du 11 août 1720 qui défend de faire sortir du bois de noyer non ouvragé du royaume. C’est que l’espèce en est devenue rare depuis l’hiver de 1709. »
  7. Delamarre, Traité de la police, t. III, p. 331-333.
  8. Le hâteur des rôtis royaux n’est pas celui qui en accélérait la cuisson, mais celui qui les embrochait  : hastator, de hasta, lance, broche.
  9. Louandre, de l’Alimentation publique sous l’ancienne monarchie, p. 58.
  10. Collection Fontanieu, portefeuille 719, dépôt des manuscrits de la Bibliothèque nationale ; cité par Louandre, de l’Alimentation, etc. ; p. 65.
  11. « Il n’y a que M. Turgot et moi qui aimions le peuple, » disait Louis XVI. Il ne tarda pas cependant à se dégoûter de son ministre et on lui attribue ce mot grossièrement cruel : « Je crois toujours entendre appeler des chiens courants, quand on me parle de tous ces économistes. Turgot, Baudeau, Mirabeau. » Lorsque le Roi renvoya Turgot, celui-ci lui dit cette parole prophétique : « Un prince faible n’a le choix qu’entre le mousquet de Charles IX et l’échafaud de Charles Ier. »
  12. Voltaire avait dit de Turgot : « Ce ministre fera tant de bien qu’il finira par avoir tout le monde contre lui. » De son côté, Horace Walpole écrivait, à la date du 10 octobre 1775 : « Ce pays est bien plus heureux ; il est gouverné par des hommes qui veulent le bien et le font, sous un prince qui n’a pas encore commis une faute et qui sera aussi heureux que son peuple, s’il emploie toujours de pareils hommes. MM. Turgot et de Malesherbes sont des philosophes dans toute l’acception du mot, c’est-à-dire des législateurs ; mais comme leurs plans ont pour but l’utilité publique vous pouvez être sûr qu’ils ne satisferont pas les intérêts individuels. »
  13. Il existe encore des pays où la misère réduit les pauvres à cette extrémité ; il n’est pas un voyageur en Égypte qui n’ait vu les fellahs arracher du trèfle dans les champs et le manger.
  14. Ce qui tendrait à le prouver, c’est que les cahiers des États généraux sont presque unanimes pour demander, comme le bailliage d’Avesnes, à l’article 14 : « Que les barrières, dans l’intérieur du royaume, soient reculées aux extrêmes frontières, et que la circulation intérieure et le commerce de toutes marchandises et denrées soient entièrement libres et exempts de tout péage de traverse. »
  15. Ce rapport ne donne que des chiffres ronds et n’a pu être composé sur des documents précisément exacts, comme ceux que l’administration municipale possède aujourd’hui.
  16. D’après J. Peuchet, ce même Georges Toinet aurait assassiné Flesselles, Foulon et Bertier ; plus tard, il se fit chauffeur.
  17. Au mois de mars 1787, l’Assemblée des notables avait rejeté le projet de la suppression des douanes provinciales, comme attentatoire au bien public.
  18. « Depuis ce moment (loi du maximum), les fermiers n’ont apporté ni beurre, ni œufs au marché, et les bouchers refusent de tuer comme à l’ordinaire ; bref, on ne peut plus rien acheter ouvertement. Les paysans, au lieu de vendre leurs provisions en public, les portent en cachette dans les maisons particulières, en sorte qu’outre le prix exorbitant déjà établi, nous devons leur payer les risques qu’ils encourent en éludant la loi. » Un séjour en France, de 1792 à 1795 ; Lettres d’un témoin de la Révolution française, trad, par H. Taine. Lettre du 25 février 1794.
  19. La première idée des greniers d’abondance est fort ancienne en France et se retrouve dans une ordonnance de Henri III, du 27 décembre 1577. Sous Louis XV, l’établissement de Corbeil contenait l’approvisionnement des blés du roi, c’était une régie ; mais de 1776 à 1789 (acte Malisset) l’administration fut confiée à des particuliers, sur bail débattu. La réserve destinée à Paris, vers la fin de la monarchie, était de 25 000 sacs de blé.
  20. Voy. Pièces justificatives, 2.
  21. Toute réclamation adressée à la préfecture de police sur le service des facteurs donne immédiatement lieu à une enquête, à laquelle prennent part les inspecteurs, les contrôleurs, les vérificateurs. Entre un nombre considérable de réclamations dont les procès-verbaux ont passé sous mes yeux, j’en citerai un qui est caractéristique et prouve avec quel soin toutes ces opérations sont conduites. Un sieur N…, habitant Alger, envoie à un facteur de la halle aux légumes une caisse contenant des artichauts qui, trop pressés et mal emballés, arrivèrent sur le carreau, mous, noirs et flétris. Le vérificateur les ayant reconnus avariés, mais non insalubres, ils sont mis en vente à la criée et adjugés à un prix insigniflant. L’expéditeur réclame et accuse le facteur de l’avoir trompé. La préfecture envoie la plainte à l’inspecteur général ; les livres du facteur sont vérifiés, contrôlés avec le registre de l’administration ; on acquiert la preuve que la vente a été loyale et que la marchandise détériorée ne pouvait atteindre une enchère plus élevée. On répond alors à M. N… pour lui donner des explications concluantes, et l’on pousse la bonne grâce jusqu’à lui expliquer pourquoi ses artichauts sont arrivés en mauvais état, et quelles précautions il aura à prendre dorénavant dans l’emballage de ses denrées pour éviter un nouvel et semblable accident.
  22. L’origine de la vérification des poids et mesures remonte, en réalité, au fondateur même des halles de Paris. En 1220, Philippe-Auguste autorisa la corporation des marchands de la marchandise d’eau à établir des jurés-crieurs ; il leur afferma, pour la somme de 320 livres par an, les poids et les mesures et leur abandonna, comme équivalent, la haute police et la basse justice en cette matière. Voir Leroux de Lincy, Hist. de l’Hôtel de Ville, p. 110.
  23. Un décret du 28 juillet 1874 a modifié, d’une façon regrettable, cette organisation pour la vente de la volaille et du gibier. Les droits ad valorem payés à la Vallée ont été convertis en taxes d’octroi qui sont bien plus onéreuses. En outre, les marchandises destinées à être vendues sur le marché supportent un droit d’abri de 2 francs par 100 kilogrammes. Cette dernière mesure a eu pour conséquence l’augmentation des envois directs à domicile au détriment du marché.