Par mer et par terre : le corsaire/III

CHAPITRE III

OÙ IL EST PROUVÉ QUE L’ON A SOUVENT TORT DE PARLER TROP HAUT EN PUBLIC.


Les deux jeunes gens avaient bon appétit ; les huit mois qu’ils venaient de passer à bord du Formidable, en les condamnant à une chère d’anachorètes avaient encore aiguisé cet appétit dans des conditions véritablement fantastiques ; aussi firent-ils un chaleureux accueil aux mets délicats placés devant eux. C’était plaisir de les voir se délecter en goûtant tour à tour de toutes ces bonnes choses dont ils avaient été sevrés pendant si longtemps ; Ivon Lebris, surtout, s’en donnait à cœur joie : son assiette se vidait avec une rapidité fantastique ; comme le faisait observer le brave Breton, il essayait de rattraper le temps perdu.

Le fait est que les équipages des bâtiments de la marine du gouvernement français, surtout à l’époque dont nous parlons, étaient assez mal nourris, pour ne pas dire plus ; les gourganes et les fayots, c’est-à-dire des fèves et des haricots remplis de vers, formaient le fond de leur nourriture ; nos jeunes marins étaient donc jusqu’à un certain point excusables de prendre une revanche aussi complète que possible de tant de nauséabonds repas.

Le déjeuner fut très-gai.

Les deux principaux convives, libres de tous soucis, avaient déjà, avec cette insouciance, privilège précieux de la jeunesse qui voit tout en beau, oublié les ennuis et les déboires de leurs huit mois de servitude, pour ne plus songer qu’à l’avenir radieux qui s’ouvrait de nouveau devant eux.

Lorsque le café et les liqueurs eurent été placés sur la table, Ivon Lebris, les joues un peu enluminées et les yeux brillants, raconta, sur la demande de son matelot, et cela avec une verve et un laisser-aller qui, plus d’une fois, amenèrent le sourire sur les lèvres de ses bienveillants auditeurs, ce qui s’était passé entre lui et l’amiral ; et comment il avait été surpris et charmé, quand il s’attendait non-seulement à des reproches, mais encore à une punition rigoureuse, lorsque l’amiral lui avait mis son congé dans la main, en lui disant avec cette bonhomie paternelle qui le faisait adorer des matelots et des officiers de toute l’escadre :

— Vous êtes un brave et digne garçon, Lebris ; je ne veux pas être cause de votre perte. Tous deux nous sommes Bretons, nous devons nous entr’aider. Voici votre congé définitif. Mon devoir exigerait peut-être que je vous embarquasse sur un navire en partance pour la France ; il y en a deux en ce moment sur rade ; mais cela ne ferait pas votre affaire, et ne retarderait que de quelques jours, probablement, votre réunion avec votre ami. Je ne veux pas vous causer ce déboire. Vous êtes libre, dès ce moment, d’aller où il vous plaira. Faites-vous solder ce qui vous est dû par le commissaire. Il est trop tard pour que vous débarquiez ce soir ; demain, vous serez mis à terre par la poste aux choux. Maintenant, adieu, mon garçon, soyez heureux. Une dernière recommandation : ne contez vos affaires à personne pendant les quelques heures que vous passerez encore à bord ; on ne se repent jamais d’avoir été discret. Bonne nuit et adieu.

— Là-dessus, l’amiral me fit un geste amical de la main et me renvoya sans se donner la peine d’écouter mes remerciements, continua Ivon Lebris ; ce matin, à la première heure, je suis débarqué et je suis arrivé ici tout courant, sachant bien que j’y trouverais Olivier. Je n’ai soufflé mot à personne ; tous nos camarades sont ahuris : ils ne comprennent rien de ce qui se passe à bord.

— Auriez-vous réellement déserté, Ivon ? lui demanda don Jose en souriant.

— Pardi ! en doutez-vous ? Croyez-vous que j’aurais laissé ainsi mon matelot courir bon bord tout seul ? Ce matin même je serais parti ; cependant, j’avoue que je préfère que les choses se soient arrangées d’une autre façon : il est toujours désagréable, quand on a un vrai cœur de matelot, de déserter son navire, si mal que l’on se trouve à bord ; mais je l’aurais fait, et tout de suite, d’autant plus qu’il n’y avait pas de temps à perdre.

— Pourquoi cela ? demanda Olivier.

— Parce que dans deux jours les escadres, dont les provisions d’eau et de vivres seront demain terminées, mettront sous voile au lever du soleil ; elles vont croiser pendant trois mois dans le Levant, puis elles rentreront ensemble à Toulon. Grand bien leur fasse !

— L’amiral m’a en effet prévenue, pendant le bal, de son départ prochain, dit doña Carmen, ne voulant pas, m’a-t-il dit, laisser à ses équipages le temps de faire des commentaires sur les congés si singulièrement accordés à deux de ses meilleurs matelots.

— L’amiral de Kersaint est un grand et noble caractère, dit don Jose.

— C’est surtout un noble cœur, dit Olivier avec émotion ; il en sait peut-être plus qu’il ne veut le laisser paraître sur cette mystérieuse affaire ; il a hâte de s’éloigner pour ne plus avoir à s’en préoccuper.

— C’est un vrai Breton ! s’écria Lebris avec enthousiasme. Ce que dit Olivier doit être vrai…

— Peut-être ! dit don Jose d’un air pensif ; puis il ajouta, après un moment Il est près de midi : c’est l’heure de la siesta. Reposons-nous ; à trois heures, si cela vous convient, nous irons faire une visite à la Jeune-Agathe.

— Qu’est-ce que c’est que la Jeune-Agathe ? demanda curieusement Ivon.

— C’est, répondit Olivier en lui tendant la main, un bâtiment dont je suis capitaine et dont tu seras le second, si cela te plaît, matelot…

— Je le crois bien que cela me plaît ! Est-ce que nous ne sommes pas amarrés l’un à l’autre par le même grelin ?

— Alors, c’est dit.

À trois heures et demie, le banquier, en compagnie d’Olivier et d’Ivon, se rendit sur le port ; il y avait à cette époque un grand mouvement maritime à Cadix, mouvement à la fois commercial et belliqueux : les colonies hispano-américaines étaient en pleine insurrection ; les provinces de la vice-royauté de la Plata avaient poussé le premier cri de liberté, le Mexique s’était soulevé ensuite ; toutes les autres colonies avaient suivi leur exemple ; le port était encombré de bâtiments en charge pour l’Amérique du Sud ; la rade était couverte de navires de guerre en train d’embarquer des soldats, des vivres et des munitions.

L’Espagne faisait en ce moment un grand effort pour reconquérir d’un seul coup sa puissance déjà très-sérieusement compromise dans le Nouveau-Monde, mais qu’elle devait perdre définitivement quelques années plus tard, par son incurie et sa cruauté.

La goëlette la Jeune-Agathe se tenait humble et nonchalante, perdue au milieu de tous ces navires, si occupés et pressés autour d’elle.

Olivier, avec le regard infaillible du marin, la reconnut au premier coup d’œil ; il admira en véritable connaisseur ses magnifiques proportions et ses courbes élégantes, malgré toutes les précautions prises pour la déguiser.

— La voilà, dit-il à don Jose, en la désignant de son bras étendu.

— C’est elle, en effet, répondit le banquier ; comment diable l’avez-vous reconnue ?

Olivier sourit.

– Je suis marin, dit-il simplement.

Jésus ma Doué ! quel joli morceau de bois ! comme c’est espalmé ! s’écria Ivon avec une sincère admiration.

Ils montèrent à bord.

Un seul homme se tenait sur le pont, assis sur le guindeau et fumant mélancoliquement dans une pipe au tuyau microscopique et noire comme de l’encre.

À la vue des visiteurs, il se leva, éteignit sa pipe, et s’avança à leur rencontre, le bonnet à la main.

— Salut, monsieur Maraval et votre compagnie, dit-il d’une voix que le vent, la mer et le rhum avaient rendue rauque.

– Bonjour, monsieur Lebègue, répondit le banquier en lui serrant la main.

Ce Lebègue était un homme de quarante ans, de taille moyenne, trapu, dont le teint de brique, les traits énergiques et la physionomie à la fois bourrue et sympathique offraient le type complet du marin breton, le loup de mer des vaillants équipages des corsaires de la République.

— Est-ce que nous allons bourlinguer encore longtemps ici, sans vous commander, monsieur Maraval ! demanda-t-il d’un ton de mauvaise humeur au banquier ; depuis un mois que nous sommes à ce chien de mouillage, nous nous amusons, sans comparaison, comme des pingouins sur une accore de la Terre-de-Feu.

— Le plus fort est fait, monsieur Lebègue, répondit en riant le banquier ; bientôt vous prendrez le large.

— Que le bon Dieu vous entende, monsieur ! N’est-ce pas péché de laisser passer sous son nez tous ces faillis balandras, sans en goûter un peu et en genoper un seul ?

Les trois hommes se mirent à rire.

— Monsieur Lebègue, reprit le banquier de son ton le plus sérieux, j’ai l’honneur de vous présenter M. Olivier Madray, votre capitaine, propriétaire et armateur du navire, et M. Ivon Lebris, son second ; messieurs, j’ai l’honneur de vous présenter M. Loïck Lebègue, votre premier lieutenant ; M. Lebègue m’a été recommandé par le capitaine Surcouf, sous les ordres duquel il a servi pendant plusieurs croisières.

— Et je m’en vante ! s’écria le lieutenant capitaine, et vous, monsieur, je suis heureux de vous voir enfin arriver. Je ne sais pas parler, mais je sais agir. Foi d’homme ! vous pouvez compter sur moi ; je serai à vous, comme je l’ai été à Surcouf.

– Voilà de bonnes paroles, lieutenant ; je vous en remercie, répondit Olivier ; j’espère que nous nous entendrons et que je serai aussi satisfait de vous que vous le serez de moi.

Et il lui tendit la main, que le lieutenant serra à la briser.

— Faites réunir l’équipage dans le carré, reprit Olivier, j’ai à me faire reconnaître par lui.

— À l’instant, capitaine, répondit le lieutenant.

Après avoir minutieusement examiné le pont, les trois hommes descendirent.

L’arrière du bâtiment était aménagé comme celui d’un navire de guerre ; les chambres des officiers étaient à bâbord à tribord, et de plus, occupant tout l’arrière, se trouvait l’appartement du capitaine, composé de trois pièces, chambre à coucher, salon, salle à manger, de plus un cabinet de toilette et une salle de bain ; l’espace laissé libre entre l’appartement du capitaine et les chambres des officiers formait le carré, à la fois salle du conseil, salle à manger et salon des officiers.

Tout était aménagé avec une science remarquable de la vie de bord ; les divers appartements étaient meublés avec un luxe princier ; celui du capitaine dépassait en richesse, en élégance et surtout en bon goût tout ce qu’on pourrait imaginer.

— Êtes-vous, satisfait ? demanda le banquier à Olivier.

— Mon ami, répondit le jeune homme avec émotion, c’est trop, c’est beaucoup trop !

— Allons donc ! fit-il. Vous trouverez cent cinquante mille francs dans votre caisse ; il est toujours bon d’avoir de l’argent ; j’ai joint des lettres de crédit pour tous les pays où votre caprice vous conduira ; elles m’ont été adressées toutes faites ; voici une bibliothèque choisie je sais que vous adorez la lecture ; là vous trouverez du linge, des vêtements, des uniformes de toutes les marines du globe, que sais-je encore ; vous examinerez tout cela à loisir, quand vous n’aurez rien de mieux à faire ; voici des armes, signées Lepage, Menton, Kukkeinreiter. Mais on nous appelle.

Le lieutenant, après avoir frappé doucement à la porte, l’ouvrit et, montrant son visage rayonnant de joie :

— À vos ordres, capitaine, dit-il, nous sommes parés.

Les trois hommes entrèrent dans le carré.

Vingt hommes étaient rangés à bâbord sur une double file : c’était l’équipage.

Le capitaine se fit reconnaitre de ces braves gens, dont les traits francs et énergiques prévenaient en leur faveur ; puis, après avoir fait reconnaître Ivon Lebris en qualité de second du bâtiment, il ordonna au premier lieutenant de lui présenter les officiers, le maître d’équipage et les matelots.

Maître Lebègue, ainsi qu’on le nommait, fit alors avancer MM. Joham Kernock et René Mauclerc, deux jeunes gens de vingt-cinq ans, de bonne mine, à l’air résolu et à la physionomie franche et joviale ; puis Pierre Legoff dit Caïman, maître d’équipage, gaillard à la large encolure, à l’air refrogné, taillé en hercule, et, dit Lebègue qui s’y connaissait, matelot depuis la pomme des mâts jusqu’à l’emplanture.

Olivier serra la main aux officiers et au maître d’équipage, et leur dit quelques paroles cordiales qui les lui acquirent aussitôt et les firent se frotter joyeusement les mains ; puis ce fut le tour des matelots, dont le lieutenant Lebègue fit l’éloge ; il les connaissait tous depuis plusieurs années et savait ce qu’ils valaient, comme hommes et comme marins.

Le capitaine parla aux matelots comme il l’avait fait aux officiers ; mais, tout en les assurant qu’ils le trouveraient toujours juste et bon pour eux, il leur fit comprendre qu’il saurait maintenir à son bord la discipline la plus sévère ; puis, après avoir ordonné une triple ration de vin, il les congédia.

Les officiers et le maître d’équipage restèrent.

— Messieurs, leur dit Olivier, je ne puis encore vous annoncer rien de positif sur ce que j’ai l’intention de faire ; vous en savez assez pour comprendre, quant à présent, que vous n’aurez pas à regretter de vous être placés sous mes ordres. Maître Lebègue, veuillez, je vous prie, faire servir des rafraichissements pour fêter dignement mon arrivée parmi vous.

Le premier lieutenant se leva et sortit ; les autres officiers, sur l’invitation du capitaine, prirent place autour de la table du carré ; un instant plus tard, le lieutenant rentra suivi du cuisinier portant un plateau chargé de verres et de bouteilles.

Ce cuisinier était un nègre de l’île de France, espèce de Goliath d’aspect débonnaire, et dont la bouche, fendue jusqu’aux oreilles, riait toujours ; il se nommait Cupidon et était tout glorieux de porter ce nom mythologique, qui lui allait comme un chapeau à plumes à un marsouin.

– Messieurs, servez-vous, dit le capitaine en donnant l’exemple à ses officiers. Je bois à vous dit-il, quand tous les verres furent pleins, et à la réussite de notre croisière, dont je garderai le secret quelques jours encore !

On trinqua, les verres furent vidés rubis sur l’ongle.

— Combien m’avez-vous dit que nous avons d’hommes à Moguers, cher don Jose ? fit Olivier en reposant son verre sur la table.

— Quatre-vingts, sans compter ceux que nous avons ici.

— C’est-à-dire, moi et le second compris, cent six en tout. Ce n’est guère…

— Pardon ! reprit en souriant don Jose : en disant ici, j’ai entendu Cadix et la baie ; soixante matelots sont disséminés dans diverses auberges de la ville. Maître Lebègue sait où les trouver, au besoin.

— En moins d’une heure je me charge de les réunir, capitaine, dit vivement le lieutenant.

— Trente-neuf autres sont à Rota, dans les mêmes conditions ; quarante à Puerto-Real, vingt-cinq à Puerto-Santa-Maria ; j’ai de plus chez moi un mousse que je vous recommande très-instamment, mon cher capitaine, et un jeune chirurgien fort habile, et dont vous n’aurez pas lieu de vous plaindre ce qui vous donne un compte rond de…

— Deux cent quatre-vingt-douze hommes ! mon équipage complet. Je ne sais vraiment, mon ami, comment vous remercier pour tant d’agréables surprises que vous me ménagez depuis hier.

— Ces deux cent quatre-vingt-douze hommes ont été choisis, et pour ainsi dire triés, un par un par Surcouf ; c’est vous dire que vous avez un équipage d’élite, avec lequel vous pouvez accomplir…

— Chut ! ne parlons pas de cela ici : nous avons de trop proches voisins. Tu dis, matelot, que les escadres doivent appareiller…

— Après-demain, capitaine, au lever du soleil.

— Il nous faut être prudents, et nous assurer leur appui moral, au cas où l’on tenterait de nous chercher noise ; nous mettrons sous voile demain, une heure avant le coucher du soleil.

— Mais les matelots de Moguers ? fit observer don Jose.

— Je n’en ai pas besoin ici ; je les prendrai en passant.

– Pardieu je vous accompagnerai jusque-là ; cela me fera rester plus longtemps avec vous !

— Merci, dit-il en lui serrant la main ; à votre santé, messieurs !

— À la vôtre, capitaine répondirent les officiers.

Les verres furent vidés.

— Monsieur Lebègue, reprit Olivier, il faut que demain tous nos hommes soient à bord, sans avoir été aperçus ; vous mettrez la goëlette sous voile, et vous irez mouiller à portée de pistolet de Puerto-Santa-Maria ; vous vous tiendrez sur un corps mort ; ma baleinière m’attendra, à compter de trois heures de l’après-midi, au pied du débarcadère ; tout sera prêt pour l’appareillage ; aussitôt mon arrivée à bord, nous mettrons le cap au large.

— C’est entendu, capitaine demain, à deux heures, la goëlette, avec son équipage à bord, sera amarrée en face de Puerto-Santa-Maria à trois heures, votre baleinière sera à vos ordres, au débarcadère.

— Surtout soyez prudent ; que personne ne se montre : on ne doit voir que vingt hommes.

— Vos ordres seront strictement exécutés, capitaine ; au coucher du soleil, je me sortirai du milieu de tous ces chalands, et je me mouillerai de façon à ce qu’on ne voie même pas le navire ; tous nos hommes s’embarqueront cette nuit.

— Très-bien ! Un dernier coup, et à demain soir le départ.

Les verres furent de nouveau remplis, mais vidés cette fois avec la joie la plus vive : ces braves gens avaient hâte de se remettre en mer ; l’existence qu’ils menaient depuis si longtemps leur pesait fort ; la mer était tout pour eux. Le capitaine fut respectueusement accompagné jusqu’à la coupée de tribord par les officiers et les matelots, avec les marques d’un véritable dévouement.

Le lendemain, dès six heures du matin, de Cadix à Xérès, les eaux de la baie disparaissaient littéralement sous les goëlettes, cutters, tartanes, lanchas, balancelles, embarcations de toutes sortes, enfin, qui toutes chargées de monde presque à couler bas, se dirigeaient en toute hâte vers Puerto-Santa-Maria.

Sur les routes, même affluence de voyageurs, à pied, à cheval, en voiture et même en charrette, depuis les nobles et les grands d’Espagne dans leurs brillants carrosses armoriés, jusqu’aux paysans endimanchés dans leurs charrettes le mako, fièrement campé, portant sa maja assise sur la croupe de son cheval, jusqu’à l’humble piéton, avançant péniblement sur le bord de la route, à demi suffoqué par la chaleur et aveuglé par la poussière : tous se pressaient à qui mieux mieux vers Puerto-Santa-Maria.

Et sur la baie et sur la route, cette foule bigarrée riait, chantait, parlait, criait à tue-tête, en échangeant force lazzi, avec cette volubilité, cet entrain endiablé et cette spirituelle gaieté andalouse qui n’a rien de comparable au monde.

Les Espagnols adorent les courses de taureaux ; ils poussent cette passion jusqu’à la frénésie. Pour notre part, nous comprenons parfaitement cet engouement de tout un peuple, et nous le partageons sincèrement ; à nos yeux, il n’y a rien de plus noble, de plus intéressant et de plus empoignant nous demandons pardon de cette expression — que cette lutte ou plutôt ce duel chevaleresque, d’un seul homme vêtu de soie, chaussé de satin et armé d’une mince épée, fine comme une aiguille, contre un animal d’une férocité et d’une force prodigieuses, furieux et armé par la nature d’une façon formidable, de cornes longues, puissantes et acérées.

Les portes du cirque s’ouvrirent à onze heures du matin ; à midi, douze mille spectateurs étaient rangés sur les gradins.

Deux loges de sombra attiraient surtout l’attention : la loge royale, dans laquelle étaient réunies les autorités de Cadix et de Puerto-Santa-Maria, et la loge située immédiatement à la droite de la première.

Dans cette seconde loge se tenaient don Jose Maraval, sa femme et une dizaine d’amis du riche banquier avec leurs familles ; parmi ces amis se trouvaient le capitaine Olivier et son second, maître Ivon Lebris ; le capitaine était assis à la droite du banquier ; il causait avec un homme jeune encore, tout vêtu de noir, portant lunettes et ayant un ruban multicolore à la boutonnière de son habit ; ce personnage imposant était le docteur don Juste Carnero, l’un des plus célèbres médecins de Cadix.

Nous noterons que les deux loges étaient ouvertes, et se touchant ; tout ce qui se disait dans l’une s’entendait forcément dans l’autre, par les personnes assises auprès de la séparation.

La loge royale était très-vaste, ornée avec beaucoup de luxe, et remplie de dames et d’officiers français, anglais et espagnols ; les officiers français étaient les plus nombreux ; les trois amiraux des escadres françaises étaient assis aux places d’honneur, entre le gouverneur de Cadix et celui de Puerto-Santa-Maria.

Nous ne décrirons pas la course de taureaux : là n’est pas l’intérêt de notre narration ; d’ailleurs ces courses se ressemblent toutes ; leurs péripéties émouvantes sont presque toujours les mêmes. Elles ont été mille fois décrites et racontées.

Le capitaine Olivier et le docteur Carnero étaient placés près de la séparation de la loge royale ; dans celle-ci, les dames s’étaient assises sur les deux premiers rangs de chaises. Presque appuyée contre la séparation, une dame d’une beauté remarquable, paraissant à peine trente ans, mais dont l’âge devait être beaucoup plus avancé, la tête légèrement tournée en arrière, échangeait de temps en temps, à bâtons rompus, quelques paroles avec un grand vieillard, dont les cheveux avaient la blancheur de la neige. Les traits fatigués de ce vieillard son regard éteint, les rides dont son visage dur et hautain était sillonné accusaient plus de soixante ans.

Don Jose Maraval, interrogé par le capitaine Olivier, lui avait répondu à demi-voix que ce grand vieillard était le duc de Rosvego, ancien ministre, ancien ambassadeur, grand d’Espagne de première classe, etc., etc., et que la dame toute constellée de diamants, très-belle encore malgré ses quarante-cinq ans sonnés, avec laquelle il causait, était la duchesse de Rosvego, née Mercédès-Julia de Soto-Mayor.

Le capitaine, après avoir remercié don Jose, avait fixé un regard ferme et investigateur sur cette femme, dont il avait sans doute remarqué l’expression de physionomie sèche, froide, presque cruelle.

Un sourire d’une expression étrange avait, pendant une seconde, crispé les commissures de ses lèvres, puis il avait repris avec le docteur sa conversation interrompue et que, depuis quelque temps déjà, la duchesse semblait écouter avec attention, presque avec inquiétude.

La course allait commencer.

La cuadrilla avait accompli sa procession accoutumée autour du cirque ; l’alguazil-mayor était venu demander les clefs du toril à la loge royale ; le gouverneur les lui avait jetées et il les portait au garçon de combat, pour aussitôt après s’enfuir au plus vite, afin de ne pas être désarçonné par le taureau furieux : cet épisode est un des plus piquants et des plus amusants de la corrida ; tous les regards étaient fixés curieusement sur l’arène.

Tout à coup, le capitaine Olivier dit au docteur Carnero :

– Vous croyez que c’est impossible ?

– Oui, señor capitaine, surtout s’il s’agit d’une grande dame ; une manola, ce serait autre chose, ajouta-t-il avec un sourire cynique.

— Eh bien ! vous vous trompez, docteur ; je connais une très-grande dame à laquelle il arriva une aventure toute semblable à celle dont nous parlions tout à l’heure : c’était, attendez que je me souvienne, c’était dans la nuit du 13 au 14 octobre 179., calle de Alcala, à Madrid, dans la maison du docteur don Jose Legañez, vous voyez que je précise ; un certain Perrico, lequel avait un autre nom qu’il cachait, mais que je vous dirai plus tard…

Il s’interrompit.

La duchesse, sur laquelle son regard était obstinément fixé, s’était renversée, pâle, haletante, les yeux à demi fermés, sur le dossier de sa chaise.

— Mais bah ! reprit le capitaine, j’aurai toujours le temps de vous raconter cette histoire pour peu qu’elle vous intéresse ; voyons la corrida, nous sommes ici pour cela.

— C’est mon avis, dit le docteur ; chaque chose doit venir en son temps.

— Qu’avez-vous donc, madame ? demanda le duc à sa femme ; vous trouvez-vous mal ?

La duchesse se redressa en souriant.

— J’ai eu une peur affreuse, monsieur, répondit-elle d’une voix légèrement émue, je crois même que je tremble encore ; ne suis-je point pâle ?

— Vous êtes livide, madame ; seriez-vous indisposée ?

— Pas le moins du monde, monsieur le duc ; j’ai cru que ce malheureux alguazil était enlevé par le taureau, et alors…

— Eh quoi ! c’est pour cette espèce ? fit-il avec mépris.

— À présent c’est passé, fit-elle avec un charmant sourire.

Elle promena un regard assuré autour d’elle ; lorsque ses yeux s’arrêtèrent sur Olivier, il jaillit de sa prunelle un tel éclair de haine, que, malgré lui, le jeune homme se sentit frémir et détourna la tête ; la duchesse haussa dédaigneusement les épaules, un sourire de mépris courut sur ses lèvres, et elle tourna le dos, se remettant à causer avec son mari et les officiers assis auprès d’elle.

Cet incident, fort peu important en apparence, passa complétement inaperçu.

La course commença.

Vers trois heures, Olivier et le docteur Carnero quittèrent leur place, avec l’intention d’aller respirer un peu d’air frais au dehors ; le cirque était changé en une véritable fournaise.

Les deux hommes descendaient un escalier conduisant à une des portes du cirque, lorsque le capitaine Olivier reçut à l’improviste, d’un officier français qui descendait lui aussi, un choc si violent, qu’il trébucha et faillit tomber.

— Vous êtes bien pressé, monsieur ? dit Olivier ; vous auriez dû prendre garde !

— Vous êtes un insolent, répondit brusquement l’officier en se retournant ; c’était à vous de vous déranger !

Ceci était bel et bien une provocation.

Olivier fronça le sourcil ; mais ses traits se rassérénèrent aussitôt, et ce fut le sourire sur les lèvres qu’il répondit :

— Monsieur de Salviat, tout m’est expliqué.

– Vous me connaissez, monsieur ? répondit l’officier avec hauteur.

— Mais oui, monsieur ; aussi j’ai compris, dit Olivier avec le plus grand calme.

— Qu’avez-vous compris, monsieur ? reprit l’officier d’un ton rogue.

— Tout simplement que vous me cherchez querelle monsieur.

— Au fait, pourquoi non ?

— Je suis à vos ordres, mais à une condition.

— Laquelle ?

— Que je vous dirai quelques mots, une dizaine au plus, sur le terrain, à vous seul, avant d’engager le combat ; je veux que vous sachiez bien que je connais les motifs de l’ignoble insulte que vous m’avez faite.

— Monsieur !

— Je suis deux fois plus vigoureux que vous ; si vous refusez, je vous roue de coups ; c’est donc à prendre ou à laisser ; réfléchissez bien avant de me répondre, dit Olivier d’un accent glacé.

— Ainsi, vous oseriez ?…

— Assommer un drôle de votre sorte ? parfaitement, monsieur.

— Soit ; finissons, je suis pressé ; je consens ; dans une heure, au pistolet, derrière l’Alameda.

— Je vous y attendrai, monsieur.

Les deux hommes se saluèrent et se tournèrent le dos.

-Mon cher docteur, vous avez entendu ! veuillez, je vous prie, dit Olivier, prévenir le señor Maraval et mon ami Lebris que je les attends à cette place.

— Ah ça, cet homme est fou ! dit le docteur.

— Pas le moins du monde, señor.

— Mais alors que signifie cette querelle ?

— Tout simplement, cher docteur, qu’il ne faut pas parler trop haut en public, si l’on ne veut s’exposer à se voir expédier des bravi.

— Je ne vous comprends pas, capitaine ?

— Vous me comprendrez bientôt ; consentez-vous à me rendre le service que j’attends de votre courtoisie ?

– Certes, de grand cœur.

— Vous reviendrez avec mes amis ; peut-être aurons-nous besoin de vous.

— J’allais vous le demander, dit le docteur.

— Il remonta au cirque ; cinq minutes plus tard il redescendit en compagnie de M. Maraval et Ivon Lebris.

Olivier n’avait pas fait un mouvement.

Les quatre hommes quittèrent le cirque et se dirigèrent vers la place, alors à peu près déserte.

— Que s’est-il donc passé ? demanda le banquier.

Quelques mots suffirent au jeune homme pour expliquer à ses amis ce qui lui était arrivé.

— C’est un horrible guet-apens ? s’écria don Jose.

— Cela m’en a tout l’air, ajouta Ivon.

— Et à moi aussi, dit Olivier en riant ; ce comte de Salviat est connu pour un assez triste sujet, cousu de mauvaises affaires ; c’est un bretteur ; il m’aura été dépêché par cette belle duchesse.

— Voilà ce que c’est que d’avoir la langue trop longue, dit sentencieusement le docteur ; pourquoi diable teniez-vous donc tant à me conter cette histoire ?

– Dont je ne vous ai dit que quelques mots pourtant, répondit en riant le jeune homme. Qui sait ? ajouta-t-il avec ironie, je le faisais peut-être exprès !

— Alors vous avez bien réussi !

— Mais oui, je le crois. Voyons, procurons-nous des armes.

— Le premier armurier venu nous en fournira. Quand et où le rendez-vous ? demanda don Jose.

— À quatre heures, à l’Alameda.

— Laquelle ?

— Comment ! laquelle ?

— Oui ; il y en a deux, la Victoria, toute plantée d’orangers, et le Vergel ; celle-ci est plus petite, mais beaucoup plus rapprochée du port ; toutes deux seront désertes jusqu’à cinq heures et demie du soir : laquelle choisissons-nous ?

— La plus proche du port, pardieu ! Comment la nommez-vous déjà, mon ami ?

— Le Vergel.

– Très-bien ; en sommes-nous éloignés ?

— Non ; prenez cette rue, là, devant vous ; vous y serez dans dix minutes ; moi je cours acheter des pistolets de tir, dit don Jose.

– Mais nos adversaires, qui les préviendra ? demanda Olivier.

– Moi, répondit le docteur ; cet officier m’a causé une émotion désagréable, qui me le fera reconnaître.

— À la bonne heure ! Nous vous attendrons au Vergel.

Les quatre hommes se séparèrent ; Olivier et Ivon se dirigèrent vers le rendez-vous convenu.

Ivon était inquiet.

— Sais-tu tirer le pistolet ? demanda-t-il à son ami.

— Sois tranquille, répondit le jeune homme en riant ; à soixante pas, avec une balle, je coupe la queue d’une orange sur l’arbre.

— Alors, tout va bien fit-il en se frottant les mains à s’enlever l’épiderme ; j’espère que tu ne le ménageras pas ?

— Matelot, répondit Olivier en fronçant les sourcils, je hais cet homme ; il n’a fait que me prévenir, je n’ai voulu assister à cette course que pour lui chercher querelle et le forcer à se battre.

— Bon ! Je m’en doutais presque, d’après ce que tu m’avais dit à bord du vaisseau. Ainsi…

— Je le tuerai, ou il me tuera, je t’en donne ma parole !

Le Vergel est une charmante promenade, très-boisée et entretenue avec le plus grand soin ; elle est beaucoup plus fréquentée que la Victoria, mais ce jour-là elle était complétement déserte à cause des courses.

Les deux marins se promenaient depuis près d’une demi-heure en causant, lorsqu’ils virent au même moment venir d’un côté M. Maraval et de l’autre le docteur Carnero, suivi à quelques pas par deux officiers français et un jeune homme de bonne mine portant avec une grâce et une désinvolture parfaites le brillant costume andalous, qu’il est de mode, parmi les élégants, d’endosser pour assister aux courses de taureaux.

— J’ai votre affaire, dit don Jose Maraval, d’excellents Menton à double détente.

— Merci, dit Olivier.

En ce moment, ils furent rejoints par le comte de Salviat et ses témoins ; le docteur se tenait un peu à l’écart.

On se salua silencieusement.

— Je pense, dit le comte d’une voix railleuse, que monsieur n’a, pas plus que moi, l’intention de faire durer les préliminaires ?

— Non, monsieur, je désire, au contraire, en finir au plus vite avec vous répondit sèchement le capitaine.

– Parfait ! Vous avez des armes ? demanda le comte.

— Oui, elles ont été achetées tout exprès, répondit don Jose.

— Alors, messieurs, ne perdons pas de temps, s’il vous plait ; comptez les pas et chargez les armes.

— Pendant ce temps, je vous dirai les quelques mots convenus, monsieur, reprit Olivier.

— Je suis à vos ordres, monsieur.

Olivier et le comte de Salviat, après avoir en quelques mots mis les témoins au courant de cette condition du duel, se retirèrent un peu en arrière.

— Que désirez-vous me dire, monsieur ? demanda le comte d’une voix goguenarde.

— Simplement ceci, monsieur, répondit Olivier avec un accent glacé. Veuillez répéter à la duchesse ces paroles textuelles :

– Quelle duchesse ? interrompit-il avec une légère rougeur.

— Votre rougeur vous trahit, monsieur ; oui ou non, répéterez-vous mes paroles ? si vous refusez, plus de combat, et je vous démasque.

— Je les répéterai, dit-il avec une rage contenue ; mais auparavant je vous tuerai.

— Qui sait ? dit-il en haussant les épaules ; mais d’abord écoutez-moi.

— Je vous écoute.

— Vous direz à la duchesse ces paroles textuelles : « À quoi a-t-il servi d’abandonner, une heure après sa naissance, l’enfant qu’il était si facile d’étouffer dans son sein ? Était-ce donc dans l’intention de le faire assassiner plus tard ? L’amour d’une grande dame est-il donc plus cruel que celui d’une louve ? »

— Est-ce tout ?…

— C’est tout ; j’ai votre parole ?

— Je la tiendrai.

— C’est bien ; maintenant, n’êtes-vous pas curieux d’apprendre mon nom ?

— Que m’importe le nom d’un aventurier ? Mais se reprenant aussitôt : Au fait, oui ; qui êtes-vous ?

— Je suis l’homme qui vous a surpris volant au jeu dans un tripot de Brest ; que vous avez supplié de vous garder le secret, et que, le retrouvant sur le Formidable, vous avez constamment poursuivi de votre haine et odieusement persécuté en un mot, je suis Olivier Madray !

— Vous ! s’écria-t-il avec surprise.

— Moi-même !

— Vous voyez bien qu’il faut que je vous tue ! reprit-il avec une rage folle.

— Messieurs, nous sommes prêts, dit l’officier français, témoin du comte.

— Quelles sont les conditions ? demanda vivement M. Salviat.

— Quinze pas ; tirer au commandement, sans viser.

— Très-bien ! Finissons-en. Où faut-il nous placer ?

Don Jose présenta les pistolets aux deux adversaires. Ceux-ci allèrent aussitôt se placer en face l’un de l’autre, à la distance désignée, le pistolet à la main, le corps effacé, le bras droit pendant sur la hanche.

— Êtes-vous prêts, messieurs ? demanda don José Maraval.

— Nous attendons, monsieur, répondirent les deux adversaires en même temps.

— Feu ! cria le banquier d’une voix que, malgré lui, l’émotion faisait trembler.

Les deux détonations se confondirent en une seule.

Les deux ennemis tombèrent.

Les témoins d’Olivier s’étaient élancés vers lui ; le docteur tressaillit, et fit un mouvement de joie.

— Silence ! lui dit vivement le banquier à l’oreille ; pas un mot ; laissez-moi faire ; voyez un peu l’autre blessé ; et il ajouta quelques mots à l’oreille du médecin.

Le docteur le regarda avec étonnement.

— Il le faut ! dit péremptoirement le banquier.

Le docteur baissa la tête et se rapprocha du comte que ses témoins soutenaient.

Sur un signe du banquier, Ivon, après avoir échangé quelques mots avec lui, était sorti en courant du Vergel.

– Ah ! fit d’une voix faible, et cependant nuancée de raillerie, le comte de Salviat, en apercevant le médecin ; voyez ma blessure, docteur ; je suis, je crois, assez mal accommodé !

Le médecin s’agenouilla près du blessé ; il l’examina un instant avec la plus sérieuse attention, puis il se releva :

— Eh bien ? demanda le blessé.

— Eh bien, señor, répondit froidement le médecin, vous êtes officier au service de la France ? la mort ne doit pas vous effrayer…

— Bon ! Suis-je donc si malade ?

— Señor, si vous avez des dispositions à prendre, hâtez-vous : avant une demi-heure, peut-être moins, vous serez mort c’est un miracle que vous soyez encore vivant.

— Oh ! oh ! c’est dur de mourir ainsi. Enfin, il faut se résigner ; le démon m’avait bien dit qu’il me tuerait ! Et il ajouta après un instant : L’ai-je blessé ?

— Avant une heure il n’aura plus besoin de mes soins, répondit le médecin avec un sourire énigmatique, ils lui seront inutiles…

— Allons ! c’est toujours une consolation ! dit le comte, dont la voix faiblissait. Merci ! docteur. Approchez, señor don Santiago de Salaberry, dit-il à son jeune témoin, penchez-vous sur moi.

Le jeune homme s’agenouilla et se pencha vers le blessé, qui murmura quelques mots à son oreille.

— Vous répéterez ces paroles, ajouta-t-il en terminant ; textuellement, n’est-ce pas ?

— Je vous jure, répondit d’une voix tremblante le jeune homme, que la confidence étrange qu’il avait écoutée avait rendu livide, je vous jure que je le ferai.

– Merci, dit le comte.

Tout à coup, ses yeux s’égarèrent, une écume sanglante vint à ses lèvres, un tremblement convulsif agita tout son corps.

— Mon Dieu !… ma mère !… Louise !… Adieu ! Ah ! s’écria le comte d’une voix entrecoupée, Dieu !… mourir… Ah !…

Il fit un brusque mouvement comme pour se lever, poussa un cri d’agonie terrible et retomba en arrière.

Il était mort !…

En ce moment Ivon Lebris reparut ; le patron Galeano le suivait, accompagné d’une dizaine d’hommes portant deux civières.

Le comte fut placé dans l’une, Olivier dans l’autre ; puis les deux civières quittèrent le Vergel.

Il était temps.

Les courses étaient terminées la foule commençait à affluer sur la promenade.

Le corps du comte fut transporté sur l’un des canots du Formidable, qui s’éloigna aussitôt, se dirigeant à force de rames vers le vaisseau amiral.

Quant à Olivier, il fut porté chez le patron Galeano, où il avait un appartement, et étendu sur un lit.

— Qu’avez-vous répondu au comte quand il vous a demandé des nouvelles de son adversaire, mon cher docteur ? demanda M. Maraval au médecin.

— Je lui ai répondu, señor : Avant une heure cet homme n’aura plus besoin de mes soins : ils lui seront inutiles, fit le médecin d’un air narquois.

— Parfaitement répondu et en homme d’esprit ! s’écria le banquier en riant.

— Regardez, dit le docteur.

Olivier avait ouvert les yeux, il s’était assis sur le lit et regardait avec étonnement autour de lui.

— Comment diable suis-je ici ? dit-il ; ai-je donc reçu une blessure grave ? Cependant, je n’éprouve aucune souffrance.

— Vous n’avez rien absolument, mon ami, qu’un étourdissement qui dans dix minutes sera complétement passé, répondit le banquier d’un ton de bonne humeur.

– La balle du comte, dirigée quelques lignes trop haut, vous a rasé le crâne de très-près, sans cependant l’entamer ; la commotion a été si forte, que vous avez perdu connaissance et êtes tombé comme une masse ; de sorte, ajouta-t-il avec intention, qu’on vous croit mort ; dans quelques jours je ferai savoir le contraire, mais alors vous serez loin.

— À la bonne heure ! Merci, don Jose. Vous songez à tout s’écria-t-il en sautant d’un bond sur le parquet. Vive Dieu ! jamais je ne me suis senti si dispos ! Ah çà, ajouta-t-il, et mon adversaire, qu’est-il devenu ?

– Il est mort, il y a déjà plus d’une demi-heure.

– Bien vrai ?

— Dame vous lui avez envoyé votre balle en pleine poitrine, il avait garde d’en revenir ! Nous avons assisté à son agonie, elle a été terrible.

— Pauvre diable ! C’est sa faute ! il n’a de reproches à adresser qu’à lui ! Où l’a-t-on transporté ?

— À bord du Formidable.

Olivier se frappa la front.

– Quelle heure est-il ? demanda-t-il.

– Cinq heures passées, dit Ivon.

– La course de taureaux vient de se terminer ; le mouvement des embarcations retournant à Cadix ne tardera pas à commencer, reprit Olivier ; dans le brouhaha, nous appareillerons la goëlette sans attirer l’attention et nous sortirons inaperçus de la baie.

– C’est vrai, dit Ivon, la baleinière est à nos ordres.

— Qu’attendons-nous pour nous embarquer ? appuya don Jose.

— Rien ne vous retient ici, dit le docteur d’un ton sentencieux ; votre propre intérêt exige que vous vous éloigniez au plus vite.

— Vous avez raison, s’écria Olivier. À bord sans plus de retards ; à bord !

Ils quittèrent alors la maison du patron Galeano, non sans le récompenser généreusement.

La foule encombrait déjà les rues ; la course de taureaux était finie.

La baie était sillonnée par de nombreuses barques chargées de monde.

Après avoir pris congé du docteur Carnero et du patron Galeano, qui avait voulu les accompagner jusqu’à l’embarcadère, les trois amis descendirent dans la pirogue qui depuis longtemps les attendait.

Cinq minutes plus tard, ils montaient à bord de la goëlette.

— Comment sommes-nous ? demanda Olivier à maître Lebègue.

— Amarrés sur un corps mort, capitaine.

— L’équipage ?

— Au grand complet, sauf les hommes de Moguers.

— Faites larguer l’amarre, établir la voilure et mettre le cap au large.

Un peu avant le coucher du soleil, la goëlette avait disparu derrière les derniers plans de l’horizon.