Par mer et par terre : le corsaire/Prologue

Paul Ollendorff (p. 1-32).

PAR MER
ET PAR TERRE

LE CORSAIRE

PROLOGUE

L’ABANDON.


Man delights not me.
(Shakespeare, Hamlet)

La Puerta del Sol, depuis un temps immémorial rendez-vous ordinaire des oisifs et des nouvellistes de Madrid, était, à l’époque où se passe cette histoire, un carrefour étroit, boueux, situé presque au centre de la ville et formé par le croisement des rues de Carretas, de la Montera et celle d’Alcala, qui le traversait dans toute sa longueur ; son nom bizarre lui venait de la porte d’une église peinte en rose tendre, enjolivée d’un cadran éclairé la nuit, et d’un grand soleil à rayons d’or.

Aujourd’hui, porte, cadran, soleil ont disparu ; l’ancien carrefour est devenu une place, mais le nom est resté.

Or, il y a quatre-vingts ans, on admirait, calle de Alcala, à deux cents pas au plus de la Puerta del Sol, un palais d’aspect grandiose, curieux et peut-être dernier spécimen à Madrid de l’architecture moresque.

Voici, en deux mots, l’histoire de ce palais :

Vers l’an 952, Madrid n’était encore qu’un misérable village, surgi, un peu à l’aventure, du milieu des ruines d’une ancienne station romaine ; les Mores, jugeant la situation bonne et facile à défendre, s’installèrent solidement à Madrid et y construisirent, pour le nouveau gouverneur, un Alcazar, destiné non-seulement à lui servir de palais, mais surtout à défendre la ville, qui ne tarda pas à s’accroître et à prendre une certaine importance sous la protection, toute-puissante alors, des conquérants arabes.

Don Enrique Pacheco Tellez de Salaberry, rico-hombre de Galice, commandant l’avant-garde d’Alfonso VI, roi de Léon et de Castille, pendant sa marche sur Tolède en 1085, s’approcha de Madrid sans être aperçu des sentinelles musulmanes, les surprit à l’improviste et prit d’assaut l’Alcazar. Ce hardi coup de main entraîna la reddition de la ville, qui, depuis, est demeurée définitivement acquise à la monarchie espagnole.

Le roi Alfonso VI, voulant récompenser le brillant fait d’armes du rico-hombre, lui fit don, pour lui et ses descendants, de l’Alcazar qu’il avait si vaillamment conquis.

Ce palais prit alors le nom de la puissante famille, dans laquelle il resta et dont il devint la résidence de prédilection.

L’entrée du palais ou hôtel Salaberry, un peu en retraite de l’alignement de la calle de Alcala, était formée par deux hautes tourelles en granit bleuâtre, sveltes, élancées, fouillées et découpées avec un art infini, surmontées d’almenas, percées çà et là de nombreuses archères, et reliées entre elles par une épaisse muraille crénelée, au centre de laquelle s’ouvrait une immense porte ogivale à doubles ventaux, large, massive, percée d’un guichet, garnie de solides serrures, véritables chefs-d’œuvre de serrurerie, et semée à profusion d’énormes clous en acier, dont les têtes étaient taillées en pointe de diamant.

Cette porte supportait un gigantesque écusson en saillie, sculpté dans le granit, et sur lequel les armoiries de la famille de Salaberry étaient très-artistiquement représentées.

Les Salaberry portaient d’or, au griffon de sable, la queue fourchée, lampassé et couronné de gueules ; l’écu, timbré d’un casque à visière baissée, dont le cimier était une couronne de duc, de fleurons à feuilles d’ache, avait pour support à dextre et à senestre un griffon la griffe allongée sur le casque et le maintenant.

Sur une banderole de granit, courant sous l’écusson, était gravée cette fière devise ou plutôt ce cri de guerre :

Cuidado alli viene !

ce qui signifie :

Gare, le voilà qui vient !

Le 13 octobre 179., la nuit était tombée, pluvieuse et sans lune ; le vent fouettait avec force les cordes des rares réverbères à demi éteints, en leur imprimant les balancements les plus bizarres ; les serenos, blottis dans les enfoncements des portes, grelottaient et sommeillaient ; parfois, à de longs intervalles, on entendait résonner, sur le pavé raboteux, le pas lourd et hâtif de quelque bourgeois attardé regagnant au plus vite son logis, ou le roulement sourd et lointain d’un carrosse de louage trottant tristement sous la pluie.

La demie après dix heures sonna à la Puerta del Sol ; au même instant, un galop rapide se fit entendre, et deux cavaliers enveloppés jusqu’aux yeux, dans les plis épais de leurs manteaux, tournèrent à fond de train l’angle de la calle de Carretas et de la Puerta del Sol.

— Halte ! dit un des cavaliers d’une voix contenue.

Les deux chevaux s’arrêtèrent, comme si leurs pieds se fussent subitement incrustés dans le sol.

L’homme qui déjà avait parlé sauta à terre, et, jetant la bride à son compagnon :

— Pars lui dit-il tu m’attendras au Leon de Castilla, en dehors de la porte d’Alcala ; il faut qu’avant le lever du soleil nous ayons fait dix lieues ; je te rejoindrai à une heure après minuit surtout, bouche cousue nous sommes entourés d’espions.

— Entendu, monseigneur, répondit le cavalier en rassemblant les brides dans sa main.

— Hein, encore ? fit le premier cavalier en frappant du pied avec impatience.

— Bien ! bien ! on se souviendra ; à vous revoir, señor Perrico, reprit-il en riant.

— À la bonne heure ! Maintenant, en route !

Le cavalier s’inclina respectueusement, fit sentir l’éperon, et s’éloigna au grand trot par la rue d’Alcala.

Le señor Perrico, nous lui conserverons ce nom jusqu’à plus ample informé, suivit le cavalier du regard, jusqu’à ce qu’il eût disparu ; puis il examina les environs, comme s’il eût voulu percer les ténèbres qui l’entouraient, s’enveloppa soigneusement dans son manteau, en même temps qu’il baissait sur ses yeux les larges ailes de son sombrero et, traversant en biais la Puerta del Sol, il s’engagea résolument dans la calle de Alcala, du côté opposé à celui par lequel le cavalier s’était éloigné.

Arrivé en face de l’hôtel Salaberry, l’inconnu s’assura, par un regard circulaire, qu’il était bien seul ; puis il s’enfonça dans l’ombre sous l’auvent d’une boutique, laissa tomber les plis de son manteau, visita avec soin les amorces de deux longs pistolets attachés à sa ceinture, fit jouer sa rapière dans le fourreau ; puis, ces précautions prises, il croisa les bras sur sa poitrine, appuya l’épaule contre le mur, et, fixant les yeux sur l’hôtel, il l’examina avec la plus sérieuse attention.

L’hôtel était noir et silencieux ; tout était clos ; la vie semblait l’avoir abandonné ; seule une lueur faible et tremblotante brillait comme une étoile à une des archères de la tourelle de droite.

Depuis deux mois, l’hôtel était désert ; don Garcia Horacio Pacheco Tellez, duc de Salaberry-Pasta, nommé ambassadeur à Rome, avait quitté Madrid pour se rendre à son poste ; le duc était marié depuis deux ans ; sa femme avait voulu l’accompagner jusqu’à Cadix, où il s’était embarqué.

En attendant que son mari, qu’elle adorait, se fût installé à Rome, la jeune duchesse s’était, avec toute sa maison, fixée à Puerto-Santa-Maria, en face de Cadix.

Les deux époux s’aimaient, disait-on, comme aux premiers jours de leur union ils semblaient jouir d’une lune de miel éternelle, ce qui faisait grand scandale à la cour ; le duc et la duchesse laissaient dire.

Le temps passait, l’inconnu demeurait les yeux obstinément fixés sur l’hôtel cependant son pied droit frappait la terre avec une vivacité qui témoignait d’une impatience difficilement contenue ; une demi-heure s’écoula ainsi sans que personne s’engageât dans la rue la pluie redoublait, fouettait les vitres avec rage, et tombait avec un bruit sec et monotone dans le ruisseau gonflé, dont la largeur devenait de plus en plus grande.

Enfin, l’heure sonna lentement l’inconnu se redressa et fit un mouvement comme pour quitter son embuscade, mais il se contint, et de nouveau il demeura immobile.

À peine le dernier coup de onze heures eut-il fini de résonner, que le guichet de la porte s’entrebâilla doucement ; un homme avança avec précaution la tête au dehors, regarda autour de lui, sortit à pas de loup, et derrière lui le guichet se referma sans bruit.

Dès qu’il fut dans la rue, cet homme, enveloppé lui aussi dans un manteau, fit quelques pas en avant et s’arrêta devant le ruisseau, dont il sembla du regard mesurer la largeur.

— Hum ! murmura-t-il assez haut après un instant, je ne suis pas très-leste ; si mon cousin Perrico était là, il me donnerait un fier coup de main pour traverser cette mare endiablée !

— Eh c’est, sur ma foi, le cousin Ramillete ! s’écria l’inconnu d’un ton de bonne humeur, en quittant son abri et s’avançant au devant de l’individu si embarrassé, en apparence du moins en voilà un hasard !

— Le cousin Perrico ! s’écria l’autre avec une surprise parfaitement jouée.

— Moi-même, et bien content de vous rencontrer. Où allez-vous donc comme cela, cousin, par un temps pareil ?

— Je rentre chez moi, calle de la Cebada ; et vous, cousin ?

— Je reviens de la calle de Carretas où j’ai passé la soirée ; nous ferons route ensemble, puisque nous habitons le même quartier.

— Avec plaisir, cousin.

Et le cousin Ramillete, sans plus songer à réclamer l’aide du cousin Perrico, bondit comme un chamois par-dessus le ruisseau, qui commençait véritablement à être d’une très-belle largeur, et les deux hommes se mirent à descendre bon pas la calle de Alcala.

Ils marchèrent ainsi pendant quelques instants, côte à côte, sans échanger une parole.

— Où allons-nous ? demanda enfin le señor Perrico.

— Tout près, répondit l’autre, dans cette rue même : la maison au-dessus de laquelle vous voyez une lampe allumée devant la statuette d’une Vierge des Douleurs.

— N’est-il pas trop tard demanda le señor Perrico avec un léger tremblement dans la voix.

— Non, vous arrivez juste. Les douleurs ont commencé la nuit passée, le médecin assure que ce sera pour cette nuit.

– Ah ! fit-il avec émotion, pauvre Mercédès ! Pourquoi n’est-elle pas restée à l’hôtel ? ajouta-t-il avec inquiétude.

– Par prudence, Mme la duchesse a refusé d’y demeurer plus longtemps ; sur son ordre exprès, à deux heures du matin, je l’ai conduite dans cette maison.

— Conduite ? pourquoi ? fit-il avec surprise.

— Oui, répondit Ramillete d’une voix émue ; bien que son mari la croie chez sa mère, au fond de l’Estramadure, la duchesse, qui connait sa jalousie, et craint surtout de vous compromettre aux yeux du roi, n’a rien voulu laisser au hasard ; à deux heures du matin, elle est sortie de l’hôtel à mon bras, sans être vue de personne ; elle se soutenait à peine ; j’étais presque obligé de la porter.

— Mon Dieu ! pauvre enfant quel courage !

— Oui, on vante la bravoure du soldat sur le champ de bataille : ce n’est rien, comparé à celle d’une femme qui aime, monseign… cousin Perrico ; il nous a fallu près de deux heures pour accomplir un trajet de quelques centaines de pas ; enfin ses forces l’ont trahie, la douleur l’a vaincue, elle s’est évanouie ; je l’ai enlevée dans mes bras et portée jusqu’à la maison du médecin.

— Ramillete ! s’écria Perrico en lui serrant le bras à le lui briser, comment m’acquitterai-je jamais envers toi ?

— Allons donc ! mon cousin, répondit Ramillete en essuyant ses larmes, ne suis-je pas à vous corps et âme ?… J’ai fait mon devoir, voilà tout !

— Je sais combien tu m’aimes, je t’aime bien aussi, va, mon brave frère !

— Est-ce que j’en doute ? Et changeant de ton : Donc, ajouta-t-il, grâce à Dieu, personne ne vous a vu ?

— Personne je suis arrivé il y a à peine trois quarts d’heure.

— Alors, tout va bien.

— Et son mari ?

— Pas l’ombre d’un soupçon il est à mille lieues de se douter de ce qui se passe. Si fin qu’il soit, cette fois il a trouvé son maître ; cependant, soyez prudent j’ai aperçu certaines mines suspectes, qui sentent la police à plein nez. Personne ne se doute de votre présence à Madrid ?

— Je n’ai parlé à âme qui vive, si ce n’est à toi.

— Tant mieux, veillez cependant ; le duc, par sa position, dispose, vous le savez, de moyens formidables.

— Mes précautions sont prises ; d’ailleurs cette nuit même j’aurai quitté Madrid.

— Si le roi apprenait jamais que vous avez abandonné votre poste !…

— Je serais perdu mais, rassure-toi, je n’ai rien à redouter.

— Dieu le veuille !

— Je ne te répéterai pas tes instructions ?

— C’est inutile ; reposez-vous sur moi.

— Le médecin est sûr ?

— Je réponds de lui.

— D’ailleurs, avec de l’argent…

— Non pas, s’il vous plait j’ai trouvé mieux que cela.

— Bon ! quoi donc ?

— Avez-vous cette nomination de chirurgien-major que je vous ai demandée ?

— Pour Lima ? Parfaitement mon neveu n’est-il pas vice-roi du Pérou ? Mais…

— Vous ne comprenez pas ?

— Ma foi non, je l’avoue.

— C’est cependant limpide. Combien faut-il de temps à la duchesse pour se relever ?

— Huit ou neuf jours, je crois.

— Mettons-en dix. Eh bien ! dans dix jours, notre médecin partira pour Cadix, où il s’embarquera immédiatement sur le vaisseau le San-Pedro, qui n’attend que son arrivée pour mettre à la voile.

— Eh quoi ce Jose Legañez ?

— C’est cela même je lui compte quatre mille piastres, et en route ! il faut qu’il soit à bord dans vingt jours.

— C’est un trait de génie !

— Voilà ce que c’est que d’être à bonne école ! fit-il en riant.

— Mais, j’y songe, il a vu la duchesse ?

— Très-bien.

— Il la reconnaîtra ?

— Allons donc ! D’abord, il croit avoir affaire à une fleuriste sensible, une manola appartenant à une famille de fidalgos ruinés ; le père est mort ; la jeune fille s’est laissé séduire par un tunante de bonne famille, sous promesse de mariage ; pour cacher sa faute à sa mère, elle a prétexté un voyage à Tolède, où habite une de ses tantes. Vous le voyez, tout cela est simple ; le médecin empochera les quatre mille piastres ; que l’histoire soit vraie ou non, il ne s’en inquiétera pas.

— Oui, tout cela est bien imaginé ; mais plus tard le hasard peut le mettre en présence de la duchesse.

Le cousin Ramillete s’arrêta, et, regardant son compagnon bien en face :

— Le croyez-vous ? dit-il d’une voix incisive cela ne me semble pas probable c’est un mauvais climat que celui du Pérou : les Européens y meurent, dit-on, comme des mouches.

— Oh ! s’écria l’autre avec horreur, peux-tu avoir une telle pensée ?

— Les morts sont muets ! répondit-il sourdement.

Le senor Perrico pâlit affreusement, courba la tête et se tut.

— Nous sommes arrivés, dit le cousin Ramillete après un instant.

Ils étaient arrêtés devant une maison d’assez piètre apparence, éclairée par une lampe brûlant devant une Madone, au-dessus de la porte.

Le cousin Ramillete ouvrit la porte au moyen d’un passe-partout qu’il tira de sa poche. C’était un homme qui n’oubliait rien.

Ils entrèrent.

Ramillete alluma un rat, referma la porte, et, passant le premier, sans doute pour éclairer son compagnon et lui montrer le chemin, il se dirigea vers l’escalier, situé à l’extrémité d’un assez long corridor.

Les deux hommes montèrent deux étages.

— C’est ici, dit Ramillete en s’arrêtant et frappant trois coups légers à une porte.

Un bruit de pas se fit entendre à l’intérieur, la porte s’ouvrit sans bruit, et un homme parut, tout vêtu de noir des pieds à la tête.

C’était le médecin.

Le docteur don Jose Legañez n’avait que trente-deux ans et en paraissait plus de quarante ; il était grand, maigre, sec, anguleux ; il avait une figure de renard, éclairée par deux petits yeux ronds brillants comme des escarboucles, enfoncés dans l’orbite et très-éloignés du nez, un front fuyant, un nez en pointe, des pommettes saillantes, une bouche aux lèvres minces et rentrées, un menton à peine accusé ; le teint blafard, les cheveux rares et gras, tombant en longues mèches sur ses joues glabres ; il ne portait ni perruque, ni poudre.

Tous ces traits réunis formaient au docteur Legañez une physionomie presque repoussante, sur laquelle se lisaient en toutes lettres la fourberie et l’astuce poussées à leurs suprêmes limites ; cependant, malgré ces dehors peu sympathiques, cet homme avait la réputation d’un savant praticien et d’un excellent médecin ; et cela était vrai ; le docteur Legañez était réellement habile ; mais il était ambitieux et surtout très-fin ; il avait pénétré, plus que ne le supposaient les deux hommes, le secret que ceux-ci prétendaient lui cacher ; et comme il voulait arriver à la fortune, par tous les moyens possibles, même les plus scabreux, il s’était promis, dans son for intérieur, le moment venu, d’exploiter à son bénéfice le secret dont il se croyait presque le maître.

— Voilà un vilain homme ! pensa le cousin Perrico mais il se garda bien de laisser voir cette mauvaise impression.

Le docteur fit poliment entrer ses visiteurs dans un cabinet de travail assez mesquinement meublé, et il leur offrit des sièges.

— J’ai l’avantage de vous présenter mon cousin Perrico, dont je vous avais annoncé la visite pour ce soir, dit Ramillete en saluant.

— Vous voulez dire pour cette nuit, répondit le médecin avec un sourire légèrement railleur.

— C’est juste, fit l’autre.

Le cousin Perrico salua.

Le médecin l’examinait attentivement à la dérobée.

Les deux hommes, quelle que fût en réalité leur position sociale, étaient parfaitement déguisés, et surtout admirablement grimés ; le docteur reconnut sans doute le déguisement, mais ce fut tout ; il se mordit les lèvres avec dépit. Malgré toute sa finesse, il avait affaire à des acteurs trop habiles pour laisser deviner leurs traits sous les masques qu’ils avaient pris.

– Je suis le fiancé de la señora, dit le señor Perrico.

Je le sais, señor, répondit le docteur en s’inclinant ; elle vous a demandé plusieurs fois déjà.

— Puis-je la voir ? demanda-t-il vivement.

— Pas en ce moment, señor ; nous approchons de la crise. Dans quelques minutes, peut-être, la señora sera délivrée… ; alors…

— Elle souffre beaucoup, n’est-ce pas ? reprit-il avec anxiété.

— Affreusement, señor ; mais elle est courageuse et forte ; elle lutte avec toute la puissance de son amour contre les douleurs qui la torturent.

– Pauvre enfant murmura le señor Perrico à demi-voix, chère Angela !

Le médecin tressaillit : il avait entendu ce nom, qu’il nota dans sa mémoire ; mais, se remettant aussitôt, il reprit :

— Bon courage, señor ; bientôt, je l’espère, tout sera heureusement terminé ; permettez-moi de vous laisser, le moment approche ; la malade a besoin de mes soins.

— Allez, señor ! allez ! Dieu veuille que vous disiez vrai !

Le docteur salua et sortit par une porte de dégagement.

Les deux amis demeurèrent seuls.

– Comment trouvez-vous le docteur ? demanda Ramillete à son compagnon.

— Parlons navarrais, répondit celui-ci ; c’est une langue peu comprise à Madrid, et dans laquelle nous pouvons, je le crois, nous entretenir sans risquer de nous compromettre ; ton médecin me fait l’effet d’un pillo de la pire espèce.

— Bien ! fit l’autre avec un geste d’assentiment, je l’ai choisi ainsi tout exprès.

— Tu as eu tort.

— Non pas ; j’ai eu raison, au contraire : un honnête homme aurait voulu savoir les pourquoi et les comment de cette affaire probablement scabreuse, d’autant plus que la duchesse et vous, mon… cousin, occupez de très-hautes positions, et que, de plus, chacun de vous est marié ; ces confidences étaient impossibles à faire, même à un confesseur ; à plus forte raison à un médecin, fût-il le plus dévoué de vos amis ; il nous fallait donc prendre un homme qui nous offrît toutes les garanties dont nous avons besoin ; le docteur Legañez me semble réunir toutes les conditions requises : d’abord, il est très-habile, ce qui est un grand point ; ensuite, il meurt à peu près de faim, il végète dans ce quartier ; de plus, il est ambitieux, avide et peu scrupuleux sur les moyens de parvenir, pourvu qu’il arrive ; que demander de plus ? Nous le connaissons ; nous savons que, s’il découvre notre secret, il nous trahira sans vergogne c’est à nous à nous mettre sur nos gardes, et à le prévenir si faire se peut. Remettez-moi, je vous prie, cette nomination ?

-La voici, répondit le señor Perrico, en la retirant d’un portefeuille gonflé de papiers, qu’il portait dans une poche secrète de son vêtement.

— Très-bien, dit Ramillete en la faisant disparaître ; là est pour nous le salut, c’est-à-dire pour vous, je suis un trop mince personnage pour avoir à redouter quoi que ce soit des trahisons de ce picaro ; vous avez été soldat, vous savez qu’on ne livre pas une bataille sans perdre du monde dans la mêlée ; souvenez-vous qu’en ce moment vous livrez une bataille terrible ; ainsi pas d’hésitations, pas de faiblesses ; songez que vous combattez non pas seulement pour vous, mais pour celle que vous aimez.

— Assez, démon !… pas un mot de plus ! s’écria le señor Perrico avec une émotion étrange ; je ne veux plus rien entendre.

— À votre aise ; vous réfléchirez, et alors…

— Silence, démon ! interrompit-il en se levant brusquement et marchant avec agitation à travers le cabinet.

En ce moment des cris étouffés se firent entendre, Perrico pâlit ; il s’arrêta et cacha sa tête dans ses mains.

— Courage ! lui dit Ramillete.

Les cris devenaient plus forts et plus douloureux.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! ses souffrances me brisent le cœur ! murmura Perrico d’une voix tremblante.

Tout à coup, les cris cessèrent, un silence profond se fit dans la maison.

— C’est fini, dit Ramillete ; soyez homme…, cousin !

— Oh ! la savoir en proie à de si horribles tortures !

— C’est fini, vous dis-je, voici le médecin.

— Non, non ! ce n’est pas possible, tu me trompes !

— Voyez la porte s’ouvre.

En effet, la porte s’ouvrit et le médecin parut.

— Señor, dit-il avec un froid salut, réjouissez-vous, vous êtes père ; votre fiancée est heureusement accouchée d’un fils.

– Ah ! fit-il d’une voix rauque, j’ai cru mourir ! Et elle, la… malade, comment est-elle ? ajouta-t-il avec inquiétude.

— Aussi bien qu’elle peut l’être, señor ; elle embrasse son fils.

— Sait-elle que je suis ici ?

— Oui ; si vous désirez la voir ?

— Oh ! à l’instant, docteur, à l’instant !

— Venez donc, señor.

— Soyez prudent ! lui dit Ramillete en navarrais.

— Oh ! maintenant que je sais qu’elle est sauvée, sois tranquille, je ne me trahirai pas ! répondit-il dans la même langue.

Il suivit le médecin.

Le cousin Ramillete demeura seul dans le cabinet, où il attendit, même pendant assez longtemps, le retour du docteur.

Don Jose Legañez était un homme pratique et un profond calculateur ; il avait compté sur le premier moment d’émotion et de joie pour surprendre tout ou partie du secret dont il brûlait de s’emparer mais son espoir fut trompé, en pénétrant dans la chambre de l’accouchée.

Les premières paroles prononcées par le señor Perrico le furent en allemand, et la malade lui répondit aussitôt dans la même langue.

Le docteur ne savait pas un mot d’allemand.

Il employa le triple du temps nécessaire à laver et emmailloter l’enfant ; enfin, de guerre las, il se décida à sortir, mais il ne s’avouait pas encore battu ; après avoir quitté la chambre, il feignit de s’éloigner, puis il revint doucement sur ses pas, appuya l’oreille contre la porte et écouta : la conversation continuait en allemand, et elle continua ainsi pendant tout le temps qu’il resta aux écoutes.

— Allons, c’est partie perdue pour cette fois murmura-t-il avec dépit, en s’éloignant à contrecœur ; mais tout n’est pas dit encore : j’aurai ma revanche ! Tant de précautions doivent cacher un secret de la plus haute importance. Ce secret, je l’aurai ! je le veux ! devrais-je pour cela !…

Il n’acheva pas ; il était arrivé à la porte du cabinet où le cousin Ramillete attendait toujours avec une patience exemplaire.

— Vous voilà enfin docteur ! dit Ramillete en saluant le médecin.

— Tout à vos ordres, cher señor, répondit celui-ci en s’inclinant.

— Vous voudrez bien vous abstenir de déclarer la naissance de l’enfant, dit brusquement Ramillete.

— Cependant, il avait été convenu…

— C’est vrai, mais j’ai changé d’avis.

— Comme il vous plaira.

— Demain, à neuf heures du soir, je viendrai prendre l’enfant pour le confier à la nourrice.

— Et la mère ?

— Elle restera chez vous jusqu’à nouvel ordre ; en emportant l’enfant, je vous remettrai quatre mille piastres.

— Quatre mille piastres ! s’écria le médecin, dont les yeux brillèrent de convoitise.

— Oui, reprit avec bonhomie Ramillete, et si je suis satisfait de vous, c’est-à-dire de votre discrétion, peut-être ferai-je plus.

— Un médecin est un confesseur, señor ; je serai muet.

— Vous aurez d’autant plus raison, que cette discrétion ne sera pas mise à une longue épreuve.

— Que voulez-vous dire, señor ?

— N’avez-vous pas adressé une demande au président de la chambre des comptes des Indes, pour être nommé chirurgien en chef du grand hôpital de la ville de Lima, capitale de la vice-royauté du Pérou ?

— Eh quoi vous savez ? s’écria-t-il avec surprise.

– Le fait est-il exact ?

— Il l’est, señor ; j’ai adressé cette demande il y a deux ans ; mais elle est demeurée enfouie dans les cartons de l’audience suprême.

— Pourquoi supposez-vous cela ?

— Je n’ai jamais reçu de réponse.

Ramillete sourit.

— Eh bien ! dit-il après un instant, cette réponse, je me charge de vous l’apporter demain docteur.

Il se leva, lui appuya la main sur l’épaule, et le regardant bien en face :

— Il dépend de vous qu’elle soit ou non favorable, ajouta-t-il avec un accent singulier.

— Oh ! señor ! ce serait la fortune, la gloire pour moi ! s’écria le médecin en joignant les mains ; mes vœux seraient comblés !

— Je vous le répète, cela dépend de vous.

— Je serai muet, señor, je vous le jure !

— J’y compte.

En ce moment, le señor Perrico rentra dans le cabinet ; son visage rayonnait.

— Partons, cousin, lui dit Ramillete ; il est tard !

— Partons, répondit Perrico ; tu as raison, cousin, il est temps de rentrer chez nous.

— Alors, en route !

Ils descendirent, éclairés par le médecin jusqu’à la porte de la rue.

— N’oubliez pas mes recommandations, docteur, dit Ramillete.

— Vous avez ma parole, señor, répondit le médecin.

— C’est bien ; à ce soir.

Ils sortirent.

Derrière eux la porte se referma.

La scène jouée pendant deux heures dans cette maison avait été effrayante de perfection.

Ni la femme, pendant les douleurs atroces de l’enfantement ; ni le père, dans le paroxysme du désespoir, n’avaient laissé échapper une fausse note.

Toujours ils avaient été maîtres d’eux-mêmes.

Ils n’avaient pas eu un cri du cœur, un élan de l’âme ! Cet homme et cette femme s’aimaient à la façon des tigres ; ils ne songeaient qu’à une chose : faire disparaître au plus vite, et par tous les moyens, les traces de leur féroce amour ; ils ne s’étaient préoccupés de l’enfant qui allait naître que pour le condamner sans retour, et combiner froidement son abandon, résolus à ne pas reculer même devant un crime, pour assurer le secret de leur double adultère.

Maintenant tout était bien convenu et arrêté entre eux ; le père se retirait calme et souriant : le succès de ses lâches machinations était certain ; la mère consentait à jouer pendant quelques heures la comédie de l’amour maternel : elle riait et embrassait son enfant, en attendant qu’on la débarrassât peur toujours de cette preuve odieuse de sa honte.

Tout cela n’était-il pas horrible ?

La nuit était noire, mais depuis quelques instants la pluie avait cessé de tomber ; les deux hommes marchaient côte à côte, sans parler ; chacun d’eux réfléchissait sans doute à ce qui s’était passé dans la maison du docteur. Ils allaient bon pas, regardant avec soin autour d’eux et sondant les ténèbres ; ils remontaient la calle de Alcala, se dirigeant vers la Puerta del Sol.

Ils passèrent ainsi devant la calle de Carretas dans laquelle Ramillete jeta un regard rapide.

– Cousin ? dit-il en touchant légèrement le bras de son compagnon.

— Que me veux-tu ? demanda celui-ci.

— Sauf votre rapière, avez-vous d’autres armes ?

— Pourquoi cette question ?

— Parce que je crois que nous sommes suivis.

— Tu es fou, répondit-il en haussant les épaules.

— Non pas ; en passant devant la calle de Carretas, j’ai entrevu plusieurs ombres embusquées sous une porte cochère et… tenez… entendez-vous ?

En effet, un léger bruit s’était fait entendre à quelques pas derrière eux.

— Serions-nous véritablement épiés ? murmura Perrico.

— Cela m’en a tout l’air ; si l’on nous attaque, que ferez-vous ?

— Je me défendrai, répondit-il avec une résolution froide.

— Mais si ceux qui nous suivent sont des agents du directeur général de la police ?

— Je ne veux pas tomber vivant entre leurs mains ; son honneur doit rester intact.

— Bien ! Où êtes-vous attendu ?

— Hors de la porte d’Alcala, au Leon de Castilla.

— Diable c’est tout droit ; ne les laissons pas sur cette voie, tout serait perdu.

— Tu as raison, retournons-nous, et bataille !

— Bataille !

Ils se retournèrent résolument ; sous leurs manteaux, ils tenaient un pistolet de chaque main.

Ramillete ne s’était pas trompé ; quatre hommes les suivaient et n’étaient plus qu’à sept ou huit pas d’eux.

— Hein que vous disais-je, cousin ? fit d’une voix mielleuse Ramillete à son compagnon.

— Tant pis pour eux ! murmura celui-ci ; quoi qu’il arrive, je ne veux pas qu’elle soit compromise.

Cependant, les quatre hommes, d’abord surpris de voir marcher à leur rencontre ceux à la poursuite desquels ils s’étaient mis, avaient repris leur sang-froid, et, après quelques secondes d’hésitation, continuaient à s’avancer en faisant bonne contenance.

Un choc devint alors inévitable, les uns et les autres le comprenaient et s’y préparaient secrètement.

— Halte ! cria le señor Perrico, d’une voix forte.

— C’est lui dit un des quatre hommes à ses compagnons : attention, vous autres !

— À qui en voulez-vous ? reprit le señor Perrico ; êtes-vous des rateros ? en ce cas, prenez garde, je suis armé !

— Nous ne sommes pas des voleurs, mais des agents de Son Excellence le duc de Rosvego, directeur général de la police du royaume ; c’est à vous-même que nous avons affaire, monseigneur, répondit le chef de l’escouade.

— Je ne sais ce que vous voulez dire, ni pourquoi vous me traitez de monseigneur ; je suis un paisible bourgeois ; je rentre à mon domicile, en compagnie d’un ami, avec lequel j’ai passé la soirée.

— Je suis désolé de vous contredire, monseigneur, mais je sais parfaitement à quel haut personnage j’ai l’honneur de parler ; votre ami est tout simplement votre frère de lait, votre intendant, don Antonio Ramillete ; je l’ai très bien reconnu tout à l’heure, quand vous êtes passés devant la calle de Carretas.

— Vous divaguez ; je ne comprends absolument rien à ce que vous me débitez.

– Monseigneur, Son Excellence le duc de Rosvego a été prévenu, à onze heures, de votre arrivée à Madrid à dix heures un quart, par la porte d’Alcala ; un mandat d’amener a été aussitôt lancé contre vous ; depuis onze heures et demie, nous sommes en embuscade dans la calle de Carretas, pour attendre votre sortie de l’hôtel.

— Je vous répète que tout cela est absurde et n’a pas le sens commun ; je ne suis pas celui que vous attendez. Passage !

— Prenez garde, monseigneur ! j’accomplirai ma mission, quoi que vous disiez ; vous ne me donnerez pas le change. Il me répugnerait d’user de violence. Il y a à quelques pas d’ici un poste de celadores, calle de la Montera ; il m’est facile avant dix minutes d’avoir main-forte.

— Passage ! reprit froidement l’inconnu.

— Encore une fois, prenez garde, monseigneur ; si vous ne vous rendez pas, nous emploierons la force.

— Passage !

— Ah ! c’est ainsi ? reprit l’agent ; eh bien ! don Garcia Horacio Pacheco Tellez, duc de Salaberry-Pasta, au nom de Sa Majesté le roi, je vous arrête ; vous êtes mon prisonnier.

_ Eh bien ! oui ! répondit fièrement l’inconnu, en rejetant en arrière les plis de son manteau ; je suis don Garcia Horacio Pacheco Tellez, duc de Salaberry-Pasta ; et vous ne m’arrêterez pas !

— C’est ce que nous allons voir ! s’écria l’agent. Cours chercher du renfort, Biscocho ! et vous, Caracol et Gaspacho, en avant il y a mille piastres à gagner.

— En avant ! crièrent les agents.

Ils s’élancèrent.

Ils étaient trois contre deux ; Biscocho détalait à toutes jambes du côté de la calle de la Montera.

— Encore une fois, passage ! cria le duc de Pasta.

— Rendez-vous ! répondit l’agent en ricanant.

— Feu ! cria le duc ; que votre sang retombe sur vos têtes, misérables !

Quatre coups de feu éclatèrent tirés, presque à bout portant, par le duc et son compagnon.

Les trois agents tombèrent raides morts ; Biscocho, arrêté dans sa course par une balle, fit un bond énorme et retomba la face dans le ruisseau.

— C’est eux qui l’ont voulu, dit froidement le duc.

– Fuyez, monseigneur s’écria Ramillete ; l’alarme est donnée ; dans un instant il serait trop tard !

— N’oublie pas ce que tu m’as promis ? répondit le duc avec agitation.

— Ne vous inquiétez de rien ; dans un mois au plus tard, je vous rejoindrai ; mais partez ! partez, je vous en supplie !

— Embrasse-moi et adieu ! Et il ajouta : Adieu à elle aussi !

— Oui, oui, je vous le jure ! Fuyez, fuyez ?

Ils se tinrent un instant serrés sur la poitrine l’un de l’autre, puis Ramillete se dégagea et repoussa brusquement le duc.

— À bientôt ! lui dit-il.

— À bientôt ! répondit le duc d’une voix étouffée.

Et il s’éloigna rapidement.

Ramillete examina froidement les cadavres étendus devant lui, puis il passa à celui de Biscocho, qu’il retourna sur le dos afin de bien s’assurer de sa mort.

— Pauvres diables grommela-t-il entre ses dents, tout en se dirigeant à grands pas vers l’hôtel ; ils faisaient un bien vilain métier ; mais, en somme, ils croyaient accomplir un devoir, tandis qu’ils ne servaient qu’une vengeance ; tant pis pour eux ! ils n’ont que ce qu’ils méritent.

Il terminait cette singulière oraison funèbre en arrivant devant l’hôtel ; il ouvrit doucement le guichet, entra et le referma derrière lui.

À peine avait-il fait une dizaine de pas dans la longue allée plantée d’une double rangée de mélèzes séculaires et conduisant au palais, que Ramillete entendit résonner sur le pavé pointu de la rue le pas cadencé d’une patrouille.

— Hum ? il était temps, murmura-t-il ; un peu plus, j’étais pris ! Quelle admirable police, et quel excellent pays pour les chercheurs d’aventures et les coureurs de nuit ! fit-il d’une voix railleuse : quatre coups de pistolet ont été tirés, pas une fenêtre ne s’est entre-bâillée ! Il est vrai qu’il est tard, et que les celadores chargés de la tranquillité publique craignent naturellement les coups… Ah çà ! ajouta-t-il en se frappant le front, voici un gaillard né depuis une heure à peine, et qui, déjà, a causé la mort de quatre hommes : un par quart d’heure, cela promet pour l’avenir ! Il y en aura encore d’autres ! Comme tout cela est singulièrement emmanché, pourtant !… Bah !

Tout en faisant ces réflexions philosophiques, le digne homme était entré dans sa chambre ; dix minutes plus tard, il dormait à poings fermés.

Le lendemain, à neuf heures précises du soir, Ramillete se présenta chez le docteur Legañez.

Une voiture, dans laquelle il était venu, attendait devant la porte.

Le docteur poussa un cri de joie en apercevant l’intendant.

— Vous êtes exact, lui dit-il.

— C’est mon habitude, répondit Ramillete en souriant ; eh bien ! comment va la charmante malade ?

– Très-bien. Jugez-en, señor : elle m’a demandé s’il était possible de la transporter à Tolède ?

— Ah bah ! et que lui avez-vous répondu ?

— Ma foi elle est si forte, si courageuse, que je lui ai répondu que dans un bon carrosse, et en marchant doucement, cela serait possible.

— Et cette réponse est bien l’expression de votre pensée ?

— Sur l’honneur ! Malheureusement, malgré son vif désir de partir, il faudra que la pauvre dame…

— Pardon ! interrompit vivement Ramillete ; réglons nos comptes, s’il vous plaît.

— À vos ordres, señor.

— L’enfant ?

— Va comme un charme ; il est gros comme s’il avait six mois.

— Très-bien ! Tout le monde ignore la naissance ?

— Tout le monde !…

— À la bonne heure !

Il prit dans son portefeuille plusieurs billets de la Compagnie des Indes et les présenta au docteur.

— Voilà, dit-il voyez si vous avez votre compte.

— Il y a six mille piastres s’écria le médecin très-agréablement surpris.

— Vous croyez ? dit placidement l’intendant.

— Regardez vous-même señor.

— C’est vrai ; j’oubliais… Oui, il y a six mille piastres. C’est que j’ai deux petits services à vous demander, et que toute peine mérite salaire.

— Parlez, señor ; que désirez-vous ?

— Ce que vous m’avez dit de la malade est vrai ?

— Absolument vrai, señor.

– Hein ! d’ici à Tolède, il y a au moins une douzaine de lieues ; je ne voudrais pas exposer cette jeune femme ?…

— En allant doucement, dans une voiture bien capitonnée, il n’y a rien à redouter, en trois jours elle peut ainsi faire facilement le voyage.

— Quatre ou cinq lieues d’une seule traite ne la fatigueront pas trop ?

— Elle en ferait six sans inconvénient ; d’ailleurs, je vous préparerai un cordial que vous lui ferez prendre chaque fois que la voiture se remettra en marche.

— Et ce cordial ?

— Lui procurera un sommeil, à la fois profond et réparateur ; elle ne s’apercevra pas qu’elle voyage.

— C’est merveilleux ! dit il avec bonhomie ; faut-il beaucoup de temps pour préparer ce cordial ?

— Cinq minutes tout au plus.

— Alors, veuillez le préparer tout de suite et en faire prendre à la malade, je vous prie.

— Comment ! vous partez ? s’écria-t-il ébahi.

— À l’instant ; j’ai un carrosse à la porte. Une minute encore, ajouta-t-il en retenant le médecin, j’ai maintenant une consultation à vous demander.

— Vous ?

— Oh ! rassurez-vous ! fit-il en riant ; ce n’est pas pour moi.

— Pour qui donc, alors ?

— Pour l’enfant né hier.

— Mais il se porte fort bien ; il est gros comme un mouton.

— J’en suis ravi ; j’espère qu’il continuera de même. Je dois vous dire que je n’ai pu trouver de nourrice !…

— Voilà qui est fâcheux.

— Très-fâcheux ; un enfant peut-il se passer de nourrice ?

— Ah ! ah ! je comprends !

— Quoi donc ?

– Rien, señor.

— Tant mieux ; il est souvent dangereux de trop comprendre ; mais revenons, je vous prie, à notre affaire je répète ma question.

— C’est inutile ; un enfant peut se passer d’être nourri par une femme.

— Ce qui veut dire ?

— Que, faute de nourrice, on peut faire allaiter un enfant par une chèvre.

— Tiens tiens, tiens ! je n’avais pas songé à cela !

— On peut même, en cas de voyage, mettre du lait chaud dans un flacon, bouché par une éponge.

— Et l’enfant tète ?

— Parfaitement.

— Merci, docteur vous êtes un homme précieux. À propos, j’oubliais, vous êtes nommé chirurgien en chef de l’hôpital de Lima.

— Il serait possible s’écria-t-il avec joie.

— Chose promise, chose due ; vous êtes discret, je vous récompense ; prenez cette lettre.

— Cette lettre ?

— Oui, lisez-la ; elle est ouverte.

— Ma nomination est entre les mains du commandant du San-Pedro, vaisseau de l’État, qui n’attend que mon arrivée à Cadix pour mettre sous voile ; ordre de me rendre à bord ; signé Juan de Ochoa, président de l’audience suprême des Indes !

— Vous connaissez la signature de don Juan de Ochoa ?

— Oui, très-bien, señor.

— Et vous comprenez ?

— Hum ! fit-il avec un sourd mécontentement, je comprends, señor, que vous vous méfiez de moi.

— Erreur, reprit Ramillete avec un fin sourire ; seulement, je ne veux pas vous induire en tentation.

— C’est trop de bonté, dit-il avec amertume.

— Vous êtes un enfant ! reprit l’intendant en fronçant les sourcils ; par ce que nous faisons, vous devriez comprendre ce que nous pouvons faire ; au lieu de vous briser, ce qui nous serait facile, nous vous servons : de quoi vous plaignez-vous ?

— Pardonnez-moi, je suis un niais, dit-il avec un sourire contraint ; je suis battu, c’est bien joué.

— Alors, sans rancune mais n’y revenez pas mon maître, reprit-il avec un accent glacé qui, malgré lui, fit trembler le médecin. Préparez le cordial, il est tard.

Quelques minutes après, l’intendant quittait la maison du docteur Legañez, emmenant avec lui la jeune femme et l’enfant, tous deux endormis.

Au point du jour, après avoir tant bien que mal mis ordre à ses affaires, le médecin partit à franc étrier pour Cadix.

Il avait hâte de tenir sa nomination entre ses mains.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le 30 octobre de la même année, le docteur Paul Herbillon, demeurant à Paris, rue Neuve-du-Luxembourg, 14, déposa à l’hospice des Enfants-Trouvés, rue d’Enfer, un enfant du sexe masculin, sous les noms de Charles-Jules-Olivier Madray, né dans son domicile, le 13 octobre 179., de père et mère inconnus ; il présenta une déclaration parfaitement en règle, signée de lui, médecin accoucheur, et de deux témoins ; l’un de ces témoins avait nom le chevalier de Luxure-Luxeuil !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le 26 novembre, c’est-à-dire six semaines environ après l’accouchement de la duchesse, Ramillete arriva à Rome.

Il s’était rendu en Italie, en traversant la France, bien que le trajet fût beaucoup plus long ; il avait même séjourné pendant six jours à Paris.

Le duc de Salaberry-Pasta reçut son intendant avec la joie la plus vive ; il était impatient d’avoir des nouvelles de Madrid.

Ces nouvelles, nous les résumerons en quelques mots.

L’affaire des alguazils tués à la Puerta del Sol avait été étouffée par les soins mêmes du duc de Rosvego, qui cependant continua une enquête secrète ; cette enquête, parfaitement et très-habilement conduite, prouva jusqu’à l’évidence que le duc de Salaberry-Pasta, très-malade à Rome, n’avait pas quitté cette ville un seul jour, ses amis n’ayant pas cessé de le visiter ; donc, les renseignements fournis au duc de Rosvego par ses agents n’étaient qu’un tissu de faussetés et de calomnies, inventées dans le but odieux de brouiller le duc avec sa femme ; du reste, l’innocence de la duchesse éclata à tous les yeux, quand, dix jours à peine après les événements de la Puerta del Sol, on la vit revenir de son voyage en Estramadure, plus belle, plus fraîche et plus gracieuse que jamais elle n’avait été.

D’un autre côté, il était de notoriété publique que le duc et la duchesse de Salaberry-Pasta s’aimaient comme deux tourtereaux.

Quant au docteur Legañez, il était en route pour le Pérou, dont il était facile de l’empêcher de revenir.

Le duc de Salaberry-Pasta et son intendant possédaient seuls leur secret.

Les années s’écoulèrent ; les acteurs des événements que nous avons rapportés finirent sans doute par oublier eux-mêmes ce fait d’un enfant né dans l’opprobre et abandonné dans la boue, fait banal et qui ne touche en rien à l’honneur d’une noble maison.

Seul peut-être, le duc de Salaberry-Pasta n’avait pas oublié ; une douleur sourde le minait ; il avait vu successivement mourir ses trois fils espoirs de sa race.

Au faîte du pouvoir et de la grandeur, envié de tous, le duc tremblait parfois, et il se demandait avec un pressentiment sinistre, en songeant au passé, quel châtiment terrible lui réservait l’avenir.


FIN DU PROLOGUE.