LE CORSAIRE

CHAPITRE Ier

DANS LEQUEL LE LECTEUR FAIT CONNAISSANCE
AVEC LE HÉROS DE CETTE HISTOIRE.


La baie ou plutôt la mer de Cadix, comme on la nomme le plus souvent, est unique dans le monde.

On ne saurait rendre l’aspect pittoresque des nombreux ports disséminés sur son parcours, et dont les maisons blanches, escaladant sans ordre apparent les pentes boisées des collines, sont à demi enfouies sous des fouillis de verdure.

Le ciel d’un bleu vif, la mer d’un azur plus tendre, le soleil dont les rayons ardents piquent un diamant à la pointe de chaque brin d’herbe et de chaque lame, et impriment une teinte chaude au paysage à la fois simple et grandiose ; Puerto-Real, Rota, Puerto-Santa-Maria, aux allures moresques ; Cadix, l’immense vaisseau de pierres, à l’ancre à l’extrémité de l’ile de Léon, avec ses nombreux établissements maritimes et ses formidables travaux de défense ; tous ces points lumineux de l’harmonieux contour de cette baie immense, attirent et saisissent le regard, comme un rêve des Mille et une nuits ; rien de plus séduisant ni de plus enchanteur ; ce n’est déjà plus l’Europe, et pourtant ce n’est pas encore l’Afrique !

C’est surtout quand on arrive du large que l’aspect de cette baie est véritablement féerique il s’empare de l’imagination et la plonge malgré soi dans le pays mystérieux des songes d’amour, de fraîches langueurs et de poésie.

Le 25 mai 181., une foule énorme, singulièrement bigarrée, et appartenant à tous les degrés de l’échelle sociale, garnissait, vers six heures du matin, un peu après le lever du soleil, les remparts de Cadix, et fixait curieusement ses regards sur la mer.

Cette foule attentive, et essentiellement impressionnable, échangeait avec cette volubilité des races méridionales, plus accentuée en Andalousie que partout ailleurs, force commentaires, à la fois inquiets et railleurs, sur l’événement, sans doute extraordinaire, qui se produisait à l’improviste devant elle.

Une escadre française, venant de l’Océan, entrait, toutes voiles dehors, dans la baie, et manœuvrait pour mouiller en grande rade devant Cadix.

Cette escadre était composée de douze navires :

Six vaisseaux, dont deux à trois ponts ; quatre frégates de premier rang, et deux corvettes à batterie couverte :

Le Formidable et l’Océan, de 120 canons ;

— Le Formidable portait le pavillon du vice-amiral Kersaint ; —

Le Foudroyant et le Redoutable, chacun de 90 canons ; le Scipion, de 74 canons, portait le pavillon du contre-amiral Lillois, et l’Hercule, de 74 canons ;

Les frégates la Résolue, la Circée, l’Arthémise et l’Herminie, chacune de 60 canons ;

Et, enfin, les corvettes à batterie couverte l’Héroïne et la Vengeance, chacune de 44 canons.

L’émotion était d’autant plus vive dans la population de Cadix, que déjà, quelques jours auparavant, une escadre légère, sous les ordres du contre-amiral Hugon et venant de Toulon, avait mouillé devant la ville.

Le contre-amiral Hugon avait son pavillon sur la Rétive, frégate de 60 canons ; les autres bâtiments de cette escadre étaient les corvettes à batterie barbette la Railleuse et la Mutine, de 32 canons chacune, et le brick de premier rang le Dragon, de 24 canons.

Ce qui élevait le nombre des bâtiments français à seize, portant ensemble le chiffre menaçant de 1, 044 canons.

Il y avait dans ce déploiement de forces de quoi donner fort à réfléchir aux habitants et aux autorités de la ville, qui, depuis près de trois ans, n’avaient pas vu apparaître le pavillon français dans les eaux de la baie ; aussi les commentaires allaient-ils grand train, bien que rien, en apparence, ne semblât justifier l’inquiétude croissante des Espagnols.

La péninsule était loin d’être tranquille à cette époque : des mouvements révolutionnaires se produisaient un peu de tous les côtés ; l’ère des pronunciamentos commençait ; dans les hautes régions du pouvoir, on appréhendait fort une intervention armée de la France.

Cependant, depuis un instant, il y avait un échange rapide de signaux entre les deux escadres ; la première s’avançait majestueusement et défilait en bon ordre, poussée par une assez forte brise du large.

Bientôt on vit les navires évoluer gracieusement, en laissant légèrement arriver sur bâbord ; un signal, aussitôt répété par les autres bâtiments, fut hissé à bord du vaisseau amiral : soudain, toutes les voiles furent amenées et carguées à la fois ; on entendit le bruit sourd des chaînes glissant dans les écubiers ; les équipages s’élancèrent dans les haubans, couvrirent les vergues, et, en un clin d’œil, les voiles furent serrées, les vergues carrées avec une précision mathématique ; l’escadre était mouillée sur deux lignes, à tribord et sur le même plan que l’escadre précédemment arrivée.

Quelques minutes plus tard, le vaisseau amiral salua la ville de vingt et un coups de canon, salut qui lui fut immédiatement rendu par les batteries de Cadix, coup pour coup.

Bientôt plusieurs canots se détachèrent des flancs des bâtiments de l’escadre ; les amiraux, les commandants et les états-majors des divers navires allaient faire leur visite officielle aux autorités de la ville.

La toilette des bâtiments terminée, leurs équipages, groupés sur l’avant ou penchés aux sabords, ne pouvant descendre à terre, examinèrent curieusement la baie, et surtout Cadix, que bien peu connaissaient, et où, selon toutes probabilités, ils se promettaient in petto de se divertir à cœur joie, si l’escadre restait longtemps au mouillage.

Un mois de solde avait été payé quelques jours auparavant aux équipages : l’argent brûlait toutes les poches ; on avait hâte de le dépenser en orgies de toutes sortes ; les caliers eux-mêmes étaient sortis de leurs ténébreux repaires et s’étaient hasardés sur le pont pour humer à pleins poumons l’air embaumé de la terre.

À bord du vaisseau le Formidable, deux hommes, deux matelots, n’avaient pas suivi l’exemple de leurs camarades ; au lieu de monter comme eux sur le pont, pour satisfaire leur curiosité après une longue croisière, ils étaient demeurés dans la batterie basse du vaisseau ; et là, abrités, ou plutôt cachés dans un poste à canon, ils causaient à voix basse avec une certaine animation.

Ces deux hommes étaient jeunes ; le premier portait les galons de quartier-maître de manœuvre ; il était le plus âgé des deux et paraissait avoir vingt-quatre ou vingt-cinq ans.

C’était un grand gaillard, bien découplé, d’apparence à la fois leste et vigoureuse ; sa physionomie franche et enjouée, fort sympathique, respirait l’insouciance un peu railleuse de l’homme rompu à toutes les misères de la vie précaire des marins ; il avait de grands yeux bleus, pétillants d’intelligence et d’audace, le nez un peu gros, la bouche souriante, largement fendue, garnie de dents magnifiques, les pommettes saillantes, le menton carré, les cheveux et la barbe d’un blond fauve : c’était un Breton bretonnant de la plus pure race gaélique ; il se nommait Ivon Lebris.

Son compagnon n’avait que vingt-deux à vingt-trois ans au plus ; il était de taille moyenne, trapu et taillé en athlète ; ses traits réguliers étaient fort beaux ; il avait le front haut et large, les yeux noirs, grands, bien ouverts, à la pupille dilatée, couronnés d’épais sourcils ; son regard rêveur avait parfois des lueurs étranges et magnétiques sous ses longs cils ; ses cheveux châtain clair bouclaient naturellement ; il avait la barbe fauve, molle et touffue ; les lèvres un peu grosses de sa bouche railleuse étaient d’un rouge de sang ; son visage, d’une coupe ovale, avait cette teinte brune et chaude particulière aux races méridionales ; l’expression de sa physionomie était pensive, presque sombre, mais respirait une indomptable énergie et une implacable volonté ; il ne portait qu’un demi-galon sur chaque bras ; en effet, il n’était que gabier de misaine.

Ce fut lui qui parla le premier.

— Tu ne vas donc pas voir la terre, matelot ? dit-il avec un sourire ironique, sa vue te réjouirait le cœur.

— Et toi, matelot, pourquoi restes-tu ici ? répondit l’autre, c’est une baie magnifique, celle où nous sommes en ce moment.

— Splendide ; mais je la connais depuis longtemps.

— Et moi aussi.

— Je le sais ; mais rien ne presse ; j’aurai le temps de la voir à loisir, fit-il avec intention.

— Ainsi, tu as toujours la même idée ?

— Toujours, matelot est-ce que tu m’as vu une seule fois revenir sur une résolution prise ?

Le quartier-maître jeta un regard autour de lui.

— C’est vrai, tu es une barre de fer, reprit-il.

— Non, je suis une barre d’acier ; ainsi crois-moi, matelot, ne discutons pas, ce serait inutile.

— Soit ! dis-moi seulement pourquoi tu t’obstines ainsi ?

— Nous nous connaissons depuis dix ans, Ivon ; tu es mon unique ami ; je ne veux plus avoir de secrets pour toi. Tu te souviens comment, contre toute justice, nous avons été arrêtés à Marseille, à bord du brick colombien le Bolivar, dont tu étais lieutenant, et moi second capitaine, sous prétexte que nous sommes Français ; enrôlés de force et dirigés sur Toulon, les menottes aux mains, entre quatre gendarmes, comme des malfaiteurs, et embarqués sur le Formidable, où nous sommes encore ?

— Oui, je me rappelle tout cela, Olivier, répondit Ivon ; il y a déjà huit mois que nous sommes à bord.

— Huit mois, oui, Ivon, reprit le matelot avec amertume ; toi, tu es Breton, né à Roscoff, où habite encore ta famille ; tu es inscrit au bureau des classes ; peut-être avait-on le droit de te prendre pour le service ?

— Oui, on en avait le droit ; je suis forcé d’en convenir, malheureusement pour moi ; la loi est la loi ; mais dans deux ans et quatre mois je serai libre de nouveau, et toi de même ; il n’y a que patience à prendre.

— Je t’arrête là, matelot, dit-il vivement ; notre situation n’est pas la même.

— Bon ! Comment cela ?

— Écoute-moi et tu le sauras ; tu te nommes Ivon Lebris, n’est-ce pas ?

— Certes c’est un nom bien connu chez nous, à Roscoff. Les Lebris sont pêcheurs de père en fils depuis des siècles, et bons marins, je m’en flatte.

— Très-bien, j’admets tout cela ; mais moi, matelot, je n’ai pas de nom, pas de famille, pas de pays ; je ne suis inscrit nulle part, si ce n’est aux Enfants-Trouvés, où j’ai été jeté comme un chien une heure après ma naissance, par des parents inconnus. Qu’est-ce qui constitue la patrie ? c’est le nom et la famille ; on prétend que je suis né à Paris : c’est possible, il faut bien naître quelque part ; j’aurais pu tout aussi bien naître dans tout autre pays ; le hasard seul m’a donc fait Français, si mon acte de naissance n’est pas un mensonge.

— Olivier ! Olivier ! Que dis-tu là, matelot ?

— La vérité, matelot ! répondit-il d’un ton incisif. Renié par mon père et ma mère, venu au monde par un crime, abandonné de tous, je ne dois rien à personne. Pourquoi les lois françaises, qui me refusent tous les droits qu’elles accordent à tous les autres natifs du sol ; qui me repoussent, me rejettent, et font de moi le bâtard, un ilote misérable hors du droit commun, prétendent-elles me contraindre à leur obéir, moi qu’elles ne protègent pas et qu’elles traitent en paria ? Pourquoi donnerais-je mon intelligence, mon sang, ma vie, à un pays qui me conteste jusqu’au droit d’exister ? Cela ne saurait être. Étranger à la France, la France me doit être étrangère ce qu’elle me refuse, je dois le lui refuser. Je suis bien jeune encore, Ivon, et pourtant j’ai souffert déjà toutes les tortures morales qui peuvent briser le cœur d’une créature humaine ; je ne m’en plains pas, je suis fort le malheur peut me frapper, il ne me terrassera pas ; ma vie entière sera une lutte. Soit ! je l’accepte ! je la soutiendrai bravement, sans défaillance comme sans espoir ; le jour où je tomberai dans l’arène, ce sera par l’effet seul de ma volonté, mais sans avoir été vaincu. L’injustice me révolte ; elle trouvera toujours en moi un adversaire acharné. Telle qu’elle est constituée, la société n’est que l’association des forts contre les faibles ; malheur aux vaincus ! est la grande loi sociale. Seul, au milieu de tous, j’accepte l’ostracisme injuste qui me frappe ; je ne hais pas, je méprise ; je n’aime que toi, que je vais quitter, peut-être pour toujours, et une pauvre chère enfant que sans doute je ne reverrai jamais ; que la volonté de Dieu soit faite ! Si plus tard le hasard nous réunit, Ivon, je te raconterai ce que je sais de mon histoire, et tu frémiras en m’écoutant.

Il y eut un silence ; la tête d’Olivier était tombée sur sa poitrine la main gauche appuyée sur un canon, il songeait.

— Pourquoi ne pas patienter ? dit Ivon après un instant ; ne sommes-nous pas ensemble, matelot ?

— À cause de toi, je l’aurais fait, répondit Olivier ; j’y étais presque résolu.

— D’où vient alors que maintenant tu veux partir ?

— Dis-moi, matelot, reprit le jeune homme en souriant, tu dois savoir cela, toi, quartier-maître de timonerie ; est-ce que vraiment l’état-major du vaisseau se rendra après-demain à Puerto-Santa-Maria ?

— Pourquoi cette question ?

— Réponds-moi.

— Les officiers ont appris, je ne sais comment, que le chiclanero donne des courses de taureaux à Puerto-Santa-Maria. Alors…

— Il parait que ce chiclanero est la plus célèbre espada de toute l’Espagne ?

— C’est ce que l’on prétend ; les officiers sont convenus, entre eux, d’assister à ces courses.

– Tu en es sûr ?

— Très-sûr. Ils en ont encore parlé hier au soir dans le carré, après le dîner ; il a été résolu que l’on tirerait au sort les noms des trois officiers qui, avec le capitaine de frégate chargé du détail, resteraient à bord.

— Le tirage a eu lieu ? demanda Olivier avec une feinte indifférence.

— Parfaitement, séance tenante.

— Sais-tu les noms de ces officiers ?

— Parbleu interrompit Ivon, ce sont deux lieutenants de vaisseau : MM. Marcères et Charlys, et un enseigne, M. Bergerat.

— Ah ! fit-il d’une voix contenue, et les autres se rendront à terre…

— Tous ensemble, dans le canot major, après-demain, à dix heures ; la course est pour midi ; ils passeront la nuit à Puerto-Santa-Maria, puisque cela semble t’intéresser…

— Beaucoup plus que tu ne le supposes.

– Peut-être, fit-il avec un fin sourire ; écoute ce dernier renseignement : M. de Salviat, au nom de tous les autres officiers, m’a ordonné de me rendre demain, à six heures du matin, dans le youyou, à Puerto-Santa-Maria, afin de retenir les places de tout l’état-major pour la course d’après-demain. Je dois être de retour à bord à quatre heures.

— En effet, il devait en être ainsi ; toi et moi, nous sommes les seuls de tout l’équipage qui parlent l’espagnol.

— C’est précisément pour cette raison que j’ai été choisi, dit Ivon en riant.

— Cher ami, dit Olivier, moi aussi je veux voir les courses, et autre chose encore. J’ai ta parole ; je compte sur toi ; à ce soir.

— Ainsi, tu persistes ?

— Plus que jamais ; prépare donc tout ainsi que nous en sommes convenus, pour ce soir huit heures, quand les lanchas de Santa-Maria viendront embarquer les pièces à eau vides.

— C’est ton dernier mot ?

— Le dernier, matelot ; je compte sur toi.

— C’est bien puisque tu l’exiges, je le ferai.

— Merci, Ivon. Maintenant séparons-nous jusqu’à ce soir huit heures.

Ils se serrèrent la main et se tournèrent le dos.

Olivier se dirigea vers l’avant et monta sur le pont par le premier panneau, tandis qu’Ivon, au contraire, monta par le panneau de l’arrière.

— Hum ! pensait Olivier, tout en passant d’une batterie dans l’autre jusqu’au pont, mon matelot Ivon s’est rangé subitement à mon avis, lui qui, quelques instants auparavant, combattait mon projet si énergiquement ; il doit ruminer quelque chose dans sa tête bretonne ; je veillerai sur lui, quoi qu’il arrive.

De son côté, Ivon Lebris grommelait entre ses dents :

— Nous sommes à deux de jeu, mon camarade ; tu n’en es pas où tu crois ; nous verrons qui aura le dernier.

Cependant les équipages s’étaient remis au travail sur toute l’escadre.

Les canots avaient été mis à la mer les navires amarrés sur des corps morts, préparés à cet effet ; les ancres virées et remises à poste aux bossoirs ; les tangons avaient été placés ; l’escalier de commandement installé à la coupée de tribord ; les fausses manœuvres dépassées, les paillets enlevés et les sentinelles posées aux coupées de tribord et de bâbord ; puis le petit canot avait été expédié à Cadix, avec les cuisiniers et le cambusier, afin de traiter avec des fournisseurs, pour les vivres frais des équipages.

En même temps les grands canots de tous les bâtiments de l’escadre partirent pour Puerto-Santa-Maria, sous le commandement d’un aspirant, afin de s’entendre avec les entrepreneurs qui se chargent de fournir aux navires de guerre l’eau que ceux-ci ne peuvent se procurer à Cadix, l’ile de Léon ne renfermant que quelques puits d’une eau presque saumâtre, et les habitants de Cadix étant eux-mêmes contraints de faire venir leur eau du dehors.

Ivon Lebris était patron du grand canot du Formidable. Au moment de s’embarquer, il échangea de loin avec Olivier un regard d’intelligence, puis l’embarcation déborda et s’éloigna rapidement.

Olivier, attaché à la hune de misaine en qualité de gabier, suivit des yeux la marche du canot du haut de la hune, où il s’occupait à mettre tout en ordre, jusqu’à ce qu’il eût disparu, au milieu des autres embarcations qui sillonnaient la rade dans tous les sens ; puis il se remit à son travail.

La journée s’écoula sans incidents d’aucune sorte tous les canots envoyés à terre revinrent à bord, les uns après les autres ; les canotiers racontaient à leurs camarades, moins heureux qu’eux, ce qu’ils avaient vu ; ils faisaient des descriptions enthousiastes de la terre, et les matelots se frottaient joyeusement les mains, espérant bientôt par eux-mêmes juger de ces merveilles, dont on leur faisait fête.

Le grand canot du Formidable était rentré à bord vers deux heures de l’après-dîner ; l’aspirant chef de la corvée avait fait son rapport à l’officier de quart et au capitaine de frégate chargé du détail : huit grandes lanchas viendraient, à huit heures du soir, charger les pièces à eau vides du vaisseau et les rapporteraient pleines à quatre heures du matin. Le ravitaillement du navire serait ainsi opéré en une seule fois.

Il fut décidé que, ainsi que cela arrive toujours en pareille circonstance, l’équipage, cette nuit-là encore, courrait la grande bordée, c’est-à-dire qu’il ferait le quart, comme à la mer, afin que le transbordement des pièces fût exécuté plus rapidement et avec moins de fatigue.

Ivon Lebris et Olivier Madray faisaient tous deux partie du même quart ; ils devaient prendre le service à huit heures, avec la bordée de bâbord.

Ils ne se rencontrèrent pas durant toute la journée, ou plutôt ils évitèrent de se rencontrer et de paraître causer ensemble.

Un peu avant huit heures, Olivier descendit dans l’entrepont du vaisseau, endroit où les matelots rangent leurs sacs et leurs effets d’habillement ; sans être aperçu du factionnaire, il fouilla son sac, dans lequel, pendant une dizaine de minutes, il sembla chercher certains objets ; cependant, malgré les fanaux suspendus de distance en distance, l’obscurité était si grande, que, au cas où l’on eût épié le jeune marin, il aurait été matériellement impossible de savoir ce qu’il faisait.

Olivier quitta l’entrepont au moment où l’on appelait le quart ; il se hâta d’aller prendre son rang ; puis, après avoir répondu à l’appel de son nom, il se dirigea vers l’avant, les mains passées dans la ceinture de son pantalon, et d’un air insouciant.

La nuit était magnifique, bien que sombre, la lune ne devant pas se lever avant dix heures du soir ; le ciel était couvert d’un semis d’étoiles brillantes ; une brise tiède et embaumée courait à travers les agrès du vaisseau ; des palans avaient été passés à bâbord à l’extrémité de la grande vergue, afin d’embarquer dans les lanchas les pièces vides qu’en ce moment on montait de la cale.

Tout en continuant sa promenade, Olivier s’était nonchalamment rapproché des haubans de misaine à bâbord.

Tout à coup il se retourna ; il était seul à l’avant, le factionnaire placé au bossoir lui tournait le dos ; le jeune marin se glissa dans les porte-haubans, s’engagea sur le tangon auquel les canots du vaisseau étaient amarrés, s’affala par une corde à nœuds dans le petit canot et s’étendit au fond, où il demeura immobile.

Cette position le faisait invisible aux regards de l’équipage.

Bientôt on entendit le bruit des lanchas de Santa-Maria, arrivant toutes ensemble.

Il y eut un moment de désordre presque aussitôt réprimé, à l’instant où les lanchas abordèrent le vaisseau ; ces lanchas, fort grandes, portaient des voiles en ciseaux, comme les chasse-marées ; ces voiles furent amenées avec force cris et jurons ; enfin les lanchas se rangèrent en file, les unes derrière les autres, et l’embarquement des pièces vides commença.

Une lancha plus grande que les autres était venue, soit par hasard, soit autrement, se placer tout près du tangon, et se trouvait ainsi bord à bord avec les embarcations du Formidable.

Tout à fait à l’arrière de cette lancha, il y avait une barrique sans doute oubliée, allongée à tribord, et dont une partie disparaissait sous les bancs.

Tandis que chacun s’occupait activement de sa besogne et que tous les regards étaient tournés d’un autre côté, une ombre noire apparut dans le petit canot du vaisseau, se pencha avec précaution, passa du canot dans la lancha espagnole, rampa vers la barrique dont nous avons parlé, et disparut subitement, comme si elle se fût enfoncée dans une trappe.

Au même instant une voix forte, celle du quartier-maître Ivon Lebris, cria en espagnol du haut du bastingage :

— Ohé, de la lancha ! que faites-vous là près des canots du vaisseau ? pomoyez-vous sous la vergue de grand’voile ; c’est à vous à charger.

Muy bien, señor, répondit le patron de la lancha, et, se retournant vers ses hommes groupés à l’avant la cigarette à la bouche : Voya pues muchachos, ajouta-t-il : adelante !

Ceux-ci se mirent aussitôt à l’œuvre, et, s’armant de longues gaffes, ils culèrent ainsi qu’ils en avaient reçu l’ordre, et, remplaçant la lancha qui les avait précédés, ils s’apprêtèrent à recevoir les barriques qui déjà se balançaient au-dessus de leurs têtes.

Moins de trois minutes s’étaient écoulées depuis le moment où l’ombre dont nous avons parlé s’était glissée du petit canot du vaisseau dans la lancha espagnole, jusqu’au moment où la première barrique vide fut descendue.

Le chargement marchait rondement.

Les barriques étaient affalées par grappes de six et même de huit à la fois ; les matelots du Formidable avaient hâte de se débarrasser de cette corvée ennuyeuse ; dix minutes suffirent pour le chargement de la lancha.

Au moment où elle poussait du vaisseau, évitait, et commençait à hisser ses voiles, Ivon Lebris, debout sur le bastingage, cria d’une voix railleuse au patron :

Hasta luego, amigo ; vaya usted con Dios ! — À bientôt, ami ; allez avec Dieu ! –

Hasta luego, señor, répondit poliment le patron espagnol avec un sourire d’intelligence qui, bien entendu, passa inaperçu.

La lancha avait pris son aire ; elle niait rapidement dans la nuit, le cap sur Puerto-Santa-Maria.

Le patron, confortablement assis à l’arrière, tenait la barre et fumait une mince cigarette, en fredonnant entre ses dents quelques couplets de la Colaza, chanson qui faisait alors fureur de Séville à Xérès, en passant par Cadix et Puerto-Santa-Maria, et dont voici un couplet :

Señorita !
Alsa usted esa patita ;
Salte usted en ese barquillo ;
No se le ponga a usted tuerto,
El molde de ese monillo ;
Alsa ! pues ya !
Que tiene la Colaza,
Muchissima calidad !

Ces vers trop faciles, et qui n’auraient aucun sel en français, ne méritent pas l’honneur d’une traduction.

À bord du Formidable, l’embarquement continuait rapidement.

La course est longue de Cadix à Santa-Maria ; il faut traverser toute la rade dans sa plus grande largeur ; mais l’escadre avait mouillé à peu près au milieu de la baie, c’est-à-dire à moitié chemin des deux villes ; cependant, malgré la brise favorable, le trajet dura plus d’une demi-heure.

Enfin, l’on vit briller au loin les lumières de Puerto-Santa-Maria, puis tout à coup l’avant de la lancha grinça sur le sable.

On était arrivé.

On apercevait, à une centaine de pas plus loin, l’équipage de la première lancha, occupé à rouler les pièces vides sur la plage, jusqu’à l’endroit où elles devaient être remplies.

— Bon nous avons le temps, dit le patron en riant ; ces paresseux de la Virgen del Pilar n’auront pas terminé avant au moins une heure ; muchachos, tandis que j’amarrerai la lancha, courez chez mon compadre Henriquez ; dites-lui de servir le souper, et faites verser un trago de refino. C’est moi qui régale !

Les quatre hommes composant l’équipage de la lancha ne se firent pas répéter cet ordre, pour eux rempli de séduisantes promesses ; après avoir abattu et roulé les voiles, ils sautèrent gaiement sur le sable et s’éloignèrent en courant.

Dès qu’ils eurent disparu dans les ténèbres, le patron se pencha en avant, et, d’une voix contenue :

— Êtes-vous là, señor ? demanda-t-il.

— Oui, lui fut-il répondu aussitôt.

Et un homme se dressa devant lui.

Le patron salua.

— À qui ai-je l’honneur de parler ? reprit-il de l’air le plus dégagé.

— Je me nomme don Carlos del Castillo, répondit Olivier : le lecteur a deviné que c’était lui.

— C’est bien le nom, fit le patron. À la bonne heure, tout va bien !

Et retirant un paquet assez volumineux de dessous le banc qui lui servait de siège :

— Voici vos habits, reprit-il, ils ont été achetés et payés tantôt par votre ami. Habillez-vous vivement.

Olivier, sans répondre, prit le paquet et l’ouvrit ; puis il défit son uniforme de matelot et quitta tout ce qu’il avait sur le corps, même sa chemise ; cela fait, il procéda, avec une adresse et une rapidité extrêmes, à son changement de costume.

Pendant que le jeune homme s’habillait, le patron faisait le guet, tout en amarrant sa barque à un long pieux planté dans le sable.

Ivon Lebris n’avait rien oublié, ni le manteau couleur tabac d’Espagne, ni la montera, ni même une légère valise contenant du linge, etc. Il avait dû dépenser pour ces achats au moins un billet de mille francs ; tout était neuf, élégant et de bonne qualité.

— Voilà qui est fait, dit Olivier après un instant.

Le patron se hâta d’accourir.

— Vive Dios ! s’écria-t-il avec admiration, la métamorphose est complète. Dios me libre ! si vous n’êtes pas à présent un Andalous de pied en cap, un vrai majo de Xérès !

— Vous trouvez, patron ? répondit le jeune homme dans le plus pur castillan qui se parle de Burgos à Madrid ; tant mieux ! je ne risque pas alors d’être reconnu.

— Et la langue aussi ! C’est à n’y pas croire ! reprit le patron ; ah çà, vous êtes donc Espagnol ?

— À peu près, fit-il en souriant ; je suis né à la Havana de Cristianos Viejos, originaire de la Nouvelle-Castille.

— Valga me Dios ! et vous êtes matelot sur un vaisseau français ?

— Bien contre mon gré ; j’ai été embarqué de force, sous prétexte que je parle trop bien le français pour être Espagnol.

— Je me disais aussi : Quels pillos que ces gringos de Français ! Cuerpo de Cristo, hijo ! je suis heureux de vous avoir aidé à brûler la politesse à ces gavachos maudits !

– Merci, señor ; vous m’avez rendu un service que je n’oublierai pas ; je vous laisse mes vieux habits, dont vous ferez ce que vous voudrez.

–Bah ! entre compatriotes, un service n’est rien ; je vendrai les habits à Xérès. Vous savez que vous êtes mon locataire ?

— C’est vous qui me louez une chambre ? tant mieux ! je serai tranquille et certain de ne pas être vendu à mes ennemis.

— Vous êtes mon hôte ce n’est pas une chambre, mais tout un appartement que votre ami a loué pour vous.

— Bon ; dès demain soir je m’y installerai ; cette nuit, il faut que je me rende à Cadix. À quelle heure ferme-t-on les portes ?

— À onze heures.

— Il n’est pas encore neuf heures et demie, répondit le jeune homme en consultant une belle montre en or ; je ne sais si j’aurai le temps.

— Par terre, non ; mais par mer rien ne vous presse, la porte reste ouverte toute la nuit ; vous feriez mieux de coucher ici.

— Je suis attendu à Cadix.

— C’est autre chose, alors ; il faut partir.

— Mais comment ?

— Soyez tranquille le cas a été prévu par votre ami ; je vous conduirai moi-même ; mon compadre Henriquez me remplacera pour le transport de l’eau au vaisseau : c’est convenu entre nous ; attendez-moi en fumant une cigarette ; dans dix minutes je serai de retour.

— Encore un mot : que vous dois-je ?

— Rien, votre ami m’a payé. Est-ce qu’il est Espagnol aussi votre ami ?

– Oui, ou à peu près : il est Basque.

– Je m’en étais douté à son accent.

– Mon ami vous a payé le service rendu, mais non pas celui que vous allez me rendre. Acceptez, je vous prie, cette once d’or en dédommagement de la peine que je vous donne.

– Bon ! c’est un plaisir d’obliger un compatriote. Mais je vois que vous êtes un caballero ; je ne veux pas vous contrarier en refusant. Merci, señor. Eh bien ! foi de Pablo Galeano, qui est mon nom, si quelque jour, ou quelque nuit, vous avez besoin de moi, je suis à vous des pieds à la tête.

— Merci, patron Galeano. C’est entendu ; voici ma main.

— Voici la mienne et le cœur avec. Maintenant attendez-moi.

— Allez, je ne bougerai pas de cette place avant votre retour.

Le patron s’éloigna presque en courant.

Le jeune homme demeura seul ; il appuya sa tête brûlante dans sa main, et, les regards perdus dans l’immensité, il se plongea dans ses réflexions.

Bientôt il eut tout oublié et voyagea dans le pays des rêves.

Triste pays pour lui, sans doute, car deux ou trois fois des larmes qu’il ne pensa pas à essuyer, après avoir tremblé à la pointe de ses longs cils, coulèrent lentement sur ses joues brunies.

Tout à coup, il releva brusquement la tête, comme éveillé en sursaut, passa la main sur son front et se leva.

Un bruit de rames se faisait entendre, à une courte distance.

Le jeune homme écouta.

— Señor don Carlos cria une voix qu’il crut reconnaître.

— Qui m’appelle ? répondit-il.

— Moi ! le patron Galeano ; venez !

Carlos, nous le nommerons ainsi désormais, s’élança dans la direction de la voix ; bientôt il aperçut une charmante balancelle, près de laquelle se tenait le patron Galeano.

— Vous dormiez donc ? dit celui-ci je vous ai appelé plusieurs fois sans que vous me répondiez ?

– Je ne dormais pas, mon ami, je songeais ; je suis libre depuis une heure à peine, et je suis resté si longtemps esclave !

— C’est vrai ; c’est bon d’être libre ; embarquez, señor ; le vent est pour nous ; avant une heure nous serons à Cadix.

Le jeune homme sauta dans la balancelle.

Cinq minutes plus tard, la mignonne embarcation filait sur le dos des lames avec la rapidité d’une mouette pendant l’orage.

Les deux hommes étaient silencieux ; don Carlos était retombé dans ses réflexions ; le patron Galeano fredonnait à demi-voix en fumant son éternelle cigarette.

La lune se leva.

Ce fut comme un changement de décorations à vue ; la baie prit subitement un aspect féerique.

— Que c’est beau ! murmura le jeune homme avec ravissement.

— Oui, répondit le patron regardez un peu de côté, je vous prie.

— Le Formidable ! s’écria le jeune homme d’une voix profonde.

La masse sombre et colossale du vaisseau se profilait à une portée de pistolet de la balancelle.

— Oh ! je suis libre ! libre ! s’écria le jeune homme en lançant un regard de haine au majestueux vaisseau sur lequel il avait sans doute tant souffert.

Un quart d’heure plus tard, la balancelle accostait le quai de Cadix, et les deux hommes mettaient pied à terre sur la presqu’île de Léon.