Par mer et par terre : le corsaire/XIV

CHAPITRE XIV

DANS LEQUEL IL EST PROUVÉ QUE C’EST TOUJOURS QUAND ON S’Y ATTEND LE MOINS QUE LE BONHEUR ARRIVE.


Le soir de ce même jour, le capitaine Olivier Madray achevait de dîner en compagnie de son matelot Ivon Lebris et du docteur Arrault, chirurgien major du Hasard, sous une tente dressée à l’arrière du brick-goëlette.

La soirée était magnifique, claire, fraîche, embaumée de mille senteurs apportées par la brise de terre, le ciel semé à profusion d’étoiles brillantes, au milieu desquelles resplendissait l’étincelante Croix-du-Sud, que nous ne pouvons voir dans notre vieux monde ; la mer, calme et unie comme une nappe de glace, n’avait que ce gonflement incessant qui semble être la mystérieuse respiration de ce géant indomptable, encore si peu connu, et commençait à faire danser le reflet blanchâtre de la lune, dont le croissant d’argent émergeait peu à peu au-dessus des dernières lignes de l’horizon, au milieu de vapeurs diaphanes.

Tout, dans cette nature, grandiose dans sa simplicité, élargissait le cœur, gonflait les poumons et portait l’âme à la contemplation et à la rêverie.

Au loin, on apercevait les innombrables lumières de la ville, dont la sombre silhouette faisait tache sur l’azur du ciel. Parfois une rumeur presque inappréciable, une mélodie indistincte traversait l’espace, emportée sur les ailes humides de la brise nocturne, et venait mourir, comme un écho inconnu des joies terrestres, aux oreilles inattentives des trois officiers du corsaire, occupés à terminer un repas commencé depuis longtemps déjà.

Tout en buvant son café à petites gorgées et fumant un excellent cigare dont il regardait s’évaporer la fumée en gracieuses spirales, le capitaine causait à bâtons rompus, avec ses amis, des événements de la matinée ; de là, depuis quelques instants, par une pente toute naturelle, la conversation était tombée sur don Diego Quiros et sa famille.

Depuis près de quinze jours, don Diego avait quitté le navire en promettant de revenir bientôt, et depuis ce départ il n’avait pas donné de ses nouvelles ; Olivier commençait à être inquiet de ce long silence, qu’il ne savait à quel motif attribuer ; il discutait avec ses deux amis la question de savoir s’il ne serait pas convenable de prendre à terre quelques renseignements sur cette famille et tâcher de découvrir ce qu’elle était devenue, non point par curiosité, mais à cause du vif intérêt que le capitaine portait à tous ses membres.

La discussion en était là, et sans doute n’allait pas tarder à être tranchée par une décision quelconque, lorsqu’un bruit d’avirons se fit entendre au dehors.

Une embarcation fut hélée par le factionnaire du gaillard d’avant ; une réponse fut faite, puis l’embarcation accosta le navire.

Presque aussitôt Furet parut.

— Quoi de nouveau ? Pourquoi viens-tu sans être appelé ? demanda un peu brusquement le capitaine, contrarié d’être dérangé en ce moment. L’officier de quart n’est-il pas là ?

— Capitaine, c’est lui qui m’envoie à vous, répondit le mousse en tortillant son bonnet dans ses mains ; il y a là un homme qui prétend avoir une lettre à vous remettre.

— Qui est cet homme ? un batelier du port, sans doute ; il choisit bien son heure pour venir à bord !

— C’est bien une embarcation du port, capitaine mais, en sus du batelier, il y a l’homme dont je vous parle.

— Bon ! et cet homme, quel est-il ? Le connaîtrais-tu, par hasard ?

— Je crois bien que oui, capitaine c’est un certain Fernan Nuñez, qui a passé quelques jours à bord.

— Fernan Nuñez ! tu en es sûr ? s’écria le capitaine en tressaillant.

— Oh ! très-sûr, capitaine ; d’ailleurs lui-même m’a redit son nom tout à l’heure.

— Fais-le monter à bord et amène-le ici ; hâte-toi !

Le mousse s’élança.

— Voilà qui est bizarre, dit Ivon Lebris, précisément au moment où nous parlions de don Diego ! Quelle singulière coïncidence !

– Très-singulière ! dit machinalement le capitaine, qui pensait à autre chose et était dévoré d’inquiétude.

En ce moment, Furet reparut.

Fernan Nuñez le suivait.

Le Péruvien salua, respectueusement les trois officiers et attendit qu’on lui adressât la parole.

— C’est vous, Fernan Nuñez ? lui dit Olivier du ton le plus amical. Soyez le bienvenu mon ami ; asseyez-vous là, en face de moi, et tendez votre verre.

— Vous êtes bien bon, capitaine, je vous remercie, répondit le Péruvien.

Il s’assit sur la chaise que Furet avait apportée pour lui, sur un signe du capitaine, et il tendit son verre.

— Quel bon vent vous amène à bord, mon ami ?

lui demanda le capitaine en remplissant le verre jusqu’au bord.

— L’ordre de mon maître, capitaine ; il m’a chargé de vous apporter une lettre.

— Ah ! ah ! Et don Diego va bien ?

– Très-bien je vous remercie, capitaine, ainsi que la señora et la niña ; mais, ajouta-t-il en fouillant, sous son poncho, dans la poche de sa veste, et en retirant un pli cacheté qu’il remit au capitaine, j’aime mieux vous donner la lettre tout de suite ; elle vous apprendra probablement tout ce que vous désirez savoir, beaucoup mieux que je ne pourrais sans doute le faire moi-même ; la parole n’est pas mon fort, vous savez, capitaine ? ajouta-t-il avec un sourire.

— Bon ! vous êtes dévoué et homme d’action, ce qui vaut mieux que toute l’éloquence du monde ; votre conseil n’en est pas moins juste, je vais y faire droit.

Le capitaine prit le papier, le décacheta et, après en avoir demandé du geste la permission à ses amis, il parcourut rapidement la lettre des yeux, à la lueur plus que suffisante des fanaux accrochés de distance en distance sous la tente.

Cette lettre était ainsi conçue :


« Très-cher senor et ami,

» J’ai acheté la maison sur laquelle, vous vous en souvenez, j’avais jeté les yeux, et qui, par bonheur, s’est trouvée à vendre. Cette maison, située sur la plage même se trouve presque à l’extrémité de l’Almendral ; c’est une véritable bonbonnière très-commode, très-agréable et presque enfouie sous des masses de verdure remplies de fleurs. Je suis convaincu qu’elle vous plaira. Ma femme et ma fille en raffolent, et moi je m’y trouve on ne peut plus heureux. Mon installation a été très-longue j’avais un monde de choses à faire, afin d’approprier ma nouvelle demeure complétement à nos goûts enfin, grâce à Dieu ! tout est terminé depuis trois jours.

» J’ai appris aujourd’hui seulement votre retour de Santiago, et j’ai assisté de loin à la terrible expiation qui a eu lieu à votre bord. Pauvre misérable ! il était bien coupable ! Dieu, je l’espère, dans son ineffable bonté, daignera lui faire miséricorde. J’ai supposé que vous aviez besoin de distraire votre esprit de ces pensées tristes et lugubres ; je vous envoie mon vieux Fernan Nuñez, avec ce mot à la hâte, pour vous avertir que nous vous attendons demain, à dix heures du matin, sans faute. On déjeune à onze heures précises. Nous comptons sur vous. Fernan Nuñez vous attendra sur la plage ; il vous conduira à la maison, qu’il vous serait impossible de trouver sans lui.

» Je ne vous cache pas, mon ami, que, à part la vive amitié que nous professons tous pour vous, je suis très-curieux, moi particulièrement, de connaître la demande que vous avez, dites-vous, à m’adresser. Cette fois, bon gré mal gré, je vous avertis qu’il faudra que vous vous expliquiez catégoriquement ; je n’admettrai plus de retard, ni fin de recevoir d’aucune sorte.

» Je suis, en attendant l’honneur et le plaisir de votre visite demain, votre tout dévoué et reconnaissant ami.

» Q. S. M. B.[1]
 » DIEGO QUIROS DE AYALA.

» P.-S. — Ma femme et ma fille se rappellent à votre bon souvenir.

» Valparaiso (Chili), julio 28, 18.. »


Après avoir parcouru cette lettre des yeux, Olivier la relut posément, puis il la replia, la replaça dans son enveloppe, et, avec une visible satisfaction, il la serra dans la poche de côté de son habit.

— Ainsi, capitaine, vous savez maintenant tout ce que vous désiriez savoir ? dit le Péruvien en vidant son verre et le reposant sur la table.

— À peu près, mon brave ami, répondit Olivier en souriant ; mais ce que j’ignore encore, demain don Diego me l’apprendra.

— Ainsi, vous acceptez l’invitation ? vous viendrez, capitaine ?

— Certainement.

— À dix heures, vous savez, capitaine ?

— À dix heures, oui, mon ami.

— Je vous demande pardon d’insister ainsi, capitaine ; mais la niña m’a bien recommandé de vous dire de ne pas manquer.

— Soyez tranquille, mon brave ami, je serai exact. C’est la niña qui vous a fait cette recommandation ?

— Oui, capitaine, au moment où je partais ; elle a même ajouté, mais je ne sais pas si je dois vous le dire ? fit-il avec hésitation.

— Bon ! Pourquoi donc ne me le diriez-vous pas, Fernan Nuñez ? à moins, cependant, que la niña ne vous ait ordonné de garder le silence ?

— Oh ! non, capitaine.

— Eh bien ! alors parlez, mon ami, je vous écoute.

– Au fait, j’aime mieux que vous le sachiez, capitaine ; la niña m’a dit en riant, vous savez comme elle est folle, pauvre chère enfant ?

— Oui, c’est vrai ; elle vous a dit ?

— Tatita ! je suis son père nourricier, vous savez ; tatita, tâchez de passer la nuit à bord du Hasard ; de cette façon, si le capitaine oubliait l’invitation de mon père, vous la lui rappelleriez demain matin, vous.

– La niña vous a dit cela ?

— Mot pour mot, capitaine.

Les trois jeunes gens se mirent à rire.

— Eh bien ! s’écria Olivier en riant, la niña n’en aura pas le démenti, quoiqu’elle me semble n’avoir qu’une médiocre confiance dans ma mémoire ! vous passerez la nuit à bord, Fernan Nuñez, si cela vous convient toutefois ?

– Oh ! capitaine, je suis ici pour vous obéir ; je ferai ce qu’il vous plaira.

— Voilà qui est bien. Avez-vous quelqu’un dans votre embarcation ?

— Oui, capitaine, un batelier du port.

– Très-bien… Furet !

— Capitaine ! répondit le mousse en soulevant le rideau de la tente.

— Porte ces trois piastres au batelier qui a amené ce brave garçon, et dis-lui qu’il peut retourner à terre.

— Oui, capitaine.

Le mousse prit l’argent et se retira.

Bientôt on entendit le bruit des avirons de l’embarcation qui s’éloignait.

— Maintenant, à nous deux, Fernan Nuñez, reprit le capitaine d’un ton de bonne humeur.

– À vos ordres, capitaine.

– La niña m’a fortement blessé en mettant ainsi en doute non-seulement ma mémoire, mais encore mon vif désir de voir son père et elle-même.

— Oh ! croyez-vous, capitaine ?

— Certes, elle ne devait pas témoigner une telle crainte.

— C’est dans une bonne intention, capitaine.

– Hum je n’en suis pas bien sûr ! Dans tous les cas, je veux m’assurer du fait ; pour cela, j’ai résolu de me venger d’elle.

— Vous venger de la niña ! fit le bonhomme en tressautant sur sa chaise.

— D’elle-même, oui, Fernan Nuñez !

— Oh ! fit-il d’un ton de reproche.

— Et je compte sur vous pour assurer ma vengeance !

— Oh ! quant à cela, capitaine !… s’écria-t-il avec un geste d’énergique protestation.

– Attendez à quelle heure devons-nous être à terre demain ?

— À dix heures du matin, capitaine.

— Eh bien ! voilà mon affaire, écoutez-moi avec attention. Au lieu de nous rendre demain à terre à dix heures, nous y arriverons à huit heures du matin. De cette façon, la niña, qui ne nous attend pas d’aussi bonne heure, sera très-surprise en nous voyant, et elle regrettera, j’en suis sûr, d’avoir douté de mon exactitude à obéir à son appel. Que pensez-vous de cela, hein ?

– Le fait est qu’elle sera surprise, capitaine.

– Ainsi, vous approuvez cette vengeance ?

– Oui, de toutes mes forces, capitaine ! fit-il en riant et en aspirant l’air à pleins poumons, comme un nageur qui revient sur l’eau après avoir plongé profondément. C’est égal, capitaine, vous pouvez vous flatter de m’avoir fait une belle peur !

– Pourquoi donc cela ?

– Dame vous avez parlé de vengeance. Voyez-vous, capitaine, pour nous autres Indiens, il y a des mots que, même en plaisantant, on ne doit jamais prononcer devant nous le mot vengeance est du nombre.

— C’est vrai, mon brave ami, j’ai eu tort ; excusez-moi.

— Oh ! capitaine.

— Ainsi, c’est entendu demain, à huit heures ?

— Nous nous rendrons à terre ; oui, capitaine.

On continua à causer ainsi de choses et d’autres pendant quelque temps encore, puis on se sépara pour la nuit.

Ivon Lebris emmena Fernan Nuñez, pour lequel il fit accrocher un hamac, à l’arrière, près des chambres.

Le lendemain, a huit heures précises, une baleinière débordait du Hasard et mettait le cap sur l’Almendral…

Cette baleinière portait le capitaine Olivier et Fernan Nuñez.

La rade de Valparaiso est fort vaste ; l’Almendral se trouve tout à fait à son extrémité.

Il fallut près d’une demi-heure à la baleinière, malgré sa marche supérieure, pour franchir la distance qui séparait le brick-goëlette de l’Almendral.

Quand on approcha de terre, Olivier céda la barre à Fernan Nuñez, qui se chargea alors de piloter la baleinière, ce qu’il fit à la satisfaction générale.

Je ne sais pas à quelle heure je reviendrai, dit le capitaine au patron de la pirogue en sautant sur la plage.

— Que cela ne vous embarrasse pas, capitaine, dit le Péruvien ; tenez, ajouta-t-il en s’adressant au patron, voyez-vous cette maison, là-bas, un peu à droite au milieu des arbres, avec un mirador — belvédère — élevé ?

– Oui, la première, n’est-ce pas ? répondit le matelot.

— Précisément, reprit Fernan Nuñez. Eh bien ! ce mirador a un mât de pavillon ?

— En effet.

— On aperçoit cette maison et ce mirador, de votre navire ?

— C’est probable.

— Eh bien ! quand vous apercevrez le pavillon colombien hissé sur le mât de pavillon, vous viendrez chercher le capitaine.

— Hum ! cela est bon pour le jour, dit le matelot en hochant la tête, mais la nuit ?

— La nuit le pavillon sera remplacé par trois fanaux rouges.

— Bon c’est entendu.

— N’oubliez pas, ajouta le capitaine.

— Il n’y a pas de soin, capitaine, dit le matelot en saluant.

Et la baleinière poussa au large.

– Venez, capitaine, dit Fernan Nuñez ; nous n’avons que quelques pas à faire.

Dans toute l’Amérique du Sud, on se lève de très-bonne heure ; de si bonne heure même, que cela ferait frémir nos petites maîtresses, chez lesquelles, à midi, bien souvent, il ne fait pas encore jour.

Cela tient à deux causes principales :

La première est la chaleur étouffante de la journée, chaleur presque insupportable, pendant laquelle on est contraint de se renfermer au fond de son appartement, portes et fenêtres hermétiquement closes, afin de ne pas laisser pénétrer chez soi le plus mince filet de lumière ; et la fraîcheur et la beauté des matinées embaumées, surtout sur les bords de la mer, pendant lesquelles on aspire à pleins poumons les âcres et fortifiantes senteurs alcalines de la mer.

Les Hispano-Américains ont pour habitude d’entendre la messe de six heures du matin, qui dure une demi-heure, puis de se livrer à la promenade, soit dans les huertas remplies d’ombre de leurs demeures, soit sur la plage.

La seconde cause découle tout naturellement de la première :

La siesta,

C’est-à-dire le sommeil, depuis onze heures du matin jusqu’à trois heures de l’après-dîner,

Temps pendant lequel les rues sont positivement changées en fournaises, où les pavés et les trottoirs fument incandescents, où les murs blanchis des maisons renvoient des effluves brûlantes ;

Où les chiens eux-mêmes, contraints de chercher l’ombre, se réfugient sous les portiques et les cloîtres dont la plupart des rues sont garnies ; malgré le proverbe assez peu flatteur pour les Français, mais en réalité menteur comme tous les proverbes, et qui prétend que pendant les heures torrides de la journée on ne rencontre dans les rues que des chiens et des Français ; nous constaterons qu’ici Français est mis pour étrangers, et se rapporte bien plus aux Anglais et aux Allemands qu’aux véritables Français, car les étrangers de cette nation sont généralement fort peu nombreux dans les pays d’outre-mer et même dans toutes les autres contrées ; il n’y a que les gens qui se trouvent mal chez eux qui s’en vont chez les autres pour essayer d’être mieux : les Français ne sont pas dans ce cas.

La maison de don Diego Quiros, ainsi que l’avait annoncé Fernan Nuñez à Olivier, n’était qu’à quelques pas de l’endroit ou la baleinière avait abordé les deux hommes y arrivèrent en deux ou trois minutes.

La grille était ouverte : ils entrèrent.

Seulement, une fois dans le patio, ils se séparèrent.

Fernan Nuñez, craignant d’être grondé par doña Dolorès pour avoir amené le capitaine d’aussi bonne heure, prétexta de ses nombreuses occupations pour s’éclipser au plus vite.

De son côté, Olivier feignit de prendre ces prétextes au sérieux et ne fit rien pour le retenir.

Dès qu’il fut seul, il se dirigea résolûment vers la huerta, où un secret pressentiment lui disait qu’il rencontrerait doña Dolorès c’était surtout elle qu’il désirait voir.

Autant que le capitaine pouvait en juger à première vue, cette maison était véritablement une délicieuse demeure ; elle disparaissait presque sous la verdure qui l’enveloppait de toutes parts, et cependant l’air y circulait à profusion.

La huerta surtout était un chef-d’œuvre.

Les Hispano-Américains sont passés maîtres dans la disposition des jardins ; cette fois l’architecte, ou, pour mieux dire, le dessinateur s’était surpassé.

Ce n’était partout que massifs de hautes futaies, allées ombreuses, bosquets mystérieux, fraîches grottes enfouies sous les plantes grimpantes ; et, çà et là, à chaque clairière, à chaque carrefour, des bassins, où l’eau s’élevait en hautes et larges gerbes, que le soleil colorait de toutes les nuances du prisme.

Sur chaque face de la maison, il y avait un bassin, dont le jet faisait pénétrer une douce fraîcheur dans les appartements.

Le constructeur de cette demeure enchantée devait être à coup sûr un épicurien de génie.

Plusieurs allées s’ouvraient devant Olivier ; instinctivement, il choisit la plus ombreuse et s’y engagea.

Comme toutes les allées des jardins américains, celle-ci faisait de nombreux détours. Tout à coup Olivier tressaillit : il avait aperçu, dans le jour crépusculaire, une robe blanche glissant légèrement devant lui.

Il pressa le pas.

Le Sylphe ou l’Elfe qu’il poursuivait disparut subitement, juste au moment où il croyait l’atteindre.

Il s’arrêta, hésitant, décontenancé.

Soudain, un frais éclat de rire le fit se retourner en tressaillant.

Doña Dolorès était devant lui.

Il poussa un cri de joie et tomba à ses genoux, haletant de bonheur et d’amour.

— Je vous attendais, lui dit-elle en lui tendant une main mignonne qu’il couvrit de baisers passionnés. Ah ! monsieur le sournois, vous vouliez me surprendre ; mais je savais que vous viendriez à cette heure, j’étais sur mes gardes.

— Chère, bien chère Dolorès murmura le jeune homme en proie à une émotion profonde.

— Relevez-vous, mon ami, dit-elle d’une voix tremblante en se penchant vers lui.

— Je suis si bien là, répondit-il avec prière, je suis si heureux à vos genoux que je voudrais y rester toute ma vie, ma bien-aimée Dolorès !

La folle et impitoyable jeune fille se mit à rire.

— Vous vous fatigueriez bien vite, dit-elle ; et elle ajouta sérieusement Avez-vous vu mon père ?

— Pas encore ; j’arrive à peine.

— Et vous êtes ici ?

— Dame ! je vous cherchais, répondit-il avec sa naïveté d’amoureux.

— Eh bien ! vous m’avez trouvée, Carlos, mon ami ; à présent, il faut vous relever et aller parler à mon père.

— Oui, je lui parlerai, ma bien-aimée Dolorès, répondit le passionné jeune homme, mais plus tard, dans un instant.

— Comment ! dans un instant ?

— Je vous en supplie, laissez-moi encore ainsi ! je suis si bien près de vous !

— Mais si quelqu’un venait ? dit-elle avec un sourire mutin.

– Bon ! il ne viendra personne !

– Mais enfin, si mon père vous surprenait à mes pieds ?

— Eh bien ! mais ce serait, il me semble, une excellente entrée en matière pour la demande que je compte lui adresser.

– C’est qu’il a réponse à tout, ce corsaire ! dit-elle en se penchant, souriante, vers lui ; oh ! Carlos ! Carlos !

— Ne le tourmente donc pas ainsi, petite fille, dit la voix joyeuse de don Diego ; il a parfaitement raison, cette manière d’adresser une demande en mariage en vaut bien une autre, que diable !

Et don Diego émergea d’un massif, en se frottant les mains à s’enlever l’épiderme.

— Mon père ! s’écria la jeune fille, en cachant, toute rougissante, son visage sur la poitrine d’Olivier, qui s’était levé d’un bond ; Jésus ! j’en mourrai de honte !

— Non pas ! s’écria vivement don Diego, non pas, fillette, tu ne seras pas si sotte, tu vivras, au contraire, pour être heureuse avec celui que tu aimes.

— Il serait possible ! s’écria Olivier. Eh quoi ! vous nous pardonnez ?

— Qu’ai-je à vous pardonner, mes enfants ? de vous aimer ? Vive Dios ! c’est la plus grande joie que vous puissiez me faire !

— Oh ! cher don Diego !

— Mon père ! mon bon père ! s’écria la jeune fille en se jetant dans ses bras.

— Oui ! cajole-moi, petite futée ; tu avais bien dressé tes plans, mais je ne me suis pas laissé prendre à tes cachotteries. Tu croyais me tromper, hein ? folle enfant ! Est-ce que rien peut échapper à l’œil d’un père ? Je savais votre secret, mes enfants, et je me réjouissais, car je vous aime autant l’un que l’autre. J’ai suivi vos luttes contre vous-même, Carlos ; j’ai deviné les généreux efforts que vous faisiez pour arracher de votre cœur cet amour qui est votre vie. Vous vous aimez saintement, mes enfants, soyez heureux, vous le méritez !

— Mon père ! s’écrièrent les deux jeunes gens en l’enlaçant dans leurs bras.

Il leur mit à chacun un baiser au front, et se dégageant doucement :

— Vous souvenez-vous ? dit-il avec un accent de douce raillerie, certaine conversation, une nuit, la veille de notre arrivée à Southampton ? Vous vous croyiez bien seuls, bien isolés ; vous vous imaginiez que Dieu seul pouvait entendre vos projets d’avenir et sourire à vos serments d’amour ? pourtant, j’étais là, près de vous ; j’ai tout entendu ! C’est pendant cette nuit que j’ai lu dans vos cœurs comme dans un livre ouvert, et que la pureté immaculée de vos âmes m’a été complétement révélée ; et j’en bénis le ciel, car ce secret, si providentiellement surpris, m’a rendu bien heureux.

— Oh ! mon père ! vous nous avez écoutés ? fit doña Dolorès en rougissant.

— Bien malgré moi ! s’écria-t-il vivement, mais je ne le regrette pas, au contraire.

— Je comprends maintenant comment vous avez pu nous entendre, dit Olivier souriant.

Cependant il n’y avait personne auprès de nous, dit Dolorès.

— Si, dit Olivier en souriant ; il y avait ma baleinière.

— Je ne comprends pas, dit la jeune fille, dont le regard interrogateur allait de son père à Olivier.

— C’est cependant bien simple, dit don Diego ; du reste, voici comment cela est arrivé : il faisait, je ne sais si vous vous en souvenez, une chaleur étouffante cette nuit-là ?

— Oui, c’est vrai, je m’en souviens, dit la jeune fille.

– Brisé par les émotions de la journée, à moitié étouffé de chaleur, reprit don Diego, j’avais quitté ma cabine, et j’étais monté sur le pont ; peu à peu je me calmai, sous l’influence bienfaisante de la fraîcheur de la brise du large ; alors, me sentant envie de dormir, et me souciant peu de redescendre dans ma cabine changée en étuve, je fis ce que souvent j’avais fait en pareille circonstance pendant mes longs voyages : apercevant un canot suspendu à l’arrière, près de moi, je résolus d’en faire mon lit ; j’entrai dedans et je m’étendis au fond. Mais à peine avais-je fermé les yeux, en essayant de m’endormir, que vos deux voix frappèrent tout à coup mon oreille ; vous aviez précisément choisi cette place, comme étant la plus solitaire, pour venir y faire toutes vos confidences, mes chers enfants ; ma foi ! quelques mots que j’entendis me firent dresser l’oreille ; la tentation était trop forte : j’écoutai, et, je vous l’avoue, j’ai entendu tout ce que vous vous êtes dit, depuis le premier mot jusqu’au dernier.

— Comment ? depuis plus de deux ans vous êtes maître de notre secret, et vous ne m’avez rien dit, père déloyal ? fit la jeune fille avec une moue mutine c’est mal, cela, mon bon père.

— Ne me gronde pas, chère enfant j’ai agi comme je le devais ; n’était-il pas convenu entre vous deux que Carlos ne me demanderait ta main qu’à son retour ?

– C’est vrai, mon père.

– Eh bien ! ne devais-je pas attendre ?

– Vous avez raison, pardonnez-moi, mon père. C’est égal, ajouta-t-elle en le menaçant de son doigt mignon, je ne vous soupçonnais pas d’être un si profond diplomate.

Don Diego sourit avec une indicible bonté.

— Est-ce que ma mère était de votre complot tacite ? reprit la jeune fille avec un sourire mutin.

— je n’ai, tu le sais bien, jamais eu de secrets pour ta mère.

— Je m’en doutais ! s’écria-t-elle en riant de tout son cœur : mon père et ma mère me trahissaient.

— Au profit de ton amour : plains-toi donc !

— Moi ? tatita, je ne vous aimerai jamais assez tous deux pour tout le bonheur que vous me donnez !

Et elle se jeta éperdument à son cou.

— Allons, embrassez-vous, mes enfants, vous êtes fiancés dit-il avec bonhomie.

Les jeunes gens ne se firent pas répéter la permission.

Ils s’embrassèrent avec cette folle ardeur des amoureux véritablement épris.

— Bien ! aimez-vous toujours ainsi, mes enfants, fit don Diego avec une douce émotion. Ah ! Dolorès, quel malheur que ta mère ne soit pas là combien elle serait heureuse !

— Oh ! mais je vais tout lui dire, et cela à l’instant même, tatita !

Elle s’élançait ; son père la retint.

— Attends, dit-il ; voici Fernan Nuñez qui nous vient prévenir que le déjeuner est servi.

— Déjà onze heures ! s’écria étourdiment la jeune fille.

— Comme le temps passe vite quand on est heureux ! murmura Olivier tout à la joie de son amour.

— Ô jeunesse ! fit don Diego en étouffant un soupir ; éternel printemps de la vie, c’est à vous qu’appartiendra toujours le bonheur !

Et tout pensif, il suivit, l’œil brillant et le regard attendri, les deux jeunes gens qui s’en allaient bras dessus bras dessous, en babillant comme des oiseaux jaseurs, se redisant ces mille riens que l’âge mûr ne comprend plus, et qui constituent le mystérieux langage de l’amour frais et jeune.

Quinze jours plus tard, les deux amoureux, mariés la veille civilement par le consul français, reçurent la bénédiction nuptiale dans l’église de Valparaiso, en présence des autorités, de l’aristocratie de la haute société chilienne, des commandants et des états-majors des bâtiments de guerre mouillés sur rade.

Tous avaient tenu à honorer de leur présence le mariage des deux jeunes gens.

Ivon Lebris, et don Pablo Galvez, radieux d’une telle faveur et venus tout exprès de Talca servaient de témoins à Olivier Madray.

Les jours de soleil n’ont de prix que pour ceux qui jouissent de leur douce chaleur et en savourent les joies mystérieuses ; ces jours ne se racontent pas, ils seraient fastidieux et par conséquent sans intérêt pour les indifférents ; mieux vaut donc les passer sous silence.

Le Hasard, mis sous le commandement d’Ivon Lebris, avait quitté Valparaiso et avait repris le cours de ses audacieuses croisières, pendant que son capitaine oubliait tout dans les bras de celle qu’il adorait, pour ne se souvenir que de son amour.

Huit mois s’écoulèrent ainsi, huit mois d’un bonheur complet, qui passèrent avec la rapidité d’un songe ; l’amour des deux jeunes gens, loin de diminuer par la possession, augmentait au contraire chaque jour. C’était bien véritablement cet amour du cœur, si rare, quoi qu’on en dise, à trouver sur la terre, car il rapproche du ciel.

Mais enfin l’heure sonna où il fallut songer au départ.

Depuis deux jours, le Hasard était mouillé sur rade, de retour de sa dernière et fructueuse croisière ; Ivon Lebris était venu saluer son capitaine et avait eu avec lui une longue et importante conversation.

Il fallut se préparer à une séparation douloureuse ; les derniers adieux furent déchirants.

Mais, dès le premier jour, doña Dolorès avait nettement déclaré qu’elle ne se séparerait jamais de son mari, qu’elle le suivrait partout ; il fallut se résigner. Bien que prévenus de longue date, don Diego et doña Maria sentirent leur cœur se briser, en serrant pour la dernière fois leur fille entre leurs bras.

La jeune femme fut enlevée par son mari, presque mourante, et placée dans la baleinière qui devait la transporter à bord du corsaire.

Le lendemain, au lever du soleil, le Hasard appareilla et quitta la rade de Valparaiso, toutes voiles dehors.

Tant que la côte fut visible, les regards de doña Dolorès demeurèrent opiniâtrement fixés sur cette terre qu’elle abandonnait peut-être pour toujours.

Lorsque tout se fut enfin effacé derrière les dernières lignes bleues de l’horizon, un sanglot douloureux déchira la gorge de la jeune femme ; elle tomba à demi pâmée dans les bras de son mari, en lui disant avec une expression impossible à rendre :

— Je n’ai plus que toi, maintenant Oh ! aime-moi bien, pour remplacer dans mon cœur la mère et le père que je quitte !

Puis, après un instant, elle sourit à travers ses larmes, car elle avait foi en son amour !


FIN DU CORSAIRE.

  1. Que su mano besa — qui baise votre main — formule de politesse habituelle à la fin des lettres.