Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie dans la seconde moitié du XIXe siècle/VII

CHAPITRE VII

LE PAIN, LA VIANDE ET LE VIN


i. — la halle aux blés.

Les trois aliments primordiaux. — La vieille Halle aux Blés. — Hôtel de Soissons. — Souvenir de Law. — La coupole. — La halle. — Calme et désert. — Marché en plein vent. — Agiotage. — Filière. — Entrée des blés et farines. — Moulins. — Transports par chemin de fer. — Mélanges. — La boulangerie. — Le grand panetier de France. — Arrêté du 19 vendémiaire an X. — Prescriptions léonines. — Rapport proportionnel des boulangers et de la population. — Taxe instantanée. — Taxe périodique. — Le système de compensation. — Liberté de la boulangerie. — La même chose en d’autres termes. — Le pain. — Nombre des boulangers. — Pain municipal. — Pain extérieur. — Consommation.

Le pain, la viande et le vin sont les trois éléments primordiaux de l’alimentation parisienne ; les autres denrées ne doivent venir qu’au second plan, car si elles sont utiles, elles ne sont point indispensables. Celles-là seules sont de première nécessité qui assurent la vie de l’homme, augmentent ses forces et lui permettent d’accroître la somme de travail dont il est capable. Aussi, comme nous l’avons dit plus haut, on s’est toujours préoccupé d’attirer vers Paris et d’y retenir les farines, les bestiaux, les liquides en quantité suffisante pour pourvoir à sa consommation quotidienne. De tous temps, aux époques les plus reculées comme les plus récentes, les plus troublées comme les plus calmes, on a établi des lieux spéciaux régis par des règlements sévères, où doit se faire publiquement la vente de ces objets d’une nécessité si rigoureuse qu’elle touche aux plus hauts intérêts de la politique et de l’ordre social. Les emplacements directement soumis à l’autorité municipale sont la Halle aux Blés, le marché aux bestiaux, les abattoirs et l’entrepôt général des liquides.

Sur les plans de Quesnel, de Gomboust, de Turgot, on voit très-nettement la configuration de l’ancienne Halle aux Blés. Large triangle compris entre les rues de la Fromagerie, de la Cordonnerie, de la Tonnellerie, elle était composée d’une vaste cour fermée par de hautes maisons, et se trouvait située à l’endroit où la rue des Halles débouche aujourd’hui sur le marché. Serrée entre des voies étroites que l’accroissement de la population rendait de plus en plus incommodes, elle resta là jusqu’en 1767. Par lettres patentes en forme de déclaration, datées du 25 novembre 1762, Louis XV avait ordonné que la Halle aux Blés serait reconstruite à l’endroit même où nous la voyons aujourd’hui. Les terrains qu’elle occupe étaient jadis un vignoble appartenant aux seigneurs de Nesle ; ils y firent bâtir, dans les premières années du treizième siècle, une maison de plaisance qu’ils donnèrent à saint Louis par acte authentique de 1232. C’est là que résida Blanche de Castille. L’habitation eut successivement pour propriétaires Philippe le Bel, Charles de Valois, Jean de Luxembourg, qu’on appelait le roi de Béhaigne (Bohême), et qui mourut à la bataille de Crécy. Ayant fait retour à la couronne, en vertu du mariage de Bonne de Luxembourg et du roi Jean, l’hôtel de Nesle fut, en 1355, offert par ce dernier au comte Amédée VI de Savoie. Acquis par Louis d’Anjou et repris pour la somme de 11 200 livres, au nom de Charles VI, il appartint à Louis d’Orléans. En 1500, Louis XII en abandonna une partie aux religieuses pénitentes et céda l’autre à Robert de Framezelles. Catherine de Médicis racheta en 1572 et 1575 une portion de ces terrains et y éleva un palais magnifique qu’on nomma l’Hôtel de la Reine. La tour où elle montait pour étudier les conjonctions astrologiques existe encore, déguisée en fontaine et munie d’un gnomon.

De mains royales en mains royales l’Hôtel de la Reine passa, le 21 janvier 1606, entre celles de Charles de Bourbon, comte de Soissons ; dés lors ce palais et ses dépendances prirent le nom du nouveau possesseur. Entré dans les domaines du prince de Carignan, il fut utilisé par Law pendant la fureur de l’agiotage, et le cabinet des estampes de la Bibliothèque impériale garde une très curieuse gravure qui représente l’hôtel de Soissons et le jardin divisé en logettes, avec ce titre : Plan de la Bourse de Paris, établie par ordonnance du roy, le 1er  août 1720. Le prince de Carignan mourut insolvable ; ses créanciers firent détruire l’hôtel en 1748 et 1749, à l’exception de la colonne élevée autrefois par Bullant ; celle-ci avait été achetée par Bachaumont, qui la céda à la ville sous condition qu’elle ne serait pas renversée. La ville acquit les terrains en 1755, et dès que l’ordonnance royale eut été rendue, sept ans après, on se mit à l’œuvre. La coupole, qui exigea un long et minutieux travail, ne fut terminée qu’en 1783 ; en 1802, elle s’écroula. Un décret impérial du 4 septembre 1807 en prescrivit la reconstruction, et spécifia même les matériaux qu’on devait y employer, car il est dit : « La Halle aux Blés sera couverte au moyen d’une charpente en fer, dont les arcs verticaux seront en fer fondu. Elle sera couverte en planches de cuivre étamé. » Terminée en décembre 1811, elle n’a plus été modifiée, et nous la voyons aujourd’hui telle qu’elle était alors.

Cette halle est un bâtiment circulaire, lourd, épais, sans grâce et sans grandeur, qui n’a rien de curieux qu’un écho vertical d’une puissance et d’une rapidité extraordinaires, La colonne de Catherine de Médicis n’offre qu’un médiocre intérêt, malgré le très-remarquable escalier en vis qui en garnit l’intérieur ; elle ressemble au couteau de Jeannot, dont on refaisait le manche après y avoir adapté une nouvelle lame ; elle a été réparée si souvent que la mère des derniers Valois ne la reconnaîtrait plus. L’aspect intérieur de la coupole est désagréable ; Victor Hugo l’a définie d’un mot cruel, mais mérité : « Le dôme de la Halle au Blé est une casquette de jockey anglais sur une grande échelle. » Elle est supportée par vingt-quatre arcades plein cintre sans ornement qui donnent à cette immense salle un aspect singulièrement froid et monotone. Un double escalier conduit au premier étage, où sont situés les bureaux des employés de l’administration, et au second étage, qui sert de halle aux toiles.

Autant les marchés de Paris sont bruyants et animés d’une fiévreuse activité, autant celui-ci est calme et pour ainsi dire endormi. Des sacs de grains sont empilés, çà et là, les uns sur les autres ; d’autres sont entr’ouverts pour laisser apercevoir les lentilles, les haricots, les farines, les maïs qu’ils contiennent ; un sergent de ville ennuyé se promène les mains derrière le dos ; quelques forts causent entre eux, à demi couchés sur des bancs, le grand chapeau à leurs pieds, le bâton à clous de cuivre pendu au poignet ; quelques rares passants traversent, en prenant garde de ne point se blanchir, les ruelles ménagées entre les monceaux de sacs ; le long des piliers s’élèvent des baraques en bois louées à raison de 50 centimes par jour, et où des marchandes au détail tricotent en attendant les pratiques ; est-ce un marché public, est-ce un magasin insuffisamment garni ? On peut s’y tromper.

Malgré tous les efforts de l’administration, on n’est jamais parvenu à retenir dans l’enceinte même de la Halle aux Blés les marchands de grains et de farines, les minotiers et les boulangers. C’est dans la rue de Viarmes, dans les cafés voisins qu’ils se tiennent, débattent leurs intérêts et font leurs affaires. Dire le chiffre de ces dernières est impossible, car le grain, comme toute denrée de consommation indispensable que le temps ne détériore pas, est devenu un objet de spéculation au lieu de rester ce qu’il devrait être, le plus respectable des objets de trafic. Les hommes qui se réunissent là autour de cette vaste rotonde les lundis, mercredis et samedis, sont en général des agioteurs bien plus que des commerçants. On achète des farines avec report et fin courant, comme ailleurs on fait des opérations sur des valeurs fictives. Les différences se payent sans que la marchandise ait été livrée ou même entrevue, et il peut se trouver tel négociant en grains qui se soit enrichi ou ruiné sans avoir jamais fait glisser dans ses mains une poignée de seigle ou de froment.

Certaines farines dont la provenance est notoire sont plus recherchées que les autres et trouvent immédiatement un débit assuré. Ce sont les farines dites des quatre marques, dont chacune représente la marque d’un meunier spécial. On en a, il y a dix ans environ, adopté quatre autres, ce qui porte les farines demandées, on peut même dire célèbres, à huit marques. Dés qu’une partie de farine a été déposée dans un magasin, le fait de ce dépôt est constaté par un bulletin de récépissé connu sous le nom de filière. Ce bulletin devient dès lors l’objet même de la spéculation ; selon que les farines sont en hausse ou en baisse, il acquiert ou perd de la valeur ; on le transmet par voie d’endossement comme un billet à ordre ; le dernier signataire, celui qui se fait délivrer la marchandise, est le seul qui ait à acquitter le prix originel entre les mains du propriétaire qui a opéré le dépôt. Les filières des huit marques portent parfois la signature de plusieurs centaines de personnes qui toutes ont participé à la spéculation avec des chances diverses, mais dont deux seulement — le premier vendeur et le dernier acheteur — ont fait un commerce réel. On comprend d’après cela combien il est difficile de savoir à la Halle aux Blés sur quelles quantités de grains les opérations sérieuses ont eu lieu ; mais nous avons pour nous renseigner avec certitude les constatations de l’octroi. En 1868 il est entré à Paris 11 137 192 kilogrammes de blés et 218 314 849 kilogrammes de farines.

Le chiffre des farines est bien plus élevé que celui des grains ; ce fait s’explique de lui-même ; Paris ne possède que deux ou trois moulins, tandis que les départements ont des minoteries considérables. Ce sont ces dernières qui alimentent la capitale. Six cents meuniers environ répandus dans trente-six départements concourent, en temps régulier, à notre approvisionnement. Le département de Seine-et-Oise compte jusqu’à 250 moulins en rapport avec Paris ; Seine-et-Marne, 80 ; Eure-et-Loir, 66 ; puis le nombre va en diminuant jusqu’à la Moselle, la Côte-d’Or, les Bouches-du-Rhône, la Dordogne, qui chacun n’en possèdent qu’un seul. Les farines principalement employées à Paris proviennent des blés de Beauce, de Brie et de Picardie. Les qualités nutritives en sont égales, mais les nuances diffèrent ; la première est très-blanche, la seconde légèrement rousse, la troisième est d’une couleur intermédiaire entre les deux précédentes. Ces trois types de farines mêlés ensemble arrivent à en former un seul qui sert de base à la fabrication de notre pain. Les boulangers font le mélange eux-mêmes, chez eux, dans une chambre spéciale, car ils achètent ces diverses farines en sacs séparés à la Halle aux Blés. Si le commerce des grains jouit depuis longtemps déjà d’une franchise qui lui a permis de prendre enfin l’essor dont il était susceptible, il n’en est pas ainsi du commerce de la boulangerie qui, pendant bien des années tenu sous le régime d’une réglementation des plus sévères, n’en est pas encore arrivé, quoi qu’on puisse croire, à la liberté absolue. Il n’y a pas à revenir sur les entraves dont les derniers siècles embarrassaient toute transaction qui avait pour objet les denrées alimentaires, mais il est utile de faire connaître quelles sont les différentes précautions restrictives qui, de notre temps, ont entouré la profession de boulanger. Elle ne relève plus du grand panetier de France, comme avant l’ordonnance du 25 septembre 1572, mais elle dépend encore de l’autorité municipale qui, dans certains cas prévus et déterminés, peut toujours intervenir.

Un arrêté consulaire du 19 vendémiaire an X en consacrait le monopole, et exigeait de chaque boulanger un approvisionnement de farines proportionné à l’importance du débit, approvisionnement qui devait être déposé en partie dans les magasins de l’État (grenier d’abondance ou de réserve) et en partie gardé au domicile même du boulanger. Une série de décrets et d’ordonnances promulgués de 1812 à 1828 ne se rapportent qu’à des modifications de détail. Les prescriptions auxquelles les boulangers étaient astreints peuvent se résumer ainsi : obligation d’obtenir une permission après justification de bonnes vie et mœurs, d’apprentissage suffisant et de connaissance du métier ; obligation d’un dépôt d’approvisionnement ; obligation d’exercer à l’endroit fixé par l’autorité compétente et d’avoir la boutique toujours garnie de pain ; défense d’abandonner sa profession avant d’en avoir donné l’avis préalable six mois d’avance ; faculté pour l’autorité municipale d’interdire le boulanger dont l’approvisionnement est incomplet, d’emprisonner administrativement le boulanger dont l’approvisionnement est épuisé jusqu’à ce qu’il l’ait reconstitué ou en ait versé la valeur représentative à la caisse des hospices ; défense de faire vendre ailleurs que dans sa boutique ; obligation d’accepter la taxe officielle. L’ordonnance qui accordait au préfet ou au maire le droit exorbitant de faire, en dehors de l’action de la justice, incarcérer un boulanger, a été rapportée en 1819 ; mais les autres prescriptions furent maintenues et étaient encore en vigueur il y a peu d’années.

Le nombre des boulangers de Paris était calculé de façon qu’il y en eût un pour 1 800 habitants, et l’approvisionnement qu’on exigeait d’eux devait pouvoir subvenir pendant trois mois aux besoins de la consommation parisienne. Au moment de son extension, Paris comptait 601 boulangers, auxquels l’annexion de la banlieue en a ajouté 319. Il n’y avait pas de commerce moins libre ; on a souvent sans raison comparé la taxation à la loi du maximum ; l’une en effet existait avant l’autre, car l’article 30 de la loi des 19-22 juin 1791 reconnaît positivement à l’autorité municipale le droit de fixer le prix du pain. Les différents éléments dont on se servait pour déterminer la taxe étaient le prix du blé d’après les mercuriales, les frais de mouture, le poids du blé, le rendement du blé en farine, le rendement de la farine en pain, et enfin une allocation de sept francs pour la panification d’un quintal métrique de farine. C’étaient là les bases immuables sur lesquelles on appuyait la taxe depuis 1811, époque à laquelle on commença à faire des calculs proportionnels sérieux pour arriver à satisfaire d’une façon équitable les droits du fabricant et les nécessités du consommateur.

Pendant plusieurs années la taxe n’était modifiée que rarement, dans certaines circonstances exceptionnelles d’accroissement ou de diminution rapide du prix des céréales ; c’est ce qu’on appelait la taxe instantanée ; mais à partir de 1823 le prix du pain a été fixé par le préfet de police, tous les quinze jours, après délibération d’une commission municipale[1], d’après la valeur moyenne des farines de première et de seconde qualité vendues à la Halle pendant les deux dernières semaines ; c’est là la taxe périodique qui fonctionnait hier encore.

Deux décrets du 27 décembre 1853 et du 7 janvier 1854 instituèrent pour la boulangerie une caisse garantie par la ville de Paris et surveillée par le préfet de la Seine. C’est alors que commença le système de compensation. En dehors de diverses opérations qui étaient destinées à faire des avances aux boulangers, à solder leurs achats de farines et qui ne rentrent pas d’une manière impérative dans notre sujet, la caisse devait percevoir et payer les différences que la taxation imposait aux boulangers entre la valeur réelle et le prix de vente. Ainsi, lorsque la récolte abondante devait faire abaisser d’une façon notable le taux du pain, on le maintenait à une certaine élévation, et l’excédant du prix de vente était versé à la caisse de la boulangerie, qui se constituait ainsi un fonds de réserve ajouté aux 36 millions qu’elle avait été autorisée à emprunter par décrets du 18 janvier 1854, du 20 janvier et du 15 mars 1855 ; mais par contre, lorsque, les céréales manquant sur le marché, le pain était menacé d’une augmentation trop onéreuse pour la population de Paris, la taxe était fixée au-dessous du cours normal, et le déficit que dans ce cas chaque boulanger avait à supporter était remboursé par la caisse. Ce système, que l’état inquiétant de nos récoltes en 1855 avait fait imaginer, était simple, ingénieux, d’une application facile et a rendu de sérieux services aux habitants de Paris.

On a pu croire qu’on y renonçait définitivement lorsque le décret du 22 juin 1863 proclama la liberté de la boulangerie[2] et que celui du 31 août de la même année modifia l’organisation de la caisse ; il n’en fut rien. En effet, ce dernier décret, qui établissait un droit d’octroi supplémentaire de un centime par kilogramme de blé et de un centime trois millièmes par kilogramme de farine, disait à l’article 5 : « Toutes les fois que le prix pour le kilogramme de pain de première qualité dépassera 50 centimes, d’après les appréciations de l’administration municipale, la caisse de la boulangerie supportera l’excédant. » Or le nouvel impôt était destiné à remplacer la surtaxe de compensation. Les mots ont changé, le fait est resté le même. L’année 1868, au point de vue du produit des céréales, a été exceptionnellement mauvaise ; dès l’automne de 1867, le prix du pain monta d’une façon inquiétante, il avait dépassé un franc les deux kilogrammes ; le préfet de la Seine est intervenu immédiatement, et, le 8 novembre 1867, il a rendu un arrêté par lequel, sous des termes différents, la taxe est rétablie. Le bénéfice de la panification est porté à neuf francs au lieu de sept, le prix du kilogramme de pain est fixé à un maximum de 50 centimes et la différence est remboursée aux boulangers. Cet arrêté n’avait aucune force obligatoire ; mais le commerce de la boulangerie s’y est soumis immédiatement, et c’est grâce à ces prescriptions que nous avons traversé sans troubles des conjonctures très-pénibles qui ont pesé d’une façon redoutable sur le nord de l’Europe et sur l’Algérie. Le meilleur moyen de ne jamais manquer de blé est encore de supprimer les droits de douane et d’abaisser jusqu’aux dernières limites les frais de transport des céréales sur les chemins de fer.

Malgré le décret du 22 juin 1863, la situation de la boulangerie parisienne n’a donc pas été essentiellement modifiée ; elle échappe, il est vrai, à la limitation et à l’approvisionnement forcé, mais elle est restée exposée à l’influence directe de l’autorité dès que le prix du pain dépasse un certain taux. Par là, le gouvernement semble se démentir lui-même. Doit-on l’approuver ou le blâmer ? C’est aux économistes à décider la question. Il ne faudrait pas s’étonner cependant, si la récolte des années prochaines n’est pas abondante, qu’on en revînt purement et simplement à la taxe périodique. Si ce système est contraire à la liberté des transactions, il a du moins cet avantage inappréciable de rassurer la population et de lui prouver qu’elle ne paye pas le pain au-dessus de sa valeur réelle.

Il est inutile de dire comment se fait le pain, de raconter ce que c’est que la délayure, la frase, la contrefrase, le découpage et la cuisson. Tout le monde sait qu’un ferment est nécessaire pour faire lever la pâte, c’est-à-dire pour développer en elle du gaz carbonique qui la gonfle, la perce de petites cavités nombreuses, la rend légère, nourrissante et digestive. On opère généralement à Paris avec du levain, portion de pâte déjà fermentée et gardée dans une pièce dont la température est invariable, ou avec de la levure de bière. Ce qui constitue l’infériorité indiscutable du pain parisien par rapport au pain allemand, c’est que ce dernier est toujours fait avec de la levure fraîche, tandis que le nôtre est préparé avec de la levure sèche, qui, pour peu qu’elle ne soit pas employée dans les proportions précises, donne à la pâte une saveur désagréable. Un quintal métrique de farine produit 150 kilogrammes de pain ; le blé rend poids pour poids ; ce sont là du moins les calculs officiels vérifiés par l’expérience et sur lesquels on s’est toujours appuyé pour établir la taxe.

Une cause qui tend à maintenir le pain à un taux élevé, c’est que l’exploitation des boulangeries a augmenté dans des proportions considérables. Autrefois il y avait 920 boulangers ; en juin 1869 on en compte 1286[3] ; la clientèle s’est donc répandue et divisée ; mais les frais n’ont pas diminué, et dès lors les prix n’ont pu être abaissés. La préfecture de la Seine, afin d’assurer à la population des subsistances en rapport avec les petites bourses, fait vendre sur les halles et les marchés du pain de deuxième qualité fabriqué à la boulangerie municipale pour les hospices et les prisons. Ce pain a bonne apparence, quoiqu’il soit opaque et trop chargé de mie. En général, il n’est pas à souhaiter que l’État se fasse commerçant ; c’est là un mauvais principe, car les moyens dont il dispose sont tels qu’il peut arriver facilement au monopole. Dans le cas présent, l’intention qui a dirigé la préfecture de la Seine est honorable. La population de Paris a un sorte d’aversion instinctive pour le pain de deuxième qualité, dont elle n’use que lorsqu’elle ne peut faire autrement. Un relevé fait en 1859 prouve que la vente du pain de première qualité effectuée par les boulangers en boutique s’est élevée à 161 751 231 kilogrammes, tandis que celle du pain de seconde qualité n’a atteint que le chiffre de 2 005 918 kilogrammes. On a voulu prouver aux consommateurs que le pain municipal était bon et avait de sérieuses qualités nutritives ; y est-on parvenu ? C’est à en douter ; car quoiqu’il coûte cinq centimes de moins par kilo, il n’en a été vendu sur les marchés que 1 591 940 kilogrammes pendant le cours de l’année 1868[4].

En dehors de leurs 1 286 boutiques munies de fours, les boulangers ont dans différents quartiers 526 dépôts qu’ils alimentent avec les produits de leur fabrication ; de plus, le décret qui a proclamé la liberté de ce genre de commerce a permis aux boulangers des départements de faire entrer du pain dans Paris, à la condition de payer aux barrières un droit d’un centime par kilogramme. Certaines espèces de pain de nos environs avaient jadis une grande réputation ; on sait que le pain de Gonesse était considéré comme le meilleur de tous ceux qui se fabriquaient en France ; cette vieille renommée semble ne plus subsister aujourd’hui, et les arrivages de pain extérieur n’apportent qu’un appoint insignifiant aux quantités que Paris absorbe chaque année. En effet, les entrées, pour 1868, ne se sont élevées qu’au chiffre de 2 082 090 kilogrammes, chiffre très-minime par rapport à la consommation de Paris, qui, pendant le cours de la même année, a été de 276 681 939 kilogr. 150 gr. : ce qui donne par habitant une consommation annuelle de 151 kilogr. 583 gr., et une consommation quotidienne de 415 gr. 29 centigrammes.

ii. — le marche aux bestiaux.

Poissy et Sceaux. — Marché de la Villette. — Frais de transport et de chargement. — Régie. — Droits d’entrée au marché. — Droits d’abri. — Le nouveau marché — Les halles de vente. — Bouveries et bergeries. — Aménagements mal compris. — Formalités. — Estampilles. — La flânerie. — Chiens de berger. — Garantie nonaire. — Troupeaux. — Envois successifs. — L’alimentation et la force musculaire. — Caveant consules.


Au seizième siècle, deux marchés à bestiaux furent établis aux environs de Paris : l’un à Poissy, pour les bœufs venus de Normandie, l’autre à Sceaux, pour les moutons de Brie et de Champagne ; le marché aux veaux, longtemps situé près de la place du Châtelet, fut, par arrêt du 8 février 1646, transféré sur le quai des Ormes. Ces trois marchés, où affluait, à jours désignés, toute la viande sur pied destinée à l’alimentation de Paris, fonctionnaient il y a peu de temps encore ; celui de Poissy n’a pas perdu toute son importance, et de vieilles habitudes traditionnelles y ramènent encore quelques marchands. Cependant un décret du 6 avril 1859 déclarait d’utilité publique la construction à Paris d’un marché central aux bestiaux ; on trouvait avec raison qu’il était inutile d’aller s’approvisionner au dehors, et qu’il était plus simple d’attirer les animaux sur les lieux mêmes où ils devaient être abattus, dépecés et consommés.

À la Villette, nouvellement annexée, vers l’extrémité de la rue d’Allemagne, en limite de la route militaire côtoyée par les fortifications, auprès du canal de l’Ourcq, à deux pas de la porte de Pantin, sur un vaste terrain contenant 23 hectares, on a élevé le nouveau marché aux bestiaux, qui doit, par la seule force des choses et dans un temps très-rapproché, absorber à son profit tout le trafic du bétail. Une convention passée entre le préfet de la Seine et l’un des administrateurs du chemin de fer de ceinture, en date du 26 juillet 1864, et approuvée par le conseil municipal le 4 août de la même année, a eu pour résultat la construction d’un embranchement de voie ferrée qui amène les bestiaux dans l’enceinte même du marché. Le prix du transport est fixé par tête et par kilomètre à 10 centimes pour un bœuf, 4 centimes pour un porc ou un veau, 2 centimes pour un mouton ; les frais de chargement et de déchargement sont de 5 centimes par mouton, 20 centimes par porc et par veau, 50 centimes par bœuf. Une régie adjugée sur soumission cachetée a été chargée de l’établissement du marché, de la construction du chemin de fer, de l’exploitation du marché pendant cinquante ans. D’après le cahier des charges autorisé par décret du 11 décembre 1864, les régisseurs perçoivent pour l’entrée sur le marché un droit de 2 francs 50 centimes par bœuf, de 1 franc par veau, de 50 centimes par porc, de 25 centimes par mouton ; de plus, tout animal vendu ou non vendu est soumis à un droit d’abri par chaque nuit qu’il passe dans le marché ; ce droit varie de 50 à 10 centimes, selon qu’il s’agit de bœufs ou de moutons. Le premier marché a été tenu le 21 octobre 1867 sur le nouvel emplacement, qui, deux jours auparavant, avait été inauguré.

Derrière des grilles élevées sur la rue d’Allemagne, l’établissement s’ouvre par un large préau divisé en barrières assez semblables à celles qu’on met à la porte des théâtres dans les jours d’affluence ; c’est par là que les bestiaux doivent passer, afin de pouvoir être plus facilement comptés par les employés de l’octroi. Sur une place actuellement nue, triste et grise, mais qui plus tard sera sans doute gazonnée[5], se dresse, dans toute la laideur de sa simplicité, cette fontaine qu’on voyait jadis près de la caserne du Prince-Eugène, et qui ressemble à ces maigres surtouts où les ménagères de province excellent à étager les petits pots de crème. Deux grands bâtiments en pierre de taille viennent ensuite et sont affectés aux bureaux et au logement des agents de la régie, de la préfecture de la Seine et de la préfecture de police. Deux abreuvoirs à pente douce précèdent les halles immenses destinées à abriter le bétail pendant la vente.

Ces halles parallèles, au nombre de trois, sont divisées par de larges rues qui permettent aux voitures apportant les menus bestiaux d’aborder contre le quai même du marché. C’est une vaste construction composée d’un toit vitré supporté par des colonnettes en fonte. Si c’est glacial en hiver, c’est brûlant pendant l’été ; mais les animaux n’y font pas un très-long séjour et du moins ils ne sont pas exposés à toutes les intempéries de l’air. La halle du milieu, consacrée aux bœufs, aux taureaux et aux vaches, a 216 mètres de longueur sur une largeur de 87m,20. La halle de droite, réservée aux porcs, a 100 mètres de moins en longueur et une largeur égale ; elle est en tout semblable à la halle de gauche, où l’on empile les moutons et les veaux dans des parquets trop étroits. Pendant les jours de grande chaleur, les moutons couverts de laine, forcément pressés les uns contre les autres, seront haletants, promptement épuisés, et l’on en verra plus d’un mourir d’apoplexie foudroyante. Le terrain ne manquait pas, et, quitte à ne pas rester dans une parfaite symétrie de construction, on aurait pu donner aux parcs une ampleur que comportait l’abondance parfois extraordinaire des moutons.

Au delà des halles pleines de mugissements, de bêlements, de grognements, s’étendent les bouveries et les bergeries, grands bâtiments formant étables, surmontés de greniers et disposés de façon à ménager au centre une cour garnie d’un abreuvoir. Ces constructions sont toutes récentes ; elles ont été élevées pour un objet déterminé, et, comme telles, devraient remplir certaines conditions indispensables. Il semble cependant qu’elles pourraient être plus complètes et mieux aménagées à l’intérieur. Les bouveries, disposées pour recevoir 852 animaux, sont divisées en plusieurs compartiments garnis de mangeoires et de râteliers armés d’anneaux ; à certains moments d’entrée et de sortie, les troupeaux sont exposés à se mêler, à se confondre et à produire un grand désordre, parce que chaque compartiment ne s’ouvre pas sur une porte spéciale ; c’est là un inconvénient notable et auquel il serait extrêmement facile de remédier, à la grande joie des conducteurs et des gardiens.

Ce défaut n’existe pas pour les bergeries, dont chaque parquet à une porte particulière qui donne des dégagements commodes et assure la régularité du service. Mais les parcs, contenant cent cinquante animaux, ont des râteliers arrangés de telle sorte que cent seulement peuvent y trouver à manger ; deux râteliers latéraux pour un si grand nombre de bêtes sont manifestement trop restreints, et l’on devrait établir une mangeoire transversale qui, séparant le parquet en deux parties égales, permettrait à chaque animal d’atteindre aisément sa nourriture. Malgré son apparence futile, cette question est fort grave, car il importe singulièrement que l’animal, déjà fatigué par une longue marche, par un voyage en chemin de fer, par une modification radicale de ses habitudes, puisse se refaire convenablement au moment même où il va être abattu et livré à la consommation. La vitellerie paraît à l’abri de toute critique ; elle est spacieuse, bien distribuée en larges compartiments et alimentée par une énorme chaudière qui permet de donner à boire aux veaux l’eau tiède qui leur est indispensable.

Le marché est quotidien, mais il faut du temps pour déraciner les habitudes prises, et là plus qu’ailleurs il est facile de s’en apercevoir. Le jeudi, qui correspond aux anciens marchés de Poissy et de la Chapelle, ce sont les porcs et les bœufs qui abondent ; le lundi au contraire voit arriver les moutons, qui ce jour-là affluaient à Sceaux. Les halles peuvent abriter 4 600 bœufs et 22 000 moutons. Quand un conducteur a franchi les grilles avec son troupeau, il fait sa déclaration et reçoit en échange un numéro d’ordre. Avant que la vente soit commencée, ces numéros réunis sont tirés au sort et désignent les places réservées. De cette façon il n’y a ni passe-droit ni intrigues, et chaque marchand subit les chances du hasard. Les bœufs, les vaches, les taureaux sont soigneusement séparés les uns des autres. Il m’a semblé que certains animaux visiblement affaiblis et souffrants étaient attachés à part comme s’ils n’avaient plus aucune prétention à devenir viande de boucherie et se résignaient d’avance aux humiliations de l’équarrissage.

Chaque animal porte une double estampille de reconnaissance qui lui sert de signalement. Les bœufs sont marqués avec des ciseaux, à droite par le marchand, à gauche par l’acquéreur, qui, à côté de son chiffre, a soin de figurer le nombre d’animaux qu’il a achetés, de façon que le conducteur du troupeau puisse toujours s’assurer si ce dernier est au complet. Les moutons sont tachés de rouge ou de bleu ; les porcs sont timbrés au fer rouge, méthode cruelle contre laquelle protestent des cris effroyables et d’épouvantables grognements. Les ventes, échelonnées selon les espèces d’animaux, commencent à dix heures et finissent à trois heures et demie. Les marchands de bestiaux sont très-flâneurs ; ils vont, ils viennent, ils causent d’affaires indifférentes tout en guignant de l’œil les animaux qu’ils convoitent ; ils se rendent au café, en sortent, y rentrent, sifflotent entre leurs dents d’un air désintéressé et cherchent à faire croire par leurs allures qu’ils sont peu décidés à traiter. Il se passe ainsi, sans pourparlers actifs, une heure, deux heures et plus ; mais le temps marche, la cloche qui donne le signal de la fermeture réglementaire du marché va bientôt sonner, il ne reste plus qu’un quart d’heure ; tout change alors : une sorte de fièvre semble avoir saisi chacun de ces promeneurs si tranquilles il n’y a qu’un instant ; en quelques minutes toutes les transactions sont proposées, acceptées, conclues ; on se frappe dans la main et il n’y a plus à s’en dédire.

Les conducteurs arrivent, suivis de leurs grands chiens si intelligents, si prévoyants, si rapides, les différents lots de bestiaux sont marqués, séparés et dirigés vers la bouverie, vers l’abattoir, vers la barrière, selon la destination à laquelle on les réserve. Les chiens les escortent, l’œil au guet, rassemblant le troupeau, se jetant au fanon des bœufs qui vont trop vite, mordant les jambes de ceux qui vont trop lentement, les défendant de tout, même d’un choc de voiture. Le marché se vide peu à peu, devient désert, on n’entend plus que quelques mugissements lointains qui se confondent avec les bruits de la grande ville ; les halles, où souffle un puissant courant d’air, semblent des solitudes mornes et désertes ; des hommes viennent alors, on commence le balayage et l’on recueille le précieux engrais que laissent après elles ces longues troupes d’animaux.

Un vieil usage, reconnu par un arrêté du 13 juillet 1699, par lettres patentes du 1er  juillet 1782, et affirmé de notre temps par un arrêt de la cour de cassation en date du 19 janvier 1841, assure aux marchands, bouchers ou autres, qui achètent des bœufs, ce qu’on appelle la garantie nonaire, c’est-à-dire que si le bœuf meurt de mort naturelle avant que le neuvième jour qui suit la vente soit écoulé, la transaction est nulle de plein droit et le prix de l’animal est restitué s’il y a lieu. C’est là une sorte de coutume féodale qu’on est surpris de voir subsister encore ; elle pouvait avoir sa raison d’être lorsque les troupeaux parcouraient une longue route et supportaient des fatigues sans nombre avant de parvenir à Paris, mais aujourd’hui que les trajets se font avec une célérité extrême, il semble que cet usage suranné devrait être abrogé. C’est aux bouchers à agir à leurs risques et périls, et à n’acquérir que des animaux en bon état.

Les bestiaux arrivés en 1868, à destination de Paris, tant sur les anciens marchés qu’au marché central, forment des troupeaux près desquels ceux qu’Ulysse admirait dans l’île de Trinacria sont à peine dignes d’être mentionnés : 218 853 bœufs, vaches et taureaux, 201 562 veaux, 153 289 porcs, 1 308 312 moutons et 98 chèvres. Le total représente 1 882 114 animaux vendus et réservés à notre nourriture. On pourrait croire qu’il y a parfois une abondance extraordinaire de bestiaux, puis un ralentissement successif, et par conséquent une sorte de disette, car si la consommation est incessante, la production est limitée. Par suite d’usages locaux, d’habitudes anciennes dont on retrouve déjà trace au moyen âge, les provinces nourricières semblent s’être donné le mot pour n’arriver qu’à tour de rôle sur notre marché.

La Normandie nous envoie ses bœufs de juin à janvier ; le Maine-et-Loire d’octobre à mars ; le Nivernais, le Charolais, le Bourbonnais de mars à juin ; le Limousin, la Charente, la Dordogne de novembre à juin. Il en est de même pour les moutons : ceux de l’Allemagne viennent de septembre à janvier ; ceux du Midi, c’est à-dire de la région située au sud d’Orléans, de mai à septembre ; de Maine-et-Loire de juillet à novembre ; du Nord (Aisne, Oise, Somme, etc.), de janvier à mai ; du Berri, de mai à septembre ; du Soissonnais, de février à mai ; de la Champagne, d’août à décembre ; des environs de Paris, entre l’époque des récoltes et celle des semailles. La bonne et maternelle France s’est divisé la lourde tâche d’alimenter sa capitale qui, comme un enfant gâté, regorge de biens sans même s’inquiéter d’où ils lui arrivent.

Les départements expéditeurs les plus importants sont au nombre de trente-deux, parmi lesquels ceux du Calvados, de la Nièvre, de la Sarthe, de Seine-et-Oise, de Maine-et Loire, font les envois les plus réguliers et les plus considérables. Cependant, malgré la richesse de notre sol, il est à croire que nous ne suffisons plus aux besoins de notre subsistance, car voilà l’étranger qui pousse ses troupeaux jusque sur notre marché. Grâce aux chemins de fer ils arrivent sans trop souffrir, et l’on peut, par des chiffres puisés à des documents authentiques, montrer que l’Europe entière concourt à notre approvisionnement. En effet, pendant l’année 1868, l’Allemagne a expédié à Paris 629 342 moutons ; l’Italie, 1 950 bœufs ; l’Espagne, 1 501 bœufs et 2 604 moutons ; la Hongrie, 178 280 moutons ; le Tyrol, 2 183 moutons ; la Suisse, 1 239 veaux. On ne s’arrêtera pas là, et je sais que des commissionnaires sont partis pour la Roumanie afin d’aviser au moyen d’amener jusqu’à Paris, sans trop de frais ni trop de déchet, les immenses troupeaux qui paissent là-bas dans les steppes. La viande de boucherie deviendra, dans un temps rapproché, une question sociale à laquelle il ne serait pas inutile de réfléchir dès à présent. Autrefois, l’ouvrier qui mangeait quotidiennement de la viande était une exception ; aujourd’hui, c’est le contraire qui a lieu. Il faut s’en applaudir, car l’homme abondamment nourri est apte à une somme considérable de travail.

À l’époque où l’on construisait le chemin de fer de Rouen au Havre, qui, on se le rappelle, avait été concédé à une compagnie de Londres, on mit côte à côte et l’on fit travailler ensemble des ouvriers anglais et des ouvriers français. Ces derniers, malgré leurs efforts, malgré l’amour propre qui les talonnait, n’arrivaient qu’à grand-peine à faire la moitié de la besogne que leurs compagnons achevaient facilement. Les encouragements, les menaces échouaient ; il y avait là une sorte d’impuissance physique qu’il fallait reconnaître et subir. Un médecin consulté sur ce fait s’enquit de la nourriture respective des ouvriers. Les Français dînaient avec de la soupe, un plat de légumes, du fromage, beaucoup de pain et de l’eau ; les Anglais buvaient de la bière et mangeaient de la viande. Le problème était résolu. On mit nos compatriotes au régime de leurs rivaux ; quinze jours après ils les avaient égalés.

C’est là un fait heureux, et l’alimentation plus substantielle donne aujourd’hui plus de force à notre population ; mais la propriété est excessivement divisée en France, les vastes pâturages sont rares où l’on peut entretenir et nourrir de nombreux troupeaux ; les biens des communes sont incultes ou peu s’en faut, et il est fort probable que, dans un assez bref délai, la France ne produira plus la viande nécessaire à sa consommation. Dans ce cas-là nous serions, sous ce rapport, dans la complète dépendance de l’étranger. Il y a là un péril qu’il est bon de signaler, c’est aux économistes et aux agriculteurs à trouver le remède, car une nation doit toujours être en mesure de se nourrir elle-même.

iii. — les abattoirs.

Souvenirs des bouchers. — Tueries. — Abattoirs terminés en 1818. — Abattoir actuel. — Chevillards. — L’octroi. — Vendredi saint. — Procumbit humi bos ! — Égorgeurs. — Bœuf paré. — Sacrificateurs juifs. — Le tendon de Jacob. — Orientation. — Coscher et treipha. — Utilisation. — Corporation des bouchers. — Armagnac et Bourgogne. — Liberté de la boucherie. — La viande aux Halles centrales. — Le pavillon n° 3. — Gobets. — Inspection. — Viandes insalubres. — Vente à la criée. — Consommation annuelle et quotidienne. — Hippophagie. — Répulsion. — Bœuf à la mode. — Kirghizes. — Le bœuf violé. — Bœufs gras. — Accidents. — Intermittences. — Comparses du cortège. — Petits théâtres et garnison.


Les animaux achetés au marché n’y font point un long séjour, et promptement ils sont conduits à l’abattoir, qui s’étend maintenant de l’autre côté du canal de l’Ourcq sur une superficie de 211 672 mètres, et s’ouvre sur la rue de Flandre. Les deux établissements, reconnus nécessaires par le décret du 6 août 1859, ont été construits simultanément ; l’abattoir a pu être ouvert le 1er  janvier 1867. La dénomination de certaines rues du vieux Paris indique les étapes que les bouchers ont successivement parcourues dans la ville. On retrouve leurs traces dans la Cité par l’église de Saint-Pierre aux-Bœufs, qui fut détruite en 1837 ; puis, prés du Châtelet, par Saint-Jacques-la-Boucherie, par les rues de la Tuerie, de la Tannerie, de la Vieille-Place-aux-Veaux, surnommée la place aux Saincts-Yons, du nom d’une famille de bouchers célèbre ; par le quai de la Mégisserie. Autrefois on tuait partout, à chaque étal était accolé un abattoir. « Le sang ruisselle dans les rues, dit Mercier ; il se caille sous vos pieds et vos souliers en sont rougis. »

Malgré différentes tentatives pour rejeter hors des murs ces tueries dangereuses à tout point de vue, le vieil esprit de routine avait prédominé, et dans les premières années de ce siècle on égorgeait encore les animaux devant les portes mêmes des boutiques où la viande devait être débitée. Il ne fallut rien moins que trois décrets impériaux (9 février, 19 juillet 1810, 24 février 1811) pour mettre fin à cet abus intolérable. Ces décrets prescrivaient la construction immédiate de cinq abattoirs situés à proximité des quartiers du Roule, de Montmartre, de Popincourt, d’Ivry et de Vaugirard ; mais ils ne furent terminés qu’à la fin de 1818. Ils ont disparu en partie aujourd’hui, emportés par des voies nouvelles, et doivent tous être remplacés par le grand établissement de la rue de Flandre. Ce dernier n’est pas beau et n’a rien de monumental ; il est réuni au marché aux bestiaux par un pont jeté sur le canal de l’Ourcq.

Ainsi qu’au marché, on compte les animaux lorsqu’ils entrent à l’abattoir, en ayant soin de ne les laisser pénétrer qu’un à un par la grille en’trouverte. En face de cette grille, au delà d’une vaste cour pavée, s’étendent quarante pavillons, séparés en groupes égaux par trois rues perpendiculaires et trois rues transversales qui s’entre-croisent à angle droit ; ces pavillons contiennent des bouveries destinées à abriter les animaux et 151 échaudoirs, où on les dépèce lorsqu’ils ont été abattus dans la cour intérieure qui s’allonge au centre de ces constructions. Ces échaudoirs, ces cours sont cimentés avec soin, et le terrain, disposé en pente, aboutit à une rigole qui se dégorge dans une bouche d’égoût ; partout il y a des fontaines et de l’eau en abondance. Chaque jour, un millier d’ouvriers bouchers, fondeurs, tripiers, fréquentent l’abattoir et lui donnent une sinistre animation.

Le travail commence, selon les saisons, de quatre à six heures du matin, et se prolonge jusque vers une heure. À deux heures, les bouchers viennent faire leurs achats aux chevillards ; on appelle ainsi des hommes dont le commerce consiste à acquérir des bestiaux au marché, à les faire abattre et à les vendre, morts et parés, aux marchands détaillants. Tout animal habillé est pendu à une forte cheville en fer, d’où le nom de chevillard. Sept cent vingt-cinq voitures, numérotées, tarées, dont on connaît le poids précis, font le service de l’abattoir aux différents quartiers de la ville. Avant de franchir la grille, elles sont forcées de passer devant le pavillon des employés de l’octroi et de s’arrêter sur une bascule ; on pèse ainsi exactement la quantité de viande qu’elles emportent. Les droits, acquittés immédiatement, sont de 11 centimes 0735 par kilogramme ; deux centimes sont réservés spécialement pour ce que l’on nomme les droits de l’abattoir. Les frais de construction seront ainsi promptement couverts par cette surtaxe assez minime

On travaille tous les jours, mais le vendredi saint, et cela se comprend aisément, amène un surcroît de besogne ; les étaux sont dégarnis, il faut pourvoir aux besoins de la ville, et l’on se met à l’œuvre ; les hécatombes commencent alors dès le milieu de la nuit, et souvent ne sont point terminées à trois heures de l’après-midi. Malgré les anciens abattoirs encore subsistants, c’est celui de la rue de Flandre qui occupe le plus grand nombre d’ouvriers et fournit le plus d’aliments à la consommation de Paris. En 1868, dans l’abattoir général et dans les abattoirs de Villejuif, Grenelle, Belleville, de la Petite-Villette, de Batignolles, on a mis à mort 1 725 365 animaux, représentant 104 478 281 kilogrammes de viandes prêtes à être vendues en détail. Le poids moyen a été, pour les bœufs, de 350 kilogrammes, de 210 pour les vaches, de 65 pour les veaux et de 19 pour les moutons. Le prix moyen de la viande achetée à l’abattoir a été, en 1868, pour les bœufs, 1 fr. 34 par kilogramme ; pour les vaches, 1  fr.  25 ; pour les veaux, 1  fr.  65 ; pour les moutons, 1  fr.  35. Malgré ces grands massacres, tout se passe avec un calme et un ordre parfaits.

Dans leurs vêtements de travail maculés de sang, les garçons bouchers ressemblent aux sacrificateurs antiques. Avec leurs manches retroussées qui laissent voir la vigoureuse musculature de leurs bras, avec leur cou épais, leurs larges épaules, ils ont une haute tournure qui ferait pâmer d’aise un peintre intelligent. Ils ont de gros sabots ; le bas de leur pantalon est retenu par un tortil de paille qui le maintient et l’empêche de flotter ; une longue serpillière les couvre depuis le haut de la poitrine jusqu’au milieu des jambes ; une ceinture de cuir rattache à leur côté la boutique, sorte de trousse triangulaire en bois où sont fichés les six couteaux nécessaires à leurs sanglantes opérations ; à côté, au bout d’une lanière, pend le fusil sur lequel les lames courtes et fortement emmanchées sont incessamment aiguisées. À les voir occupés à leur rude besogne, il est difficile de ne pas admirer leur adresse. Le bœuf est amené dans la cour rougie où plane une vague odeur tiède et fade. Une corde forte et courte enlace ses cornes, Cette corde est passée dans un anneau fixé au sol ; on fait un nœud solide ; l’animal courbe la tête, et tout son corps présente ainsi l’image d’un plan irrégulier incliné. Le boucher saisit un merlin et frappe un coup, un seul, entre les deux cornes. Sans un cri, sans un mugissement, le bœuf tombe sur les genoux et se laisse glisser sur le flanc. Dans son œil qui roule et semble vouloir sortir de l’orbite, se peint un étonnement sans nom ; il pousse un souffle bruyant par ses naseaux dilatés ; parfois il cherche à se relever, il tourne sa pauvre tête alourdie. Trois ou quatre coups de masse donnés sur le frontal le couchent par terre et l’achèvent. On lui coupe la gorge alors, et l’on recueille le sang avec soin dans de larges baquets que l’on appelle des roues et où on l’agite précipitamment pour l’empêcher de se coaguler.

Les moutons sont simplement égorgés ; on les amène, on les étend de force sur des claies qui peuvent en contenir dix, et on leur coupe le cou, l’un après l’autre, pendant qu’un homme, poussant devant lui une auge à roulettes, reçoit le sang qui s’échappe de leur blessure. On ne peut s’imaginer l’agilité de ces égorgeurs, la précision de leurs mouvements, la rapidité de leurs gestes. Calculant sur une montre à galopeuse, j’ai vu qu’il fallait 48 secondes pour mettre à mort 20 moutons. Lorsque l’animal, assommé et saigné, n’offre plus aucun signe de vie on le souffle, c’est-à-dire qu’à l’aide d’un énorme soufflet dont le tuyau a été introduit dans une incision faite à la peau, on le gonfle, de manière à séparer facilement le cuir de la chair. Puis on l’ouvre, on le vide et on le pare. Parer un bœuf, c’est, après l’avoir accroché à une poutre transversale, le dépouiller de sa peau, le débarrasser de tous les organes intérieurs, détacher les épaules, enlever la tête, le fendre dans toute sa longueur et lui donner la plus belle apparence possible. Cette minutieuse et fatigante besogne exige une demi-heure de la part d’un ouvrier expérimenté.

Il est bien rare qu’à l’abattoir on se serve de scie ; là, les garçons bouchers dédaignent cet instrument, qui facilité singulièrement le travail ; ils n’emploient que le couteau et une sorte de hache toute en fer, afin de n’être jamais exposée à se démancher, qu’on nomme le fendoir. Ils le manient avec une dextérité merveilleuse. À l’aide de cet outil, qui paraît lourd et incommode, ils divisent d’un bout à l’autre la colonne vertébrale d’un bœuf avec une telle précision, que la moelle épinière est séparée en deux parties exactement égales. Un professeur d’anatomie se reconnaîtrait difficilement au milieu des dénominations employées par les gens de l’abattoir ; les maxillaires supérieurs d’un bœuf s’appellent le canard ; la moelle épinière devient l’amourette ; le péritoine, c’est la serviette ; chaque portion de l’animal prend ainsi un nom auquel les nomenclatures scientifiques sont demeurées absolument étrangères.

Parmi ces hommes alertes et solides qui chantent et rient tout en se hâtant, il en est quelques uns que l’on distingue, car ils ne procèdent point comme les autres. Ce sont les sacrificateurs juifs ; il y en a quatre à l’abattoir central. Ils sont, selon l’usage, désignés par le grand rabbin après examen préalable, car pour eux il y a certaines prescriptions à observer, et l’on sait que le peuple israélite ne s’écarte pas facilement de ses vieilles coutumes. Tout animal destiné à la nourriture des juifs doit être égorgé, et ne peut, sous aucun prétexte, être préalablement assommé. Cette méthode, toute hiératique, et qui n’a de raison d’être que dans les pays très-chauds, où la viande se décompose avec une extrême rapidité, est cruelle, et j’ai vu des bœufs se débattre longtemps avant de pouvoir mourir. De plus, la bête, aussitôt qu’elle est morte, doit être ouverte et examinée avec minutie, car, si elle est impure, elle ne peut être livrée au peuple de Dieu. Le Lévitique, chapitre xxii, a énuméré tous les cas qui doivent faire rejeter la viande destinée à la nourriture. Autrefois les Juifs ne mangeaient jamais la cuisse des animaux, en souvenir de la lutte pendant laquelle Jacob (le boiteux) eut le fémur déboîté par l’ange ; « c’est pourquoi, jusqu’à ce jour, les enfants d’Israël ne mangent pas le tendon qui se trouve à l’emboîture de la hanche, parce qu’il (l’ange) avait touché l’emboîture de la hanche de Jacob, le tendon. » (Genèse, chap. xxii, v. 32, Cahen.) Les juifs italiens les premiers sont arrivés à enlever très-prestement le tendon interdit, et maintenant nulle portion de l’animal n’est abandonnée aux chrétiens, ainsi que cela se faisait jadis avec certains détails que Buxtorf raconte[6].

L’animal qu’on s’apprête à sacrifier devrait être, selon l’antique usage des Juifs, attaché par les quatre pieds réunis, en souvenir d’Isaac que son père lia ainsi sur le bûcher ; aujourd’hui, à Paris du moins où les minutes valent des heures, on se contente à moins. Lorsque le bœuf est solidement fixé à l’anneau, on lui passe un nœud coulant à chaque jambe de devant ; la corde est attachée à un câble manœuvré à l’aide d’un treuil ; en deux tours de roue, l’animal est par terre, étendu sur le flanc. Un boucher pose un genou sur son épaule, le saisit par les cornes et lui ramène violemment la tête en arrière. Involontairement, lorsqu’on assiste à ce spectacle, on pense aux sculptures commémoratives du culte de Mythra.

Pendant ce temps, le schohet (textuellement le trancheur) est debout ; il tient son damas à la main. C’est un coutelas emmanché très-court, à lame longue, droite, inflexible et arrondie du bout. Il passe deux fois très-attentivement l’ongle sur le fil afin de s’assurer que celui-ci n’est point ébréché, car il est dit au Lévitique : « Vous ne mangerez d’aucun sang, » et les juifs croient que si la lame avait une entaille, si petite qu’elle fût, l’animal pourrait s’effrayer, que dans ce cas le sang se coagulerait dans le cœur d’où il ne pourrait s’écouler. Le sacrificateur s’avance alors ; en marchant, il doit dire mentalement : « Béni soit le Seigneur qui nous a jugés dignes de ses préceptes et nous a prescrit l’égorgement. »

Arrivé près du bœuf, il se baisse, lui saisit le fanon, et d’un seul coup lui tranche la gorge ; il se jette précipitamment en arrière pour éviter le jet de sang, se redresse, et deux fois encore passe l’ongle sur la lame de son couteau pour s’assurer qu’il n’a pas touché la colonne vertébrale, car alors la viande serait devenue impure. Je ne sais si c’est un effet du hasard, mais tous les animaux que j’ai vu sacrifier étaient tournés du côté de l’est, direction idéale vers laquelle tant de religions inclinent à leur insu et sous différents prétextes, comme si elles se souvenaient encore des cultes solaires.

Le bœuf égorgé se débat avec des gestes spasmodiques et terribles ; je n’affirme pas que, dès que le sacrificateur a le dos tourné, un garçon boucher ne saisisse pas une masse et ne frappe pas la victime pour l’achever et abréger ses angoisses dernières. Il est un fait à noter : ces hommes qui vivent dans le sang, dont le métier est de tuer, ont horreur de voir souffrir les animaux et ils procèdent toujours de façon à les anéantir du premier coup. Lorsque le bœuf a enfin poussé le dernier râle, qu’on est certain qu’il est bien mort, on l’ouvre. Le schohet revient alors, il examine s’il n’y a pas d’adhérence au poumon, si l’estomac ne contient pas un objet qui aurait pu à la longue amener une perforation, si la vésicule du fiel, si la rate sont intactes, si nulle fracture, fût-ce celle d’une vertèbre caudale, n’atteint les os[7]. Lorsque l’examen est satisfaisant, lorsque nul signe néfaste n’a été remarqué, l’animal est dit coscher (droit), c’est-à-dire permis, et comme tel on le marque à différentes places d’une estampille spéciale ; sinon il est treipha (lacéré), c’est-à-dire interdit, et on le livre immédiatement aux chrétiens. Ces deux mots, qui sont de l’hébreu chaldaïque, ont subi quelque transformation en passant par la bouche des garçons bouchers ; on les a francisés, et à l’abattoir on les prononce invariablement coche et treifle. Le sacrificateur juif se contente d’égorger et de vérifier si l’animal remplit toutes les conditions exigées ; le reste ne le concerne plus et rentre dans les attributions des bouchers ordinaires.

D’un animal mort rien ne se perd, la sagace industrie sait tirer parti de tout. À l’abattoir même, dans la cour d’entrée, s’élève un pavillon divisé en deux compartiments, munis de larges chaudières, où l’on prépare les pieds de mouton et les têtes de veau, de façon à les mettre dans l’état où nous les voyons à la porte des boucheries, flottant dans un baquet plein d’eau de puits, car l’eau de rivière les noircit. Les graisses sont gardées avec soin ; on a même construit deux fondoirs dans l’enceinte de l’établissement ; mais, à ce qu’il parait, ils pèchent singulièrement sous le rapport pratique, car on n’est pas encore parvenu à les utiliser. La graisse de mouton, lorsqu’elle est de bonne qualité, est employée à faire de la stéarine, qui sert à la fabrication des bougies. Le pied de bœuf fournit une huile dont on use en horlogerie. Les gros intestins du bœuf sont achetés par les charcutiers, qui en enveloppent quelques-uns de leurs produits ; les intestins grêles sont expédiés en Espagne, où l’on sait en confectionner certains saucissons très-recherchés au delà des Pyrénées ; les intestins grêles du mouton deviennent des cordes de harpe ; les os font du noir animal. Tous les détritus absolument inutiles sont réunis au fumier et forment avec ce dernier un engrais assez recherché, car chaque année il s’en vend à l’abattoir central pour une somme de 16 000 francs environ.

Les bouchers ne sont plus aujourd’hui ce qu’ils ont été jadis, une corporation toute-puissante, formée d’un certain nombre de familles privilégiées, et imposant souvent leurs volontés à Paris, ainsi qu’ils le firent sous le règne de Charles VI, lorsqu’ils prirent parti pour le duc de Bourgogne contre les Armagnacs. En 1411, les Saincts-Yons, les Goys, dirigés par leur chef Caboche, eurent assez d’influence pour forcer le roi à substituer dans ses emblèmes la couleur blanche à la couleur bleue. On peut penser que lorsque les Armagnacs rentrèrent à Paris, ce ne fut point pour ménager de pareils adversaires ; en effet on rasa les grandes boucheries du Châtelet et du parvis Notre-Dame, qui étaient devenues des lieux de rassemblements redoutables. « Le vendredy, quinzième jour du dit mois (février 1416), dit le Bourgeois de Paris, firent commencer à abattre la grande boucherie de Paris ; et le dimanche ensuivant vendirent les bouchers de ladite boucherie sur le pont Nostre-Dame, moult ébahis pour les franchises qu’ils avaient en la boucherie, qui leur furent ostées. »

Ce fut là en réalité le coup de mort pour la corporation, qui n’arriva jamais à se reconstituer d’une façon exclusive. Plus tard, en février 1587, Henri III continua l’œuvre de destruction et ouvrit le commerce de la boucherie à tous ceux qui se montrèrent capables de l’exercer. Néanmoins il en fut des bouchers comme des boulangers, la prétendue liberté dont ils jouissaient n’était qu’illusoire, et la loi du 19-22 juillet 1791 réserve provisoirement à l’autorité municipale le droit de fixer la taxe de la viande. Cette mesure durait encore il y a quelques années et dura jusqu’au décret du 28 février 1858, qui proclamait la liberté de la boucherie ; mais légalement le droit de taxation appartient toujours aux municipalités, puisque la loi de 1791 n’a pas été abrogée.

Les bouchers ont passé, avant d’en arriver là, par le régime de la taxe et par le système des catégories, système compliqué, pénible à comprendre pour les acheteurs, et dont l’application créait des difficultés sans nombre. En effet, les bouchers excellaient à si bien mêler les catégories ensemble qu’il n’était point aisé de s’y reconnaitre et que les plus habiles s’y laissaient prendre. La quantité des étaux était limitée à 500 autrefois ; maintenant il n’en est plus ainsi, la liberté est vraiment complète, rien ne peut plus restreindre le nombre des bouchers, et ils vendent la viande à prix débattu, comme on peut faire pour toute autre espèce de denrée. Il y a aujourd’hui dans Paris 1 574 boutiques de bouchers, auxquelles il faut ajouter 268 étaux dans les halles et marchés.

Pour encourager les bouchers de province à profiter de la rapidité des chemins de fer et à envoyer de la viande à Paris, on a ouvert, en vertu de l’ordonnance de police du 3 mai et du 24 août 1849, une vente à la criée pour les viandes directement expédiées par les départements. Ce marché, qui se tenait d’abord rue des Prouvaires, est devenu assez considérable pour occuper aux Halles centrales le pavillon n° 3, qui est divisé en deux parties distinctes, l’une réservée à la vente en gros et l’autre à la vente au détail. Quoique d’institution récente, cette criée a déjà produit des résultats excellents, et son importance augmente tous les jours ; en 1858, les transactions s’opéraient sur 10 millions (chiffre rond) de kilogrammes de viande, et en 1868 ce chiffre avait doublé, puisqu’il s’est élevé à celui de 19 251 997 kilogrammes 9 hectogrammes.

Le pavillon spécialement réservé à ce genre de commerce est curieux à visiter. Dès une ou deux heures du matin, les viandes parées, venues des abattoirs ou des débarcadères de chemins de fer, sont apportées, mises en place, accrochées à des chevilles et divisées, selon les propriétaires auxquelles elles appartiennent, en un certain nombre de gobets, c’est-à-dire lots de vente. Lorsque ce premier travail est achevé, que chaque morceau est numéroté, les inspecteurs de la boucherie commencent leur tournée, et à l’aide d’un cachet imbibé d’encre bleue marquent d’un V majuscule chaque pièce jugée saine. Celles qui, après examen, ont été reconnues insalubres sont mises à part. Toute viande qui conserve encore, malgré une mauvaise apparence, des qualités nutritives, est expédiée pour la nourriture des animaux carnassiers au Muséum d’histoire naturelle, qui en 1868 a reçu 134 341 kilogrammes. Le reste est arrosé d’essence de térébenthine et remis à des équarrisseurs qui l’utilisent pour des usages industriels. La quantité des viandes saisies en 1808 a été de 157 296 kilogrammes[8].

Quand les viandes sont estampillées, on en vérifie la marque et on les met sur le plateau, énorme balance expressément surveillée par les préposés du poids public ; une fiche de papier répétant le numéro d’ordre de la pièce sert à inscrire le poids reconnu, et est fixée par une épingle sur le morceau lui-même. Quand tous ces préliminaires sont terminés, mais seulement alors, la vente à la criée commence. Telles sont les opérations diverses, toutes accomplies sous l’œil même des agents de l’autorité compétente, par lesquelles on assure à Paris la viande de boucherie dont il a besoin, la consommation en est très-considérable, et se décompose ainsi pour l’année 1868 : viande de boucherie et abats de veau sortant des abattoirs ou venant de l’extérieur, 126 457 324 kilogrammes ; viande et abats de porc sortant des abattoirs ou venant de l’extérieur, 19 902 608 kilogrammes, ce qui donne pour 1 année une consommation de plus de 146 millions de kilogrammes. La population de Paris étant actuellement, y compris la garnison, de 1 825 274 habitants, la consommation d’un Parisien est donc, en viande de boucherie, par an, de 69 kilogrammes 28 ; par jour de 189 grammes 8 centigrammes ; en viande de porc, de 10 kilogrammes 90 par an ; par jour de 29 grammes 8 centigrammes[9].

Ce genre d’alimentation qu’il faudrait pouvoir propager sans mesure a le défaut de coûter très-cher ; pour remédier à cet inconvénient on a essayé de populariser l’usage de la viande de cheval. La tentative a été nulle, pour ne pas dire plus, et jusqu’à présent l’hippophagie n’a obtenu que des résultats négatifs. Il ne suffit pas en effet à quelques savants animés d’excellentes intentions de se réunir autour d’une table bien servie, de manger des beefsteaks de cheval aux truffes, des rognons de cheval au vin de Champagne, des langues de cheval à la sauce tomate, de boire de bons vins, de prononcer d’élégants discours pour vaincre des préjugés enracinés et faire accepter un aliment nouveau. Les gens pauvres savent très-bien que les chevaux abattus et destinés à servir de nourriture sont de vieux animaux fatigués, épuisés par un long labeur, par l’âge, et que c’est là un objet de subsistance mauvais, peu réparateur, parfois dangereux. Certains esprits forts ont pu faire, par curiosité, un essai qu’ils n’ont pas renouvelé, mais la masse ne s’est point laissé entraîner par toutes les belles promesses qu’on faisait au nom de l’hippophagie, et franchement nous ne pouvons l’en blâmer. Une ordonnance de police du 6 juin 1866 a réglé les conditions d’existence des boucheries de cheval, qui ont commencé à fonctionner le 9 juillet de la même année ; au 31 décembre 1866 on en comptait 22 ; aujourd’hui il n’en existe que 19, qui toutes font d’assez maigres affaires ; il y a quatre abattoirs spéciaux à Bicêtre, Gentilly et Pantin. Le nombre des animaux mis à mort jusqu’à ce jour (septembre 1869) a été de 5 801 chevaux, 246 ânes et 37 mulets ; la moyenne de l’âge est de 14 ans et le total du poids de la viande qu’on en a retirée est de 1 121 520 kilogrammes.

Ces établissements sont surveillés aussi par les inspecteurs de la boucherie, qui saisissent tout animal insalubre ; dans un seul abattoir, 24 chevaux ont été détruits et livrés aux fabricants d’engrais, parce que sur ce nombre cinq étaient atteints de fracture avec fièvre, dix de morve et de farcin, sept d’affections chroniques de poitrine, deux d’ulcères et de maladies cutanées.

La viande des chevaux livrés aux bouchers se décompose vite, car elle est presque toujours frappée d’anémie par suite des longues fatigues que l’animal a supportées et qui ont ruiné son organisme ; il faut s’en défaire cependant et les acheteurs n’en veulent pas. Alors on en confectionne des saucissons auxquels on donne la forme et l’apparence de ceux qui sont fabriqués à Arles, en Lorraine, en Allemagne, et on les écoule en les faisant vendre par des fruitiers, des épiciers, des marchands de salaisons[10]. Au bout de peu de temps cette charcuterie d’une nouvelle espèce se désagrège, se décompose et devient immangeable. De plus, pendant la nuit et en grand mystère, car il faut éviter l’œil trop bien ouvert de la police, on porte de la viande de cheval chez les traiteurs infimes, qui en font des entrecôtes et des filets ; il n’est pas rare chez ces bouchers de découvrir dans quelque coin retiré une pièce de cheval piquée et prête à devenir du bœuf à la mode ; quand on surprend ces hommes en flagrant délit de colportage prohibé, ils répondent : « Que voulez-vous que nous fassions de notre viande, puisqu’on n’en vend pas à l’étal ? » Ce n’est point par de tels moyens que les marchands feront cesser le vieux préjugé qui subsiste malgré tous les efforts faits pour l’ébranler, car bien des malheureux ont refusé des bons de viande de cheval qu’on leur avait gratuitement distribués ; et cependant certains peuples, ne seraient-ce que les Kirghizes qui vivent en nomades dans les steppes asiatiques, sont très-friands de viande de cheval et la préfèrent à toute autre.

Il est difficile de parler du commerce de la viande sans dire quelques mots du bœuf gras. D’où vient cette puérile cérémonie ? Du paganisme sans doute, duquel nous l’avons acceptée, sans en conserver la signification religieuse et astronomique. Rabelais raconte que Gargantua s’amusait à jouer au bœuf violé ; c’était là, en effet, le nom qu’on donnait jadis, en France, à l’animal promené dans la ville, au son des violes, le jeudi gras, par les garçons bouchers. Placé sur son dos, un enfant tenait à la main une épée et un sceptre, signes d’une royauté éphémère. Pendant la Révolution, ce vieil usage païen tomba en désuétude, et l’on put croire qu’il était pour jamais abandonné ; mais il fut promptement remis en honneur par le Consulat, qui cherchait volontiers à distraire la population et à l’éloigner des préoccupations politiques. C’était alors le syndicat de la boucherie qui faisait les frais de la mascarade.

Tous les bœufs gras n’ont point été des victimes pacifiques, et quelques-uns, ennuyés du bruit qui les entourait, cherchèrent à y échapper. En 1812, le dimanche 10 février, sur la place du théâtre des Italiens, le bœuf jeta bas l’enfant qu’il portait, s’enfuit, renversa plusieurs personnes, et ne fut repris qu’avec peine ; en 1821, il se débarrassa, deux jours de suite, du palanquin où siégeait l’Amour. De ce moment, l’autorité décida que le bœuf ne servirait plus de monture à personne ; ce fut alors qu’on mena à travers Paris le char symbolique conduit par le Temps lui-même. C’est de 1822 que date l’inauguration de cette promenade olympique où des dieux enrhumés et des déesses grelottantes se montrent à demi nus aux badauds de Paris. En 1848, 1849, 1850, nous n’eûmes pas de bœuf gras ; une décision du préfet de police datée du 24 janvier 1849, et approuvée par les ministres de l’agriculture et de l’intérieur, avait supprimé cette bacchanale, mais en 1851 on la rétablit. Seulement, comme aucun boucher parisien n’avait consenti à acheter de bœuf gras, ce fut le directeur de l’Hippodrome qui se chargea de la promenade. Depuis le rétablissement de l’Empire, cette fête semble prendre un développement plus considérable ; en dehors des quêtes faites à domicile, ceux qui l’organisent reçoivent directement de l’administration une somme de 6 000 francs, votée par le conseil municipal. Aujourd’hui, c’est l’acquéreur même du bœuf gras qui est le grand maître de ces inutiles cérémonies, dans lesquelles il trouve une réclame flatteuse pour sa vanité.

On croit généralement que les déesses, les druides, les héros et les dieux sont pris parmi le corps des bouchers ; que la plus jolie bouchère devient Vénus et que le plus beau garçon boucher est momentanément coiffé du casque de Mars. C’est là une erreur. Depuis longtemps déjà la boucherie parisienne semble tenir à honneur de s’éloigner de ces exhibitions surannées. Le personnel de quelque théâtre de troisième ordre donne les figurantes qui, sous le fard et le blanc de céruse, peuplent l’Olympe de carton ; quant aux comparses, mousquetaires, Mexicains, gardes-françaises, qui forment l’escorte, s’arrêtent à toute station pour trop boire, et qui, malgré les oscillations imprimées par l’ivresse, conservent dans les rangs une sorte de régularité disciplinée, ils sont tout simplement empruntés à la garnison de Paris au prix de 2 fr. 50 par homme et par jour. versés à la masse du régiment. Nous regrettons, pour notre part, qu’on ne s’en soit pas tenu à l’arrêté de police du 29 janvier 1849, et qu’on ait cru devoir renouveler un spectacle qui n’amuse guère que les bonnes d’enfants. Serait-ce un encouragement à l’agriculture ? Il est illusoire en présence du concours de Poissy, institué par ordonnance ministérielle du 31 mai 1815, et qui maintenant est établi au marché central de la Villette[11].

iv. — l’entrepôt général.

Le marché en bateaux. — Halle aux vins. — Décret du 20 mars 1808. — L’entrepôt. — Dispositions. — Caves et celliers. — Location. — Précautions. — Dégustation. — Dépotoir. — Marché en gros. — Les tonneaux. — Huiles et vinaigres. — Vins frelatés. — Le mariage des vins. — Fabrique de vins. — Vin noir. — Vins de Madère et de Zucco. — Amélioration de l’eau-de-vie. — Dégustateurs assermentés. — 11 546 cabarets. — Le vin au ruisseau. — Consommation de Paris. — Équilibre rompu. — Exiguïté de l’entrepôt. — Tolérance. — Bercy. — Grenier d’abondance. — Projets. — Le Muséum et la Salpêtrière. — Modifications indispensables


Le temps n’est plus où les particuliers et les marchands ne pouvaient vendre leurs vins que lorsque l’on avait déjà crié dans les rues de Paris « le vin du roi, le vin des seigneurs, le vin des moines » ; ce commerce est absolument libre aujourd’hui, une fois qu’il s’est mis en règle avec le fisc. Jadis et jusque vers le milieu du dix-septième siècle, le marché aux vins se tenait sur la Seine même, dans des bateaux qui avaient amené les produits de Bourgogne. En 1656, le sieur de Chamarande et le maréchal de camp près les armées du roi, deBaas, obtinrent de Louis XIV l’autorisation de construire une halle aux vins, à la condition d’en partager le produit avec l’administration de l’hôpital général. L’édifice ne fut guère terminé que vers 1664 ; il s’élevait quai Saint-Bernard, près la porte du même nom, en face du fort de la Tournelle, sur des terrains que la lutte d’Abeilard et de Guillaume de Champeaux avait jadis rendus célèbres.

Cette halle étant devenue insuffisante, Napoléon prescrivit, par décret impérial du 20 mars 1808, la création d’un entrepôt général des liquides, destiné à recevoir les vins, alcools, huiles et vinaigres expédiés à Paris par la province. Dans le projet primitif, l’établissement s’ouvrant quai Saint-Bernard devait occuper tout l’emplacement compris entre la rue de Seine (aujourd’hui Cuvier) et la place Maubert ; de plus, il eût été traversé par un canal qui aurait permis d’apporter, sans transbordement, la marchandise sur le lieu même où elle serait emmagasinée. Le 15 août 1811, on posa la première pierre des constructions, qui auraient dû être complètement achevées en 1816 ; mais le gros œuvre ne fut élevé que vers 1818, et jusqu’en 1845 on travailla à mettre la dernière main à l’entrepôt, dans l’enceinte duquel, durant les premières années du règne de Louis-Philippe, on avait momentanément installé la prison de la garde nationale, au vieil hôtel de Bézancourt. Couvrant aujourd’hui une superficie de 14 hectares, dont 10 sont occupés par des bâtiments, il affecte une forme trapézoïdale et se trouve bordé par le quai Saint-Bernard, la rue des Fossés-Saint-Bernard, la place Saint-Victor et la rue Cuvier. Bâti en pierres meulières, couvert en tuiles, il est sombre et triste d’aspect.

Il est divisé en trois parties distinctes ; l’une, réservée aux vins, située sur le quai Saint-Bernard et formée de quatre pavillons ; l’autre, presque insignifiante, consacrée aux huiles et adossée à la rue Cuvier ; la troisième enfin, exhaussée sur une terrasse, et renfermant trois constructions destinées aux alcools et à la cave particulière de l’administration des hospices. Le long des grilles s’étendent les bâtiments qui servent de postes aux agents de l’octroi, aux pompiers, aux employés divers que nécessite le service intérieur. Soixante-trois fontaines versent l’eau indispensable à une telle exploitation. Les vastes quadrilatères en pierres spécialement attribués à l’entrepôt des vins comportent 158 caves au niveau du sol, 49 caves souterraines, deux magasins partagés en 312 travées et 116 celliers ; les constructions isolées où l’on resserre les eaux-de-vie ont 69 celliers ; le terrain superficiel qui peut être couvert par la marchandise a une étendue de 95 742 mètres 55 centimètres. La location de l’emplacement varie selon l’importance de ce dernier ; un arrêté préfectoral du 30 mars 1866 fixe les prix ; on paye annuellement dix francs par mètre carré dans les caves et les celliers à eau-de-vie ; trois, cinq, six et huit francs pour le mètre carré dans les caves et les celliers à vins ; d’après le budget de la ville de Paris, l’entrepôt a rapporté 725 774 francs 85 centimes en 1868.

C’est un va-et-vient perpétuel de haquets qui entrent et qui sortent, de futailles qu’on roule, qu’on rouanne, qu’on gerbe, qu’on poinçonne, qu’on charge et qu’on décharge. Devant sa cave spéciale, chaque marchand entrepositaire possède une petite cabane en bois qui semble portative tant elle est grêle et légère ; c’est là son bureau, et c’est dans cette sorte de guérite qu’il reçoit les acheteurs. Dans le pavillon des vins et dans les rues qui l’avoisinent, on peut fumer ; mais dans celui des eaux-de-vie, cela est formellement interdit ; là, en effet, au milieu de ces matières inflammables par excellence, une étincelle peut allumer un incendie redoutable, et l’on ne saurait user de trop sévères précautions. Chaque soir, après la fermeture de l’Entrepôt, fermeture qui a lieu à six heures en été et à cinq en hiver, la moitié des employés passe une inspection générale dans tous les magasins, afin de bien s’assurer qu’il n’existe nulle chance de sinistre. Aussi, malgré les avantages tout particuliers qu’elles offrent aux entrepositaires, les compagnies d’assurances contre l’incendie ne font là que des affaires assez restreintes.

Nulle pièce de liquide ne peut être conduite hors de l’Entrepôt sans avoir été visitée par les agents de l’octroi, et il doit en être ainsi, puisque les droits ne s’acquittent qu’à la sortie. Une déclaration signée par le marchand est confiée au voiturier, qui la remet aux préposés de service à la grille spécialement désignée pour l’expédition. Si la pièce contient du vin, on la jauge à l’aide d’un bâton gradué, qu’on nomme le bâton d’octroi, et qui donne une appréciation assez juste ; de plus, pour s’assurer que le liquide ne contient pas plus des 18 degrés d’alcool déterminés par les règlements, on le goûte. C’est là le côté vraiment pénible du métier, et l’on ne comprend pas comment ces agents peuvent résister à cette perpétuelle et insupportable dégustation. Devant leur corps de garde, à l’endroit où les baquets s’arrêtent, le pavé est violâtre et exhale une insupportable odeur de lie de vin. Si le tonneau renferme de l’alcool, on en prend une certaine quantité qu’on expérimente à l’aide de l’alcoomètre, qui permet de reconnaître immédiatement quel est le nombre de degrés de la liqueur. Tout liquide qui contient plus de 18 centièmes d’alcool, acquitte les droits imposés aux trois-six.

Lorsqu’il y a discussion entre les employés de l’octroi et l’entrepositaire expéditeur sur la contenance d’une futaille, on a recours au dépotoir, instrument de précision qui prononce en dernier ressort, car il est combiné de façon à être infaillible. C’est une série de vingt et une cuves cylindriques en cuivre étamé ; chacune d’elles peut recevoir jusqu’à huit hectolitres et est mise en rapport direct avec un tube de verre gradué qui, opérant comme un niveau d’eau, indique exactement la quantité de liquide versée dans la cuve. On décante le tonneau dans la cuve, dont le robinet est fermé, le tube marque la quantité contestée, et la vérification s’opère alors sur des données irrécusables.

Lorsqu’il y a contestation entre les marchands, ce qui arrive souvent pour les alcools, à cause des droits très-élevés qui les atteignent, c’est encore le dépotoir qu’on fait intervenir. Ce service est dirigé par un employé assermenté du poids public et par quatre ouvriers qui déposent un cautionnement, car ils sont responsables des dégâts que peut entraîner la manutention des pièces. Les droits que l’on acquitte pour faire dépoter sont de cinq centimes pour 20 litres. En 1868, on a dépoté 152 776 hectolitres 98 litres ; les neuf dixièmes des opérations ont porté sur les alcools.

Le commerce qui se fait à l’entrepôt est actif et très-important sur les vins ordinaires, mais ne touche que d’une façon accidentelle et restreinte aux vins fins ; c’est là que les détaillants viennent s’approvisionner, que l’industrie achète ses alcools ; presque tous les marchés ont lieu en gros, et sauf quelques rares exceptions, on ne vend qu’à la pièce. Par suite d’habitudes provinciales, et aussi, il faut bien le dire, de l’impossibilité presque matérielle pour les tonneliers de faire deux fûts ayant exactement la même dimension, toutes les pièces reçues à l’Entrepôt sont de contenance différente ; mais, au premier coup d’œil, un marchand exercé reconnaît la provenance d’un tonneau et sait par cela même quelle en est la capacité approximative ; pour le Maçonnais et le Beaujolais, 212 litres ; pour Cahors et Marseille, 215 ; Anjou et Bordelais, 218 ; Beaugency, 230 ; Touraine, 250 ; Bourgogne, 271. — Il est vivement à désirer, pour la sécurité et la facilité des transactions, qu’on arrive à l’uniformité de mesures ; mais, à moins de remplacer les futailles par des bacs en cuivre étamé ou en fer boulonné, on n’y parviendra pas de sitôt.

Dans le principe, l’Entrepôt avait été construit pour centraliser et abriter les liquides en général qui peuvent se conserver sans avaries ; les huiles et vinaigres devaient y tenir une place notable ; mais on verra, par les chiffres qui suivent, que ces deux denrées n’arrivent au quai Saint-Bernard qu’en quantités illusoires. En effet, en 1868, le mouvement a été, pour les vins : stock de l’année précédente, 407 083 hectolitres 04 litres ; entrées, 983 910 hectolitres 50 litres ; sorties, 956 847 hectolitres 58 litres. Pour les alcools : stock de 1867, 31 610 hectolitres 26 litres ; entrées, 199 105 hectolitres 95 litres ; sorties, 195 826 hectolitres 19 litres et demi. Ces chiffres-là sont importants et ont amené un roulement de fonds considérable ; mais les huiles représentent 4 176 hectolitres 85 litres pour les entrées, et 3 462 hectolitres 90 litres et demi pour les sorties ; quant aux vinaigres, la proportion est à peu prés la même : 4 873 hectolitres 16 litres à l’entrée et 3 693 hectolitres 38 à la sortie.

On peut affirmer que les vins sont très-rarement frelatés à l’Entrepôt, car, pendant l’année 1868, sur la grande quantité que nous venons de citer, on n’a saisi que 150 hectolitres. C’étaient plutôt des liquides tournés, entrés en souffrance par suite du voyage ou des mauvaises conditions de l’emmagasinement que des vins sophistiqués. On confisque les vins trop faibles en alcool ou déjà aigris ; dans ce cas, on les mélange avec du vinaigre et on les rend au propriétaire, qui peut en tirer parti sous cette nouvelle forme. Lorsque le vin est jugé définitivement mauvais et insalubre, on roule la pièce qui le contient jusqu’au port Saint-Bernard et on la défonce tout simplement dans la Seine. Si les vins ne sont pas falsifiés à l’Entrepôt, ce n’est pas cependant une raison pour qu’ils en sortent tels qu’ils y sont entrés. On n’y ajoute pas d’eau, car les pièces payant d’après la jauge, les négociants se gardent bien de donner dans une telle duperie ; mais on fait le vin, c’est-à-dire qu’on mêle ensemble les produits de différents crus, de façon à obtenir un seul type, — c’est le mot consacré.

Cette opération se fait dans de vastes cuves ou dans des foudres gigantesques ; on procède avec méthode, sans mystère, aux yeux de tout le monde : c’est un usage reçu et accepté par le commerce. Quand on veut obtenir de bon vin de Bordeaux ordinaire, on prend deux pièces de vin de Blaye, vin rouge, sain, mais plat, deux pièces de ces petits vins blancs qu’on appelle vins d’entre deux mers, qui sont récoltés aux environs du bec d’Ambez, et une pièce de vin de Roussillon. On verse ces différents vins dans la cuve, on les agite fortement de façon à activer le mariage, puis on laisse reposer le liquide, que ne tarde pas à atteindre une légère fermentation ; quand cette dernière a produit tout son effet, on met le vin en pièce et le tour est joué. Les vins de Mâcon s’obtiennent avec un mélange proportionné de vins de Beaujolais, de Tavel et de Bergerac. Cette opération, qui n’est peut-être pas d’une régularité à l’abri de tout reproche, s’appelle techniquement le soutirage.

Autrefois, dans les temps naïfs dont fut témoin notre enfance, on donnait de la couleur aux vins trop affaiblis avec des baies d’hièble ou de sureau[12], avec des mûres, avec du bois de Campêche ; aujourd’hui, on a renoncé à tous ces vieux ingrédients, et on les remplace à l’aide d’un vin naturel fait avec du raisin dans le département du Loiret, et qu’on nomme vin noir. Il sert uniquement à colorer les vins trop pâles. Une barrique d’eau, quelques litres de vin noir, un peu d’alcool, forment une boisson qui trouve un débit facile. Il y a dans le Midi, à Cette, des fabriques ostensibles de vins. Là toutes les espèces sont obtenues avec les gros vins du pays, dans lesquels on fait infuser des labiées. Selon la quantité de sucre qu’on y ajoute, les vins sont doux ou secs. La plupart des vins de Xérès, de Lunel, de Frontignan, qu’on boit ici, n’ont pas d’autre origine. Madère n’exporte pas mille pièces de vin par an ; on sait cependant combien il se boit de vin de ce nom : c’est Cette qui en fournit le monde entier. Heureusement que les vins de Zucco et de Marsala, vins siciliens, très-francs et très-nets, tendent à se substituer au vin de Madère qui, tel qu’il est offert à la consommation, n’est le plus souvent qu’une drogue malsaine et capiteuse.

L’eau-de-vie, j’entends celle qu’on débite au petit verre chez les détaillants, ne contient pas un atome d’esprit-de-vin ; on la compose avec de l’alcool de fécule à 90°, que l’on coupe d’eau de façon à le réduire à 47 ou 49 ; on la teinte avec du caramel, on la sucre avec de la mélasse ; et, ainsi préparée, elle devient ce casse-poitrine cher aux ivrognes. La bonne eau-de-vie, celle qui est réellement obtenue avec du vin et qui nous est envoyée par le pays de Cognac, n’a que 41° ; mais parfois il arrive, à cause d’une fabrication trop rapide ou trop récente, qu’elle reste verte et rêche. On emploie alors, pour l’adoucir, la vieillir, lui donner de la soie, un procédé très-simple et absolument inoffensif : à un quartaut de 50 litres on ajoute deux litres d’infusion de thé bouillant dans laquelle on a fait dissoudre avec soin une demi-bouteille de sirop de guimauve. Les plus fins gourmets y sont pris, et l’eau-de-vie prend vingt ans en dix minutes.

La falsification des liquides s’opère presque toujours chez le détaillant, qui excelle à faire trois pièces de vin avec deux, grâce à un tiers d’eau. La préfecture de police a dans son service vingt-huit dégustateurs dirigés par un dégustateur en chef accosté d’un adjoint, dont l’unique mission est de goûter, de contrôler les vins et liqueurs dans tous les établissements qui en vendent, de découvrir les fraudes et de déclarer les contraventions. Ces employés assermentés ne sont admis qu’après examen ; leur métier n’est point une sinécure, car ils ont à Paris, en dehors de Bercy et de l’Entrepôt, 23 645 établissements à visiter, parmi lesquels il faut compter 11 346 marchands de vins au détail[13]. Autrefois les vins saisis étaient jetés au ruisseau devant la porte même du délinquant : mais bien des pauvres gens se précipitaient avec des éponges, des casseroles, des cruches, pour recueillir la liqueur bleuâtre et malsaine qu’on poussait vers l’égoût ; l’impression qu’on voulait obtenir tournait à mal, et l’on produisait précisément l’inconvénient qu’on cherchait à éviter. Aujourd’hui les choses se passent d’une façon moins théâtrale et amènent le résultat désiré ; les vins confisqués sont conduits à la Seine et rendus à la rivière, d’où bien souvent ils viennent en grande partie.

Lorsque Napoléon Ier décréta la construction de l’Entrepôt, la plupart des vins arrivaient par voie de navigation. Paris ne comptait (1811) que 622 636 habitants, la plupart des provinces consommaient elles-mêmes leurs produits, et les chemins de fer, auxquels on ne pensait guère à cette époque, n’allaient pas chercher, pour nous les apporter, les denrées alimentaires jusque dans les communes les plus retirées ; l’Entrepôt pourvoyait donc alors amplement aux besoins qu’il était destiné à satisfaire. D’après les calculs de M. A. Husson, Paris a absorbé annuellement, de 1809 à 1818, en moyenne 752 795 hectolitres de vin[14]. Les relevés de l’octroi prouvent qu’en 1868 il est entré dans la capitale 3 627 929 hectolitres de vin[15]. L’équilibre est donc absolument rompu aujourd’hui, et cet Entrepôt qu’on trouvait si magnifique, si spacieux il y a trente ans, est à cette heure tellement insuffisant, que son exiguïté frappe les yeux les moins exercés. En le triplant on lui donnerait à peine les dimensions qui lui sont nécessaires. Les négociants sont prêts à bien des sacrifices pour obtenir l’emplacement qui leur est nécessaire et qui assurerait à leur commerce une amplitude réellement magistrale.

On parle de prendre une partie des rues intérieures et d’y établir des celliers, d’élever des constructions sur les caves déjà existantes et d’augmenter ainsi la place qu’on réclame de toutes parts et que l’administration est impuissante à créer, car non-seulement elle a donné toute celle dont elle pouvait disposer, mais encore elle ferme les yeux sur bien des abus qui se commettent journellement et que l’état des choses fait naturellement excuser. Ainsi, il est élémentaire que les voies de communication conduisant d’un pavillon à l’autre, que les trottoirs ménagés le long des constructions doivent être maintenus libres pour assurer une circulation facile. Cependant les rues, les trottoirs sont obstrués de pièces, non-seulement de celles qu’on dépose momentanément avant la mise en cave, de celles qu’on roule ou qu’on répare, mais de pièces gerbées, c’est-à-dire placées symétriquement les unes sur les autres, comme dans un cellier.

Ceci est une contravention parfaitement définie, mais que faire ? Supporter sans se plaindre un tel inconvénient, puisque le défaut d’espace le rend inévitable. L’entrée même des caves est tellement étroite qu’on ne peut y rouler les fûts de forte jauge ; on est obligé de les dresser, opération d’autant plus pénible que le tonneau est d’une contenance plus considérable. Dans de telles conditions, le travail se fait mal ; il faut mettre en magasin des vins qui auraient besoin de rester en cave ; les liquides se détériorent faute d’être soignés ; les négociants sont contraints de laisser une partie de leurs marchandises chez le producteur, loin de leur surveillance, et, par suite, exposées à bien des accidents.

La situation de l’Entrepôt est pénible aujourd’hui ; dans peu de temps elle sera intolérable. En effet, le décret d’annexion a singulièrement modifié les conditions d’existence de Bercy qui, profitant de la loi du 16 juin 1859, est devenu un entrepôt fictif. Mais ses immunités ont cessé le 1er  janvier 1870, et Bercy supporte toutes les charges communes aux autres arrondissements de Paris. Les négociants en vins qui vivaient au delà de la Rapée vont, et c’est leur droit, réclamer leur place à l’Entrepôt général. Que fera-t-on alors ? Agrandir l’Entrepôt est impossible et serait ruineux ; on ne peut que surélever les constructions, ce qui ne remédiera pas à grand-chose, ne créera qu’un emplacement sans importance, et amènera, par les pentes à franchir, de singulières complications dans un travail déjà difficile et qui ne peut être exécuté que de plain-pied.

Pour obvier à de tels inconvénients, on a pris un moyen terme, et l’on a loué le grenier d’abondance du quai Bourdon[16] à un entrepreneur qui en a fait une sorte de succursale de l’Entrepôt. C’est là un palliatif qui ne porte au mal indiqué qu’un remède illusoire. Il est question de rebâtir un Entrepôt gigantesque à Bercy même, et l’on dit que des portions de terrain considérables ont déjà été achetées en prévision de ce projet. Il me semble qu’il y avait mieux à faire et que, sans dépense excessive, on pourrait donner satisfaction à tous les intérêts. Deux grands établissements d’utilité publique contigus, séparés l’un de l’autre par une rue étroite et presque toujours déserte, étouffent chacun pour sa part dans les limites où ils sont enfermés. C’est l’Entrepôt général des liquides et le Muséum d’histoire naturelle que borde tous deux la petite rue Cuvier. Le Jardin des Plantes dépérit et meurt faute d’espace. Les végétaux s’étiolent, les animaux souffrent, les collections, entassées les unes sur les autres, n’offrent plus que des sujets d’étude difficiles à démêler ; notre admirable et récente collection anthropologique est cachée plutôt qu’exposée dans des mansardes ; il y a péril en la demeure, et le temps n’est pas éloigné où il faudra prendre un parti radical si l’on veut sauver une institution et un établissement indispensables à tous les points de vue.

Pourquoi ne pas jeter bas la rue Cuvier, qui ne sert à rien, et ne pas donner au Muséum tous les terrains occupés par l’Entrepôt ? Le Jardin des Plantes pourrait s’étendre alors, mettre les animaux dans des conditions qu’ils ne connaissent pas aujourd’hui, augmenter les plantations, faire construire des serres assez vastes pour que les végétaux ne soient pas en souffrance, étendre les parcs, agrandir les ménageries, creuser une rivière factice et établir les collections dans des milieux spacieux, aérés, où les sujets ne seraient point serrés les uns contre les autres comme des volumes dans une bibliothèque. Pour être remplacé par le Muséum, l’Entrepôt des liquides, dont une ville comme Paris ne peut se passer, ne serait pas détruit. On le transporterait plus loin, au delà du boulevard de l’Hôpital, sur l’emplacement où s’élève la Salpêtrière.

Il ne faudrait laisser dans la ville que les hôpitaux d’urgence, c’est-à-dire ceux qui jour et nuit doivent s’ouvrir pour recevoir et abriter les habitants pauvres frappés d’accidents ou de maladie. Quant aux hospices qui n’offrent point ce caractère, et qui, de quelque nom qu’on les désigne, ne sont à proprement parler, que des asiles, on doit les rejeter hors de notre enceinte. Charenton, Bicêtre, le Vésinet, Vincennes, n’en sont pas moins fréquentés pour être à quelques kilomètres de Paris. Il ne manque pas, dans nos environs, de larges emplacements excellemment situés et qu’on pourrait acquérir à bon compte pour y établir la Salpêtrière, qui est l’hospice de la vieillesse, qui n’est destinée à secourir aucun cas de mal subit, où l’on n’entre qu’après un stage assez long, et qui, par conséquent, ne perdrait rien à être transférée au delà de nos barrières. Il n’y a là aucun monument qui mérite d’être ménagé ; l’église, bâtie par Bruant, n’a rien de remarquable, nul souvenir ne s’attache à ces lieux qui, depuis 1657, n’ont abrité que la misère, la débauche et la vieillesse ; ce n’est pas la mémoire de madame Valois-Lamotte qui les rendra sacrés. Or, les constructions, les cours et les jardins de la Salpêtrière couvrent une étendue de 31 hectares, sur lesquels il semble que l’Entrepôt trouverait facilement la place qui lui est nécessaire et que réclament impérieusement les besoins du commerce.

Placé ainsi à proximité de la Seine et pouvant recevoir les apports de la navigation, côtoyant le débarcadère du chemin de fer d’Orléans, par lequel lui arrivent tous les produits du Bordelais et du Midi ; relié, près du pont Napoléon, au chemin de fer de Lyon qui dessert la Bourgogne, le Bourbonnais, les côtes du Rhône, un entrepôt situé de la sorte, réunissant l’entrepôt actuel et les magasins de Bercy, répondrait à toutes les exigences de la production, de la vente et de la consommation des vins. Les transactions, déjà considérables, prendraient une importance plus grande, et la ville de Paris récupérerait promptement, par l’accroissement des entrées, les sommes qu’entraineraient un tel déplacement et de semblables modifications. Qui empêcherait, du reste, la préfecture de la Seine de faire pour l’Entrepôt ce qu’elle a fait récemment pour l’Abattoir central ? Les constructions de ce dernier seront rapidement payées à l’aide d’une surtaxe de deux centimes imposée à chaque kilogramme de viande ; un droit additionnel analogue frappant les liquides amènerait une augmentation de rentrées où le trésor municipal trouverait facilement son compte.

Paris se transforme ; est-ce au moment où, s’occupant avec sollicitude des denrées de nécessité première, l’autorité compétente vient d’élever un abattoir, un marché aux bestiaux, des halles centrales, qu’il est équitable de laisser l’Entrepôt général dans des conditions d’exiguïté et de malaise qui renversent le but qu’on s’était proposé d’atteindre en le créant ? Que l’on choisisse l’emplacement de la Salpêtrière ou celui de Bercy[17], il faut se hâter de donner, par une solution décisive, des garanties aux intérêts engagés, car l’état de choses actuel est sur le point de devenir insoutenable et périlleux.

Appendice.Le pain. Le commerce de la boulangerie est absolument libre aujourd’hui. La Préfecture de police établit encore une taxe officieuse, mais la Préfecture de la Seine n’en fait plus ; la caisse de la boulangerie, définitivement supprimée, est liquidée ; il n’en reste plus que le souvenir. Le recensement des boulangers, fait à Paris en 1875, indiquait 1 466 boulangeries avec four et 589 dépôts de pain. Depuis la guerre le pain municipal a cessé de paraître sur nos marchés ; il en est de même du pain extérieur ; un seul boulanger en envoie encore au marché Bauveau : ses apports en 1873 se sont élevés à 124 000 kilogrammes. Un décret du gouvernement de la Défense nationale, rendu le 17 décembre 1870, a aboli les droits d’octroi sur les blés, farines et pains ; nul document statistique n’existe plus pour constater l’entrée de ces denrées ; on ne peut donc établir que d’une façon conjecturale la consommation du pain dans Paris, mais on touchera la vérité de bien près en la fixant entre 170 et 180 000 000 de kilogrammes par an.

La viande. Les marchés de Poissy et de Sceaux n’ont plus aucun rapport avec Paris ; ils ne subsistent que pour l’alimentation fort restreinte des communes où ils sont situés ; le marché de la Villette a bien atteint le but que l’on s’était proposé, il a absorbé les marchés forains à son profit. Un arrêté du préfet de la Seine en date du 15 janvier 1872 a modifié le tarif des droits de place pour le marché aux bestiaux ; cette taxe est actuellement de 3 francs par tête de bœuf, 1 franc par veau, 1 franc par porc, 30 centimes par mouton. 1 939 944 bestiaux ont été vendus en 1873 sur le marché : ce total se décompose en 190 399 bœufs, vaches et taureaux ; 180 109 veaux ; 227 781 porcs ; 1 241 332 moutons ; 392 chèvres et boucs. Dans ces chiffres l’importation des bestiaux étrangers figure pour 651 712 têtes ; l’Allemagne seule nous a expédié 395 237 moutons. La viande de boucherie consommée en 1875 représente 114 573 427 kilogrammes, auxquels il convient d’ajouter 21 840 938 kil. de viande de porc ; ce qui porte le total à 136 414 379 kil. — Il existe aujourd’hui à Paris 1 774 boutiques de bouchers, 347 étaux dans les halles et marchés et 795 charcutiers.

Les transactions à la criée des viandes, aux Halles centrales, se sont opérées sur 19 395 953 kil. ; le total des saisies de viandes insalubres a été de 319 207 kil., dont 205 458 pour la criée des halles ; 165 375 kil. ont été adressés au Muséum d’histoire naturelle pour la nourriture des animaux féroces.

Les boucheries hippophagiques persistent : on en compte 50 actuellement, soit en boutiques, soit dans les marchés au détail ; en 1875, on a abattu 7 634 chevaux, 692 ânes et 66 mulets, parmi lesquels 1 mulet, 5 ânes et 104 chevaux ont été saisis pour cause d’insalubrité. La viande de cheval, dont on a été forcé de se contenter pendant le siège, ne paraît décidément pas être du goût de la population ; on l’écoule surtout à l’aide de fausses étiquettes chez les gargotiers sous forme de saucissons ; ces sortes de fraudes sont surveillées de très-près par le service de l’inspection. On promet à Paris l’importation d’une nouvelle viande ; un sieur L…., commissionnaire en denrées alimentaires, a obtenu de vendre aux halles de la viande de bison ; deux arrêtés préfectoraux, du 29 mars et du 18 décembre 1875, autorisant la vente publique de cette lourde chair souvent célébrée par Fenimore Cooper ; on l’attend toujours, car elle n’a pas encore fait son apparition (mars 1875).

Le vin. Quoique Bercy soit aujourd’hui tout entier un entrepôt, qu’il y ait deux autres entrepôts, le premier à Ivry, le second au pont de Flandre, on n’a point abandonné l’Entrepôt général du quai Saint-Bernard ; loin de là, on en a augmenté les constructions aux dépens de la surface ; le terrain superficiel couvert par la marchandise est actuellement de 105 947 mètres 75 cent. ; le nombre des caves au niveau du sol est maintenant de 214 et celui des celliers à eau-de-vie de 93 ; en outre deux hangars ont été élevés sur les bâtiments nouveaux ; en 1873, les locations de l’entrepôt ont rapporté 813 576 fr. 75 c. Les quantités de liquides qui ont passé au dépotoir étaient contenues dans 10 236 fûts et représentaient 54 879 hectolitres 76 litres. Le service de la dégustation n’a point chômé, car le nombre des débits de boissons a encore augmenté ; on a constaté, au 31 décembre 1875, qu’il s’élevait au chiffre de 24 831.

Le mouvement des liquides à l’entrepôt général a été pendant l’exercice 1873 : vins en cercles et en bouteilles, quantités prises en charge : 1 360 482 hect. 99 litres ;. alcool pur, 155 182 hect. 06 ; vinaigre, 3 992 hect. 89 ; huile d’olive, 3 720 hect. 31. — À Bercy, vins en cercles et en bouteilles : 2 934 207 hect. 65 litres ; alcool pur, 31 939 hect. 09 ; vinaigre, 3 984 hect. 20 ; huile d’olive, 553 hect. 95. — Entrepôt d’Ivry, vins en cercles et en bouteilles, 161 640 hect. 22 litres ; alcool pur, 1 431 hect. 67 ; vinaigre, 150 hect. 35 ; huile d’olive, 75 hect. 59. — Entrepôt du pont de Flandre, vins en cercles et en bouteilles, 52 529 hect. 33 litres ; alcool pur, 19 637 hect. 07 ; vinaigre, 1 531 hectolitres. — Les registres de l’octroi prouvent qu’en 1873 il est entré à Paris 4 078 685 hectolitres de vins en cercles, 17 049 hectolitres de vins en bouteilles et 90 160 hectolitres d’eaux-de-vie ou liqueurs. Les sociétés de tempérance ont fort à faire si elles veulent inspirer le goût de la sobriété à la population parisienne.


  1. Cette commission était composée du chef de la seconde division, du chef du premier bureau de la seconde division de la préfecture de police, de l’inspecteur général des halles et marchés, des deux syndics de la boulangerie, du doyen des facteurs aux farines et d’un meunier.
  2. Un essai fut tenté sous François Ier pour établir la liberté de la boulangerie. Le 5 février 1523 un « cry à son de trompe » fut fait dans les rues de Paris pour apprendre à la population que dorénavant chacun pourrait exercer la profession de boulanger ; que tout acheteur aurait le droit de faire peser son pain et que, si le poids exact ne se trouvait pas, il y aurait, pour la première fois, confiscation du pain ; pour la seconde, une amende de soixante livres ; pour la troisième, confiscation de corps et de biens.
  3. C’est beaucoup moins qu’au dix-septième siècle. En 1680, il y avait à Paris 650 boulangers fabriquant des petits pains, et dans les faubourgs 950 vendant du gros pain. Le nombre avait singulièrement augmenté en quelques années, car Saural n’en compte, en 1635, que 1524, « dont cinq à six cents sont de la ville et des faubourgs, les autres qui y viennent apportent leur pain de différents endroits des environs, dont le principal est Gonesse. »
  4. Ce n’est pas d’aujourd’hui que les Français se montrent trés-difficiles sur la qualité du pain ; dans sa Campagne de France, Gœthe s’émerveille de voir de jeunes paysans requis pour conduire sa voiture refuser nettement de manger le pain de munition qu’il leur offrait et dont il se contentait lui-même.
  5. Elle ne l’était pas encore au mois de décembre 1873.
  6. « Armos itaque posteriores christiania vendunt : verum qui hanc carnem libenter ab illis emunt perpendant id, quod ab omnibus Judæis ad christianam fidem conversis unanimi consensu scribitur, illos hanc carnem primum inquinare, ab illorum filiis et filiabus conspurcari, dirisque hujuscemodi et devotionibus illam christianorum esui destinare ; diram mortem carnis hujus esus christiano afferat. » (Synagoga judaica, Joannis Buxtorf, cap. xxvi.)
  7. Un animal qui, déjà lié pour le sacrifice se briserait un membre en tombant, deviendrait immédiatement impur. Ce n’est pas seulement la religion juive, c’est l’antiquité païenne tout entière qui a exigé qu’un animal fut parfait pour être offert en sacrifice. Voir dans les Acharniens d’Aristophane la scène de la vente des prétendus cochons entre le Mégarien et Dicéopolis.
  8. Autrefois on se contentait d’enterrer ou de jeter à la rivière les viandes insalubres ; mais un fait inqualifiable qui s’est passé en 1831 a nécessité l’emploi d’une méthode plus sûre et absolument radicale. En effet, je lis dans un rapport de police en date du 1er avril 1831 et relatif à la foire aux jambons : « Les viandes insalubres jetées à l’eau étaient repêchées immédiatement. On les enfouit dans les réservoirs de Montfaucon, d’où les marchands de vins gargotiers les tirent encore pour les livrer à la consommation. Enfin, avant d’enfouir les viandes saisies, on les coupe par morceaux et on les enduit d’un lait de chaux afin d’ôter toute possibiiité de les reporter dans le commerce. »
  9. Les charcutiers sont au nombre de 849.
  10. On fabrique des saucissons avec toute autre chose que de la viande de cheval ; le Moniteur universel du 30 août 1872 raconte le fait suivant : « La rue Saint-Éloi, à Levallois-Perret, se compose de deux maisons. Dans l’une d’elles, portant le no 7, habitait, il y a quelques années, le nommé Avinain, boucher, qui fut exécuté comme auteur de plusieurs assassinats et comme convaincu de dépecer ses victimes, dont il tirait parti pour son commerce. Cette maison fut ensuite louée par un parfumeur de Paris, qui y établit une succursale assez importante. Ensuite, cette maison fut sous-louée par un sieur Perrin, se disant chimiste. Tout récemment, cet établissement, connu sous le nom de maison Avinain, devenait un foyer pestilentiel. Des exhalaisons putrides se répandaient dans le voisinage, et les habitants, pleins du souvenir du boucher, prétendaient que le locataire avait découvert des cadavres enterrés secrètement pendant la Commune, et qu’il les faisait fondre la nuit, dans une chaudière, pour les utiliser ensuite. Cette supposition avait déjà pris une certaine consistance dans le pays, lorsque le sieur Bonnin, se disant passeur administratif au pont de la Grande-Jatte, actuellement en réparation, déclara chez le commissaire de police de Levallois qu’il avait acheté de trois individus, les nommés Perrin, Bouchet et Binet, au prix de 55 centimes la livre, trois quintaux de saucissons, pour les revendre au détail aux maçons et aux nombreux pêcheurs qui fréquentent ces parages, et qu’il avait été indignement trompé, les saucissons étant corrompus. Ces marchandises furent immédiatement saisie ». Telle était la putréfaction de ces viandes, que les experts chargés de les examiner furent pris de vomissements et purent à peine accomplir leur triste mission. Une perquisition faite au domicile de Perrin fit découvrir un appareil au moyen duquel les viandes désossées étaient hachées et passaient dans des boyaux dont on formait des saucissons. L’enquête a constaté que la fabrique était alimentée par les chiffonniers et que ces viandes provenaient, détail écœurant, d’animaux domestiques morts, ramassés dans les rues de la capitale, tels que chiens, chats, etc. Perrin, ainsi que Bouchet et Binet, gens sans aveu qu’il s’était adjoints pour l’écoulement de ses produits, ont été arrêtés et conduits à la préfecture. Les saucissons et les détritus de viande trouvés dans la fabrique ont été, par mesure de salubrité, enterrés profondément. »
  11. La dernière promenade du bœuf gras date du carnaval de 1870. Depuis cette époque, on ne l’a pas renouvelée ; espérons que nous en avons fini pour jamais avec cette mascarade.
  12. Les baies de sureau ont même tenu quelque place dans l’histoire par la légende peu miraculeuse que raconte Grégoire de Tours : « En ce temps nous vîmes l’arbre que nous appelons sureau porter des raisins, sans aucune accointance avec la vigne ; et les fleurs de cet arbre, qui, comme on sait, produisent une graine noire, donnèrent une graine propre à la vendange. »
  13. les autres établissements où l’on débite les liquides sont : marchands de vins en bouteilles et succursales, 883 ; — liquoristes, 644; — crémeries, 1 062 ; — fruitiers et marchands de comestibles, 924 ; — cafés et brasseries, 1 631 ; — traiteurs-restaurateurs, 2 093 ; — tables d’hôte, 444 ; — épiciers, débits de tabacs, 3 657 ; — frituriers et regrattiers, 256 ; débits interlopes, 103.
  14. Les Consommations de Paris, p. 312.
  15. Ce qui donne en vin naturel et dégagé de toute opération, pour la consommation de chaque habitant, par an, 198 litres ; par Jour, 54 décilitres.
  16. La première pierre du grenier d’abondance fui posée en 1807 sous le ministère Cretet ; la construction ne fut achevée qu’en 1816. Cette sorte de halle servit d’hôpital temporaire, en 1832, pendant le choléra. Le grenier d’abondance a été incendié par la Commune.
  17. C’est à ce dernier parti, fort onéreux, que l’on s’est arrêté, pour ne point troubler des habitudes commerciales prises depuis longtemps. Voir tome II, chap. xxxi : la Fortune de Paris.