Par mer et par terre : le corsaire/XIII

CHAPITRE XIII.

DANS LEQUEL CE PAUVRE SEÑOR DON ESTREMO MONTÈS PASSE UN VILAIN QUART D’HEURE.


Ainsi que nous l’avons dit, le Hasard avait mis sous voiles, et, emporté par une belle brise de l’est-sud-est, il n’avait pas tardé à perdre la terre de vue.

Olivier, assis à l’arrière, causait avec don Diego Quiros, doña Maria et doña Dolorès. Les charmantes passagères étaient commodément assises sur des sièges moelleux, disposés à leur intention par les soins d’Ivon Lebris : le brave Breton ne négligeait jamais rien de ce qu’il savait devoir être agréable à son ami et matelot.

Le soleil se couchait à l’horizon ; ses derniers rayons coloraient la mer de toutes les nuances du prisme, et faisaient scintiller comme des pointes de diamant les franges d’écume des lames ; le ciel, d’un bleu d’azur, était teinté de chaudes bandes d’un rouge vif à la ligne extrême d’horizon ; les alcyons, les damiers et les frégates mouillaient l’extrémité de leurs longues ailes dans l’écume en se poursuivant avec de rauques cris de joie ; plusieurs voiles blanchissaient dans différentes directions ; la brise, fortement imprégnée des senteurs de la terre, sifflait sur une basse continue à travers les cordages du bâtiment corsaire, tendus comme les cordes d’une harpe éolienne.

C’était la magnifique et délicieuse soirée d’un beau jour.

La conversation du capitaine et de ses passagers était assez animée.

Sur l’avant, les matelots, groupés sur le gaillard, chantaient en chœur la fameuse ronde des corsaires de Roscoff, si connue alors de tous les marins bretons, et qui commence ainsi :

Nous étions trois corsaires,
Tous les trois vent arrière,
Sans pouvoir nous quitter ! (bis)
La petite Dorade,
Filant comme un orage,
Dans la nuit nous laissa t (bis)
Le matin à l’aurore,
Nous aperçûmes un cotre,
Un cotre au vent à nous !
C’était une jolie frégate,
Qui nous donnait la chasse,
La mouche auprès de nous ! (bis)

Cela continue ainsi pendant cinquante couplets, dans lesquels on célèbre, en style très-goudronné, les avantages, les joies et les bonheurs, sans parler des gloires de la belle vie de corsaire.

Les chants des marins, quelle que soit leur poésie, ont tous une harmonie pleine de mélancolie qui impressionne et dispose, malgré soi, l’âme à la rêverie. Doña Dolorès subissait l’influence de ces chants, dont les mélodies tristes lui arrivaient par bouffées, sans qu’elle essayât même d’en saisir les paroles, sans intérêt pour elle, et que d’ailleurs elle n’aurait pu comprendre à cause des termes nautiques dont la ronde était bourrée.

— Que comptez-vous faire de votre prisonnier, mon cher capitaine ? demandait don Diego à Olivier au moment où nous reprenons notre récit.

— Vous intéresseriez-vous à ce misérable ? répondit Olivier.

— Je vous avoue, reprit don Diego, que depuis qu’il n’est plus à redouter, je me sens pris d’une grande pitié pour lui ; je ne puis oublier qu’il a été mon ami à une autre époque.

– C’est vrai, murmura doucement doña Maria.

– Ce temps est loin, cher don Diego ; comment, plus tard, a-t-il reconnu vos bienfaits ? reprit Olivier.

— Par la plus noire ingratitude, dit nettement doña Dolorès.

— Ce n’est que trop vrai, murmura don Diego.

— Dieu recommande de rendre le bien pour le mal, dit encore doña Maria.

— Et c’est un des plus beaux préceptes de la religion chrétienne, appuya doña Dolorès.

– Soit, reprit Olivier ; j’admets et j’admire comme vous la grandeur de ce précepte ; mais, comme la religion, la société a ses lois, qui doivent être respectées ; d’ailleurs, l’Évangile ne dit-il pas lui-même : celui qui frappe avec l’épée mourra par l’épée ?

— Voulez-vous donc faire périr cet homme ? demanda Dolorès avec tristesse.

— Je ne veux rien, señorita, répondit Olivier ; je me permettrai seulement de vous faire observer que, dans certains cas, l’indulgence est non-seulement une faute, mais presque un crime envers la société tout entière.

– Oh ! vous allez trop loin, cher ami ? dit don Diego en souriant.

– Je ne crois pas ; ainsi combien de fois, surprenant un voleur la main dans le sac, ou un assassin le couteau au poing, on cède aux prières et aux protestations de ces misérables, on s’attendrit et on les laisse échapper en leur disant : Allez vous faire pendre ailleurs.

— En effet, cela arrive souvent.

— Trop souvent, et c’est un tort : les misérables ainsi amnistiés par la bonté de ceux qu’ils voulaient voler ou assassiner, au lieu de rentrer en eux-mêmes et de se corriger, vont ailleurs continuer leurs vols et leurs assassinats ; on devient ainsi moralement leur complice, et par conséquent responsable de leurs méfaits et du sang que, grâce à cette faiblesse regrettable, ils font couler. Mais laissons, je vous prie, ce sujet pénible, et sur lequel il est inutile de nous étendre davantage, cela nous conduirait beaucoup trop loin.

— Un mot seulement, reprit doña Maria : apprenez-moi comment est traité ce malheureux.

— Vous allez être satisfaite, señora, répondit Olivier en s’inclinant et faisant signe à Furet de s’approcher. Mousse, lui dit-il, appelez le capitaine d’armes.

Un instant plus tard, le capitaine d’armes parut.

— Vous me demandez, capitaine ? dit-il en faisant le salut militaire.

– Oui, monsieur. Je désire savoir ce que fait le prisonnier, comment il supporte sa captivité, s’il est gai ou triste. Veuillez me donner ces renseignements.

Le sous-officier hocha la tête à plusieurs reprises, en tourmentant l’énorme chique enfoncée dans un des coins de sa bouche ; le digne homme se trouvait fort gêné par la présence des dames, dont les regards se fixaient sur lui avec une vive curiosité.

Enfin, après un instant, il prit résolûment son parti et se décida à répondre.

— Hum ! fit-il en toussant pour s’éclaircir la voix, cet individu est un triste sujet, mon capitaine ; il est impossible d’en rien faire ; il crie, se débat, menace et blasphème, à faire couler le navire à pic ; deux fois il a essayé de tuer ceux qui lui portent à manger ; il mord comme un chien enragé ; il a failli mettre le feu au navire ; on ne sait comment le prendre ; la douceur l’exaspère au lieu de le calmer. J’ai été contraint, dans l’intérêt général, de le mettre dans l’impossibilité de faire le plus léger mouvement ; cet homme est un scélérat de la pire espèce. J’ai vu bien des faillis chiens, mauvais comme des caïmans et rageurs comme des cachalots, mais, depuis vingt ans que je navigue sur la mer jolie, je n’ai jamais vu un particulier de ce calibre-là ; il est un danger perpétuel pour nous ; on est contraint de le garder à vue ; si on le laissait un instant seul, Dieu sait ce qui arriverait ! S’il m’était permis, capitaine, d’émettre mon opinion devant vous, je dirais que plus tôt nous serons débarrassés de cette bête fauve, mieux cela vaudra pour nous.

— Je vous remercie de ces renseignements, monsieur, dit Olivier ; continuez à veiller sur cet homme, comme vous l’avez fait jusqu’à présent.

Le capitaine d’armes salua et se retira.

— Que pensez-vous de cela ? ajouta Olivier en se tournant vers ses hôtes.

— Que Dieu lui fasse miséricorde, dit tristement doña Maria.

Doña Dolorès et son père courbèrent la tête.

Il y eut un silence.

— Où comptez-vous vous retirer ? reprit Olivier ; avez-vous fait un choix ?

— Oui, répondit don Diego ; je m’installerai à Valparaiso. N’ayant plus rien à redouter, je veux me tenir prêt à tout événement et être en mesure, dès que le moment sera venu, de passer au Pérou avant que personne soit prévenu de mon arrivée ; il y a au fond du port, dans le quartier de l’Almendral, — pépinière d’amandiers, — une maison charmante que j’ai déjà habitée pendant quelque temps et que je me propose d’acheter.

— Vous désirez donc débarquer à Valparaiso ?

— Oui, mon ami, si cela est possible.

– Parfaitement. Je me rends moi-même à Valparaiso pour régler quelques prises et d’autres affaires encore : c’est sur Valparaiso que nous avons le cap.

— Arriverons-nous bientôt ? demanda doña Dolorès.

— Demain, au lever du soleil, nous mouillerons dans la rade, señorita.

— Oh ! mais alors ce n’est qu’une simple promenade.

— Pas autre chose, señorita ; je regrette de ne vous conserver que si peu de temps à mon bord.

– Oh ! nous nous reverrons à terre, dit elle vivement.

— J’espère que vous ne nous abandonnerez pas ainsi, don Carlos ? dit doña Maria.

— Et que vous vous souviendrez une fois pour toutes, mon ami, ajouta don Diego en lui prenant la main, que notre plus grand bonheur serait de nous acquitter de toutes les dettes de reconnaissance que nous avons contractées envers vous.

— Et qui forment un total effrayant, dit doña Dolorès avec un charmant sourire.

— Ce qui nous fait presque désespérer de nous acquitter jamais, ajouta doña Maria sur le même ton.

— Peut-être ! répondit le jeune homme en jetant à la dérobée un regard sur doña Dolorès.

La jeune fille se mordit les lèvres et détourna la tête avec un délicieux sourire.

— Vive Dios ! s’écria joyeusement don Diego ; s’il existe un moyen de vous prouver combien nous vous aimons, dites-le, cher ami, et bientôt vous aurez la preuve de notre vif désir de vous satisfaire.

— Je retiens votre parole, cher don Diego, dit Olivier avec un léger tremblement dans la voix ; bientôt, peut-être, je vous le rappellerai, et ce sera à mon tour de mettre votre amitié à l’épreuve.

— À la bonne heure ! voilà qui est parler, cher ami ; seulement ne tardez pas trop, je vous prie.

— Ce que je vous demanderai sera peut-être bien grave, bien difficile.

— Allons donc ! fit-il vivement ; l’impossible seul pourrait m’arrêter, et encore !

— Merci, mon ami ; vous ne vous figurez pas combien ce que vous me dites me rend heureux !

— Tant mieux, mon cher don Carlos ! Pressez-vous donc, ma curiosité est vive ; j’ai hâte de savoir en quoi je puis vous servir.

– J’attendrai, si vous me le permettez, que vous soyez installé dans votre nouvelle résidence.

— Pourquoi donc cela ?

— Parce que, cher don Diego je veux, avant tout, que vous répondiez en toute liberté à la demande que je vous adresserai.

— C’est donc bien sérieux ?

— Oui, pour moi surtout.

— Eh bien ! soit. J’attendrai qu’il vous plaise de vous expliquer.

— Et vous pourrez le faire sans crainte, dit doña Maria avec intention, en souriant doucement au jeune homme.

La conversation fit alors un crochet, et l’on causa d’autre chose.

Le soir de ce même jour, Olivier et doña Dolorès se trouvèrent seuls un instant.

— Ne craignez pas d’adresser votre demande à mon père, dit la jeune fille à voix basse : ma mère sait tout ; elle approuve notre amour.

— Je tremble, répondit Olivier avec tristesse : il s’agit du bonheur de ma vie entière.

— Raison de plus pour ne pas hésiter.

— Mais si votre père me repoussait ?

La jeune fille haussa les épaules, sourit d’un air moqueur et s’enfuit, en lui disant d’une voix railleuse :

— Poltron ! qui doute de mon amour…

Olivier tressaillit de joie. Il voulut répondre, mais déjà la folle enfant avait disparu.

Le lendemain, un peu après le lever du soleil, ainsi que l’avait annoncé son capitaine, le Hasard mouillait sur rade de Valparaiso.

Le brick-goëlette avait pris son mouillage en grande rade, presque en face de la playa Ancha.

De nombreux navires de toutes sortes, bâtiments de guerre, du commerce et corsaires, étaient mouillés devant Valparaiso.

Les bâtiments de guerre, au nombre de cinq, se décomposaient ainsi : une frégate française, une frégate anglaise, en station ; une frégate et deux corvettes appartenant à la nouvelle marine chilienne, encore dans l’enfance.

Aussitôt la visite de la santé terminée, la famille Quiros débarqua, en laissant provisoirement ses bagages à bord du corsaire.

Olivier prit congé de ses passagers, qu’il devait revoir sous peu de jours ; puis, après s’être assuré que tout était en ordre à bord, il s’enferma avec Ivon Lebris, et ils eurent ensemble une longue et sérieuse conversation.

À la suite de cette conversation, Olivier, accompagné d’Antoine Lefort, descendit dans sa baleinière ; le domestique portait une valise.

— Pendant mon absence, tu restes seul maître à bord, dit Olivier à son matelot ; veille sur notre homme, et surtout n’oublie aucune de mes recommandations.

— Sois tranquille, répondit celui-ci, tout sera fait comme tu le désires repose-toi sur moi pour que rien ne cloche.

— Je suis tranquille. Au revoir, matelot.

La baleinière déborda et mit le cap sur le môle, où elle arriva bientôt.

Le capitaine sauta à terre, suivi par son domestique, et la baleinière retourna à bord.

Valparaiso offre l’aspect le plus singulièrement pittoresque aux regards étonnés du voyageur. La ville, beaucoup plus longue que large, s’étend tout le long d’une baie magnifique jusqu’à une large plaine nommée l’Almendral, qui en forme le plus beau et le plus riche quartier.

En effet, c’est à l’Almendral que les grands négociants ont tous leurs maisons d’habitation ; charmantes demeures, bâties au milieu de magnifiques jardins, et des fenêtres desquelles on a sous les yeux le splendide panorama de la rade.

À cette époque, un énorme rocher, que l’on a fait sauter depuis, et auquel on avait donné le nom caractéristique de cap Horn, s’avançait assez loin dans la mer et servait, grâce à un étroit sentier ménagé sur la plage et envahi par l’eau à la haute mer, de point de jonction et de communication plus rapide entre la haute et la basse ville ; ce sentier n’était pas sans danger.

Les quartiers de la haute ville éparpillent leurs maisons dans le désordre le plus pittoresque sur les flancs, les sentes et les sommets de trois hautes montagnes, séparées entre elles par de profondes barancas, ce qui, de loin, donne à la ville une assez grande ressemblance avec un vaisseau à l’ancre dont on n’apercevrait que la mâture.

Les matelots anglais, frappés sans doute de cette singulière ressemblance, ont donné à ces montagnes les noms de Fore top sail, Men top sail et Mizen top sail, c’est-à-dire le petit hunier, le grand hunier et le perroquet de fougue.

Par élision, les matelots de toutes les nations et les habitants de Valparaiso eux-mêmes les nomment Mentop, Fortop et Mizentop, appellations étranges, bizarres, incompréhensibles pour d’autres que pour des marins, et par lesquelles notre grand conteur Alexandre Dumas a été si complétement trompé, que, dans son roman intitulé Un Gil Blas en Californie, il écrit la phrase suivante, d’une si drolatique absurdité :

« Les noms étranges de ces trois montagnes sont indiens, mais on en ignore la signification, qui s’est perdue depuis la conquête espagnole, bien que les noms soient restés ».

Le secrétaire d’Alexandre Dumas parlait de Valparaiso, où sans doute il n’est jamais allé, comme certains auteurs de ma connaissance qui écrivent sur l’Amérique, où ils n’ont jamais mis les pieds.

À l’époque de la conquête espagnole, les Indiens Aucas, ou Araucans, occupaient tout le territoire actuel du Chili ; les Espagnols les ont refoulés, sans les vaincre ni les asservir ; aujourd’hui, ces Indiens existent encore, à l’état indépendant, sur la rive droite du Bio-Bio jusqu’aux frontières de la Patagonie ; leur langue n’est pas changée ; ils la parlent aussi purement qu’il y a trois siècles ; le nom que les Araucans ont donné aux montagnes de leur pays est celui de Anti, qui signifie cuivre, et dont les Espagnols ont fait par corruption Andes. Le premier déchargeur ou batelier du port de Valparaiso aurait expliqué au Gil Blas apocryphe d’Alexandre Dumas la signification de ces trois noms soi-disant indiens, si celui-ci s’était donné la peine de la demander.

Ces trois montagnes sont couvertes de chinganas et autres lieux de réunion, plus ou moins suspects, fort courus des matelots dont les bâtiments mouillent sur rade ; ils trouvent là réunis tous les plaisirs plus que frelatés qu’ils recherchent pendant leurs courtes relâches.

Le capitaine, toujours suivi par son domestique, se dirigea vers la calle San-Agustin, et entra dans le comptoir d’un riche négociant français, où il reçut le plus gracieux accueil.

Deux heures plus tard, par les soins de ce négociant, le capitaine et son domestique montaient sur d’excellents chevaux et partaient pour Santiago, capitale de la république chilienne, sous la conduite d’un guide, qui s’était engagé à leur faire franchir sans trop de danger les cinquante lieues qui séparent le port de la capitale.

Pendant toute la guerre de l’indépendance, le gouvernement chilien avait résidé à Valparaiso mais, depuis la paix, le gouvernement était venu s’installer dans la capitale.

Pendant son séjour à Santiago de Chile, Olivier fit plusieurs visites au président de la république, ainsi qu’à ses ministres ; puis il remit plusieurs lettres d’introduction dont on l’avait chargé à Talca.

Partout le capitaine reçut l’accueil le plus sympathique et le plus hospitalier ; malgré son vif désir d’abréger son voyage, par suite de lenteurs imprévues dans les bureaux des ministères auxquels il avait affaire, le séjour du capitaine à Santiago se prolongea pendant plus de trois semaines : il est vrai que ce furent trois semaines de fêtes.

Enfin il lui fut permis de repartir, après avoir pris congé du président don Ramon Freyre et du ministre de la justice le señor O’Higgins : deux hommes de génie auxquels le Chili est redevable de la prospérité dont il jouit aujourd’hui et du rang distingué qu’il occupe parmi les nations civilisées. Le capitaine fit ses adieux à ses nouveaux et déjà très-nombreux amis, et il reprit gaillardement le chemin du port.

À cette époque, il n’existait pas encore d’autre moyen de communication que le cheval, entre les deux villes ; plus tard on installa des diligences, avantageusement remplacées aujourd’hui par un chemin de fer.

Aussitôt son retour à Valparaiso, le capitaine se fit conduire chez le gouverneur, avec lequel il eut un long entretien, puis il se rendit au môle, où l’attendait une baleinière du Hasard ; il s’embarqua, et au bout de quelques minutes il monta enfin sur le pont de son navire.

Le lendemain, vers huit heures du matin, la rade présentait un aspect étrange.

Le temps était magnifique le ciel d’un bleu d’azur ; une légère brise plissait à peine le miroir de la mer, sur laquelle le soleil déversait à profusion ses chauds rayons ; le panorama de la rade était admirable.

Tout le long du rivage, depuis la playa Ancha jusques et y compris l’Almendral, le bord de la mer était encombré par une foule immense ; cette foule bigarrée, bavarde et querelleuse, débordait sur les pentes des trois montagnes, qui, sur tout leur parcours, étaient pavées de têtes humaines, rieuses ; inquiètes, curieuses et grimaçantes.

Plusieurs embarcations avaient quitté le môle, couvert, lui aussi, par la foule, et s’étaient dirigées vers le Hasard, où elles avaient abordé ; dans ces embarcations avaient pris place les autorités de la ville, le consul de France et un délégué du président de la république chilienne en grand uniforme.

Le commandant de la frégate la Résolue, bâtiment de guerre français alors en station à Valparaiso, et tout son état-major, étaient montés à bord du corsaire, ainsi que les commandants et les officiers des bâtiments de guerre chiliens ; le commandant et l’état-major de la frégate anglaise Lysander s’étaient rendus aussi à bord du Hasard.

Tous ces hôtes avaient été reçus à bord du corsaire avec les honneurs militaires dus à leur rang, et accueillis par le capitaine de la façon la plus courtoise.

À neuf heures toutes les embarcations des bâtiments de guerre, du commerce, ou corsaires, avaient quitté leurs bords respectifs, et étaient venus se ranger en cercle, les avirons matés, autour du Hasard, tandis que tous les matelots restés à bord des navires montaient debout sur les vergues, le visage tourné vers le corsaire.

Au même instant, le pavillon chilien fut hissé au grand mât du Hasard, le pavillon colombien restant toujours à la corne ; puis, un instant plus tard, un large pavillon jaune monta lentement à la pomme du mât de misaine, en même temps que retentissait la détonation du coup de canon tiré à poudre à l’avant, à bâbord, du brick-goëlette.

Un frisson de curiosité parcourut les rangs de la foule pressée sur le rivage et les pentes des trois montagnes.

Les autorités chiliennes, les consuls français et colombien, ainsi que tous les officiers réunis à l’arrière du brick, se groupèrent près de l’habitacle, tandis qu’au bruit des tambours et des fifres l’équipage du Hasard se rangeait silencieusement à tribord et à bâbord d’avant, sauf une escouade d’une trentaine d’hommes placés sous le commandement d’un second maître et groupés près des passavants de tribord.

Une table avait été préparée à l’arrière pour le délégué du président de la république chilienne ; le délégué s’assit à cette table, sur laquelle plusieurs papiers avaient été placés.

Sur un signe de l’officier de quart, un coup de baguette fut frappé sur un tambour.

Un silence funèbre s’établit aussitôt sur ce navire, où cependant près de trois cent cinquante personnes étaient réunies en ce moment.

Un bruit de pas se fit entendre.

Presque aussitôt le capitaine d’armes monta sur le pont par le panneau de l’avant ; derrière lui apparurent tour à tour six matelots armés de fusils et de sabres d’abordage, conduisant au milieu d’eux un homme dont les jambes étaient libres, mais dont les bras étaient solidement amarrés derrière le dos.

Cet homme était don Estremo Montès, l’assassin de don Diego Quiros et de Fernan Nuñez.

Estremo Montès marchait d’un pas résolu.

Sa contenance était ferme, sans forfanterie.

Un sourire railleur se jouait sur ses lèvres blêmies ; ses traits étaient pâles, mais son regard étincelait ; ses sourcils étaient froncés à se joindre.

Il y avait dans ses mouvements une certaine hésitation, produite par sa longue incarcération à fond de cale ; l’air vif du pont l’étourdissait et le faisait chanceler, malgré tous ses efforts pour marcher droit et ferme.

Ainsi que lui-même l’avait dit, il avait joué une partie terrible dont sa tête était l’enjeu ; il avait perdu et était tout prêt à payer.

Le mépris des créoles hispano-américains et des Indiens pour la mort est un fait trop bien établi pour que nous nous y appesantissions ici ; ils semblent ne pas avoir conscience de cet acte suprême, et partager sur ce point le fanatisme musulman.

Arrivé devant la table, où le délégué du président de la république était assis, le capitaine d’armes cria ce seul mot :

— Halte !

L’escorte du prisonnier s’arrêta.

Le délégué examina un instant, avec un vif sentiment de pitié, l’homme debout devant lui.

— Comment vous nommez-vous lui demanda-t-il enfin.

— Je me nomme Estremo Montès, répondit le prisonnier d’une voix calme.

— Où êtes-vous né ?

— À Iquique, dans la vice-royauté du Pérou je suis sujet espagnol.

— Quel âge avez-vous ?

— Trente-neuf ans.

— Votre profession ?

— Propriétaire de mines.

Toutes ces réponses furent nettes, claires et faites sans hésitation.

Il y eut un court silence.

Le délégué feuilletait les papiers placés devant lui.

— Écoutez les charges qui pèsent sur vous, reprit-il après un instant en se préparant à lire.

— À quoi bon, dit le prisonnier avec un haussement d’épaules significatif, puisque j’ai avoué ?

— Consentez-vous à répéter cet aveu devant le conseil rassemblé pour vous juger et qui vous écoute ?

— Certes. Je sais que tout est fini pour moi ; je ne veux pas perdre mon âme avec mon corps.

— Ainsi vous vous repentez ?

— Oui, de ne pas avoir réussi ; la partie était belle : deux millions de piastres au moins. Si j’avais gagné, je serais riche, et par conséquent honnête homme.

— Ainsi, vous ne regrettez pas d’avoir commis ces crimes odieux ?

— Ce double crime, vous voulez dire. Je me repens, puisqu’il a été inutile, et cependant mes mesures étaient bien prises !

— Dieu n’a pas permis que vous réussissiez.

— C’est possible, après tout ; je n’avais pas songé à cela ; il faut croire qu’il existe réellement au-dessus de nous quelque chose de plus fort que nous-mêmes ; jusque-là, j’avais constamment réussi, je croyais que cela durerait toujours ainsi ; je me suis trompé, voilà tout.

— La justice divine est longue à frapper le coupable, afin de lui laisser le temps de se repentir, mais à la fin elle le frappe.

— Je m’en aperçois ; c’est égal, je ne comprends pas bien cette affaire ; qu’est-ce que cela lui aurait fait de me laisser réussir cette fois encore ? C’était le dernier coup ; tout était terminé ; j’allais être riche et devenir honnête homme. Vous savez bien que l’honnêteté ne va pas sans la richesse !

Le délégué haussa les épaules ; que dire devant une aussi complète absence de sens moral ?

— Répétez votre aveu, dit-il sèchement.

— Soit, puisque vous le désirez. Don Diego Quiros de Ayala et moi, nous étions co-propriétaires de riches mines d’argent, situées dans les Andes péruviennes, au Cerro de Pasco, à cinquante lieues de Lima. Après avoir liquidé mon association avec don Diego, comme il avait quitté l’Amérique et était retourné en Espagne, je m’arrangeai de façon à m’approprier tous ses biens, persuadé qu’il ne reviendrait jamais au Pérou ; malheureusement, je me trompais il revint. J’essayai de le faire arrêter ses amis l’avertirent, il s’enfuit, et se réfugia au Chili. Je compris alors que tant que don Diego vivrait, il ne me laisserait pas jouir paisiblement des biens dont je m’étais emparé à son détriment ; je résolus de me débarrasser de lui : c’était tout naturel, n’est-ce pas ? Tout le monde aurait fait comme moi.

— Ce n’est pas mon opinion, dit naïvement le délégué ; n’importe, continuez.

— Bah ! fit-il avec un inexprimable mouvement d’épaules, vous dites cela, mais vous ne le pensez pas. Donc, je me mis à la recherche de mon ex-associé j’eus beaucoup de peine à le découvrir : on aurait dit qu’il me sentait sur sa piste ; enfin, je le découvris près de Talca, dans une chacra nommée Santa-Rosa, dont le propriétaire lui avait offert l’hospitalité. Je m’introduisis dans la chacra je parvins jusqu’à sa chambre à coucher : il dormait ; je lui portai un coup de poignard, mais je ne voyais pas clair, le coup fut mal dirigé ; j’allais redoubler, quand je fus saisi à l’improviste par ce chien couchant de Fernan Nuñez ; celui-là, je le frappai deux fois, mais l’alarme était donnée, on accourait ; je n’eus que le temps de sauter par la fenêtre et de m’enfuir ; voilà tout ! Quel dommage que je n’aie pas eu dix minutes de plus à moi !

— Vous avez entendu, caballeros, dit le délégué en s’adressant aux officiers dont il était entouré. Ratifiez-vous la sentence de mort prononcée contre cet homme ? Nos tribunaux ne fonctionnent pas encore, les lois nouvelles ne sont pas en vigueur ; le président de la république, après s’être concerté avec le ministre de la justice, a cru devoir en appeler à votre impartialité, pour que justice soit faite.

Le commandant de la frégate anglaise fit un ou deux pas en avant, et, avançant le bras, il dit d’une voix forte :

— Cet homme est un misérable assassin, une brute immonde, il mérite la mort sur mon honneur et ma conscience, il doit être exécuté !

— Oui, la mort dirent après lui, d’une seule voix, tous les assistants.

Le prisonnier était resté impassible, complétement indifférent, en apparence, comme s’il eût été étranger à ce qui se passait autour de lui.

— Vous avez entendu ? lui demanda le délégué.

– Parfaitement, señor, répondit-il d’une voix ferme : à ce qu’il paraît, je suis condamné. Hum ! que voulez-vous, c’est la suite de ma mauvaise chance !

— Vous savez que les jugements des conseils de guerre sont immédiatement exécutés ?

– Je l’ignorais. Ainsi ?…

– Vous allez mourir !

– Soit ; puisqu’il n’y a pas moyen de l’éviter, le plus tôt sera le mieux.

— Désirez-vous un prêtre, pour vous réconcilier avec Dieu en confessant vos crimes ?

— Ce n’est pas la peine, j’en aurais trop à dire.

— Ainsi, je ne puis rien faire pour vous ?

— Rien. Mais se ravisant presque aussitôt : Si, cependant, dit-il il est une chose, une seule que je désire ardemment.

– Laquelle ? Parlez.

– Il y a un mois que je n’ai fumé ; je voudrais fumer une dernière cigarette avant de mourir.

— Promettez-vous, si je vous accorde cette grâce, de ne pas essayer une lutte impossible et de vous laisser exécuter sans résistance ?

— Je le jure, sur ma foi de caballero s’écria-t-il avec une énergique emphase.

Le délégué fit un geste.

Les bras du condamné furent déliés, en même temps on le conduisit près de la lisse de tribord et on lui jeta un nœud coulant autour du cou.

Le prisonnier s’était laissé faire, sans la moindre trace d’émotion ; il avait même examiné avec une espèce de curiosité un palan qui avait été frappé sur la vergue de misaine à tribord, et sur le garant duquel l’escouade de trente matelots, dont nous avons parlé plus haut, était rangée.

Cet examen terminé, le prisonnier accepta le papier qu’on lui présentait ; il tordit une cigarette, l’alluma à la mèche qu’on lui apporta et presque aussitôt, à la première bouffée de tabac qu’il aspira, son visage prit une indicible expression de joie.

— Fumez tranquillement, lui dit le délégué avec bonté ; vous-même donnerez le signal.

— Merci ! dit-il avec émotion.

Et une larme, la première peut-être que cet homme eût jamais versée, trembla à la pointe de ses cils.

Quelques minutes s’écoulèrent.

Le condamné fumait doucement, en véritable gourmet, avalant la fumée et la rendant par la bouche et les narines avec une immense expression de bien-être.

Les assistants attendaient, calmes, patients, silencieux.

Enfin, le condamné jeta un regard profond autour de lui, aspira une dernière bouffée de fumée et lança le reste de la cigarette à la mer.

— Je meurs content, dit-il avec un sourire énigmatique adieu, tous ! hissez !

Le sifflet de maître Caïman résonna, un coup de canon retentit, les trente matelots coururent sur le garant, et presque aussitôt le corps du supplicié apparut à l’extrémité de la vergue de misaine.

L’assassin était mort ; justice était faite.

Le cadavre fut placé dans une embarcation et transporté à terre.

Le pavillon de justice fut immédiatement amené.