CHAPITRE XI

DE LA GRANDE SURPRISE D’OLIVIER EN RECONNAISSANT SON PÈRE.


Nous précéderons les deux voyageurs à Madrid, et nous conduirons notre lecteur calle de Alcala, non loin de la Puerta del Sol, et, le prenant par la main, nous le ferons pénétrer dans un magnifique palais dont nous avons, au Prologue de cette trop véridique histoire décrit la façade, sans pourtant pénétrer dans l’intérieur.

Cette fois, nous franchirons les portes de cette magnifique demeure ; nous traverserons ses patios moresques, ses bâtiments sarrasins, dont l’architecture élégante et essentiellement orientale rappelle l’Alhambra de Grenade par la pureté de ses sculptures et de ses capricieuses dentelles de pierre découpées avec ce fini et cette science perdus aujourd’hui, et dont les Arabes ont emporté le secret avec eux quand ils ont quitté l’Espagne ; nous entrerons dans un immense corps de logis, et, après avoir rapidement traversé plusieurs pièces encombrées de serviteurs et meublées avec un luxe princier, nous soulèverons une portière en tapisserie de Flandre du quatorzième Siècle ; cachant une porte en bois de cèdre à double battant dont les ferrures sont en argent massif.

Après avoir ouvert cette porte, nous serons enfin dans une chambre éclairée par trois hautes fenêtres, avec un plafond à coffre et poutres saillantes curieusement sculptées, et peintes trois siècles auparavant par un artiste de la Renaissance ; les fenêtres, de forme ogivale, sont garnies de vitres enchâssées dans du plomb, peintes de différentes couleurs et couvertes de lourds rideaux de velours vert, avec crépines et bordures d’or ; d’immenses bibliothèques, montant jusqu’au plafond, tiennent toute une face de cette vaste pièce et l’espace laissé libre entre les fenêtres.

Une cheminée monumentale occupe tout un côté de cette chambre. Cette cheminée, en marbre de Paros et admirablement sculptée, est surmontée d’un large écusson couvert d’armoiries ; ces armoiries sont celles de cette noble maison, une des plus illustres de la péninsule ibérique, portant au griffon de sable, à la queue fourchée, lampassé et couronné de gueules, avec cette fière devise : Cuidado alli viene !

Ces armoiries sont répétées au-dessus des fenêtres et des portes ; les murs sont tendus en cuir de Cordoue, gaufré et doré.

Un magnifique portrait en pied est placé en face de la cheminée.

Ce portrait, un peu plus grand que nature, représente, peint dans la manière un peu sèche de Cimabue, et avec ses lignes noires, et portant la date de 1265, un guerrier armé de toutes pièces, comme l’étaient les chevaliers contemporains du Cid Campeador, tout couvert de mailles, brandissant une hache pesante à double tranchant, escaladant une muraille défendue avec acharnement par des soldats sarrasins, en même temps qu’à demi tourné vers ses compagnons, il les invite a les suivre d’un geste héroïque.

Au-dessous de ce portrait d’apparence si farouche et saisissante, sur un écusson incrusté dans la bordure du cadre et portant les armoiries précédemment décrites, ces mots sont écrits en lettres gothiques :

Don Enrique Pacheco-Tellez
rico-hombre
1085

Trois portes cachées sous de lourdes portières de velours vert s’ouvrent dans trois directions différentes ; un petate de paille de riz d’une finesse microscopique couvre tout le plancher. L’ameublement très-sévère de cette pièce appartient à l’époque de Charles-Quint ; il se compose de fauteuils à hauts dossiers armoriés, recouverts en cuir gaufré, de chaises du même style ; un piédouche en ébène supporte une magnifique pendule de la Renaissance. Sur un des côtés de la pièce est un prie-Dieu en cèdre du Liban incrusté de bois de rose, surmonté d’un grand christ byzantin rapporté de Constantinople par un des ancêtres du chef actuel de cette noble famille.

Devant la cheminée est placée une immense table de chêne massive sculptée et fouillée admirablement ; elle est encombrée de livres et de papiers de toutes sortes, et si pesante que dix hommes d’une force ordinaire ne réussiraient pas à la soulever du sol sur lequel elle repose.

Derrière la table, il y a un large fauteuil à haut dossier armorié.

Un énorme brasero en argent, dans lequel sa consument des noyaux d’olives d’Andalousie, en produisant des cendres d’un blanc mat, entretient une chaleur douce dans cette immense pièce.

Nous sommes dans le cabinet de travail du maitre de cette splendide demeure.

Au moment où nous avons pénétré dans ce cabinet, il n’était pas solitaire.

Sur le fauteuil placé derrière la table était assis un homme, un vieillard, la tête dans la main, le coude appuyé sur la table, et semblant plongé dans de profondes et tristes réflexions.

Cet homme était don Garcia-Horacio Pacheco-Tellez, caballero cubierto, grand d’Espagne de première classe, rico-hombre de Lugo, Vigo et Orense, en Galice, seigneur de Santiago de Compostelle et du Ferrol, marquis de Soria, comte de Luna, duc de Salaberry y Pasta, duc de Bivar, et prince des Alpuxarras, un des cousins du roi, ancien vice-roi du Mexique, ancien ambassadeur en France et en Angleterre, ministre des affaires étrangères, chevalier de la Toison-d’Or, grand officier de la Légion-d’Honneur, chevalier de la Jarretière, etc., etc., plus noble que le roi, et, sans contredit, le plus riche propriétaire de toutes les Espagnes.

Don Horacio Pacheco avait un peu plus de soixante ans ; il était de taille moyenne ; il avait le port noble, le geste empreint d’une grâce suprême, la démarche fière sans hauteur, la physionomie belle, éclairée par un regard clair, droit et un peu chercheur ; la parole vive, spirituelle, la voix douce, harmonieuse et insinuante ses cheveux étaient blancs, ils tombaient en boucles de neige sur ses épaules. Il avait été d’une beauté remarquable dans sa jeunesse ; il était encore fort bien, avait des dents magnifiques et une expression d’indicible bonté répandue sur le visage ; il ne portait pas de barbe ; tout vêtu de velours noir comme il l’était en ce moment, un peu pâle et mélancolique plutôt que triste, il ressemblait, à s’y méprendre, à un de ces magnifiques portraits échappés au pinceau magistral du Titien, descendu pour un instant de son cadre.

Une demie sonna à la lourde pendule posée sur le piédouche ; à peine le timbre eut-il fini de vibrer, qu’un léger grattement se fit entendre à une porte ; mais le duc, plongé dans ses réflexions, ne sembla pas entendre.

Alors une portière fut soulevée avec précaution, et un serviteur vêtu de noir, en habit à la française, à collet droit et basques carrées, culotte courte, bas de soie, souliers à boucles d’argent, les cheveux poudrés et le visage glabre, entra dans le cabinet, s’approcha de la table et se tint immobile, attendant respectueusement que le regard de son maitre tombât sur lui.

Après quelques instants, le duc releva machinalement la tête ; il aperçut le valet toujours immobile.

— Qu’est-ce ? demanda-t-il nonchalamment.

— Son Excellence monseigneur le marquis de Palmarès Frias y Soto demande à présenter ses hommages à Monseigneur, avant son départ pour son château, de Balmarina, répondit le valet en. s’inclinant respectueusement.

Les sourcils du duc se froncèrent légèrement, mais son visage se rasséréna presque aussitôt.

— Je consens à recevoir le marquis de Palmarès, dit-il en faisant un geste de la main.

Le valet se retira à reculons et disparut derrière la portière.

Après un instant la portière fut relevée.

— Son Excellence le marquis de Palmarès Frias y Soto, annonça le valet.

Le marquis entra, fit quelques pas et salua le duc avec un affectueux respect ; derrière lui, la portière retomba et la porte fut refermée.

— Soyez le bienvenu, marquis, dit le duc en lui indiquant un fauteuil. Vous quittez Madrid ?

— Pour quelques jours seulement, monsieur le duc : Mme de Palmarès désire me voir.

— Est-il donc nécessaire que ma fille vous écrive, marquis, pour que vous vous décidiez à vous rendre près d’elle ?

— Bien loin de là, monsieur le duc, mon plus vif désir serait de passer ma vie à Balmarina, auprès de doña Santa de Salaberry, mon épouse bien-aimée.

— En êtes-vous bien sûr, monsieur le marquis ? reprit le duc avec une ironie triste il me semble à moi que cet amour, dont vous faites un si grand bruit, n’est pas aussi profond que vous voudriez me le faire croire.

— Je regrette que telle soit votre pensée, monsieur le duc ; j’aime sincèrement la marquise, je n’aime qu’elle.

— Dieu le veuille, marquis ; malheureusement on raconte bien des choses sur vous, à la cour et même à la ville ! On prétend que vous n’avez pas complétement perdu vos vieilles habitudes de galanterie.

Le marquis de Palmarès Frias y Soto n’avait pas encore quarante ans, il en paraissait à peine trente-deux ; c’était un beau cavalier, dans toute l’acception que comporte ce mot. Il avait eu, avant son mariage, une grande réputation de galanterie et passait pour avoir été très-aimé par certaines dames des plus illustres de la cour, comme nom et comme beauté.

Un sourire amer plissa ses lèvres.

— Puis-je imposer silence aux sots et aux envieux ? dit-il.

— Peut-être jusqu’à un certain point. Votre femme est un ange, vous savez combien elle vous aime ; elle est jalouse : elle souffre de ces bruits, qui arrivent jusqu’à elle.

— C’est vrai, monsieur le duc ; moi-même j’en ai souffert. Je suis chevalier d’honneur de l’infante ; mes charges me retiennent à la cour ; je m’échappe aussi souvent que je le puis ; le bonheur est pour moi à Balmarina, près de la marquise.

— Je vous crois, je veux vous croire, marquis ; je vous sais bon, vous ne voudriez pas rendre malheureuse votre femme, ma bien-aimée fille.

— Dieu m’en garde, monseigneur et père !

— Bien, mon gendre ; il me plait de vous entendre parler ainsi. Quand partez-vous ?

— À l’instant même, monsieur le duc : je désire arriver à Balmarina avant la chaleur de midi ; mes équipages sont prêts.

— Allez donc, marquis, je ne veux pas vous retenir plus longtemps ; rappelez-moi au souvenir de ma, chère Santa. Si la politique me laisse quelque répit, j’irai passer deux ou trois jours avec vous à Balmarina.

— Cela nous rendra bien heureux, la marquise et moi, monsieur le duc ; mais n’attendez-vous pas l’arrivée prochaine d’une certaine personne ? Pardonnez-moi d’oser vous faire cette question.

— Je ne compte pas la voir arriver avant quinze ou dix-huit jours.

— Alors je m’arrangerai pour être de retour avec la marquise pour cette époque.

— Je vous en serai reconnaissant, marquis. Aussitôt après son arrivée, je désire vous présenter cette personne ; vous l’aimerez, j’en ai la conviction, parce que c’est un beau caractère et un noble cœur.

— Je l’aime déjà, monsieur le duc ; votre fils a droit à toute mon affection : n’est-il pas le frère de ma chère Santa ?

— Merci, marquis je vous connais trop pour avoir un seul instant douté de vous.

— Vous me rendez justice, monsieur le duc ; nul, plus que moi, ne s’intéressera jamais à ce qui vous touche de près ou de loin.

— Allons, allons, marquis, reprit le duc dont toute la bonne humeur était revenue, vous faites de moi tout ce que vous voulez ; vous êtes un abominable enjôleur, comme disent les Français, mais vous savez que je vous aime, et je crois que vous aussi vous m’aimez un peu. Allez, et rendez ma fille heureuse, je ne vous demande pas davantage.

— J’y mettrai tous mes soins, je vous le promets, monsieur le duc.

Là-dessus, le marquis de Palmarès prit congé du duc et se retira.

Demeuré seul, don Horacio Pacheco se laissa retomber sur son fauteuil ; peu à peu, son visage redevint sombre ; il s’absorba de nouveau dans ses pensées, en murmurant d’une voix presque indistincte :

— Encore quinze jours, à attendre ; un siècle !

Un profond soupir gonfla sa poitrine.

Deux heures s’écoulèrent ainsi.

À onze heures, un valet servit sur un guéridon une jicara de chocolate, une carafe d’eau, un verre et des azucarillos dans une soucoupe.

Le duc but le chocolat, un demi-verre d’eau, ne toucha pas aux azucarillos et ordonna d’enlever le tout ; puis, après avoir fait quelques tours de promenade dans le cabinet, il se rassit en disant entre ses dents :

— Il faut pourtant travailler.

Mais il n’en fit rien ; sa tête retomba sur sa poitrine, et de nouveau il se plongea dans ses réflexions ; sa préoccupation était trop grande pour qu’il lui fût possible de se livrer à un travail quelconque.

Soudain, il se redressa : il écrivit quelques mots sur une feuille de papier, qu’il plia et cacheta, puis il frappa, sur un gong.

— Mieux vaut que je n’aille pas au conseil aujourd’hui, murmura-t-il qu’y ferais-je ?

Un valet parut.

— Cette lettre tout de suite au président du Conseil privé ; je n’y suis pour personne ; allez.

Le valet prit la lettre, salua et sortit.

— Mais pourquoi ce retard incompréhensible ? murmura le duc dès qu’il fut seul ; serait-il véritablement malade ? ou est-ce une fin de non-recevoir, un refus ? Non, je suis fou ! c’est impossible !

Après quelques instants, il reprit :

— Au fond de ce retard, il y a quelque chose que je ne comprends pas ; j’aurais dû me rendre moi-même à Cadix ; pourquoi les chevaux ont-ils été refusés ?

On gratta de nouveau à la porte ; un valet entra.

— Qu’y a-t-il encore ? demanda le duc en fronçant le sourcil n’ai-je pas dit que je voulais être seul ?

— Votre Seigneurie me pardonnera, monseigneur, répondit respectueusement le valet : on a dit aux personnes qui se sont présentées que Votre Excellence ne recevait pas.

— Eh bien ?

— Elles ont insisté pour entrer, monseigneur ; l’une d’elles a fait passer cette carte à la livrée, en affirmant que, dès que Votre Excellence aurait lu son nom, elle donnerait immédiatement l’ordre de l’introduire auprès d’elle.

Le duc sourit avec dédain.

— Et cette carte, où est-elle ? dit-il.

— La voici, monseigneur, répondit le valet en la présentant sur un plateau d’or ciselé.

Le duc prit la carte et jeta nonchalamment les yeux dessus.

Mais tout à coup il tressaillit ; une pâleur livide envahit son visage un tremblement convulsif secoua tous ses membres.

— Qui vous a remis cette carte ? demanda-t-il d’une voix altérée.

— Monseigneur, un des valets de pied de la grande écurie.

— Le valet la tenait ?…

— De l’une des deux personnes qui insistent pour être introduites près de Votre Seigneurie.

— Ah ! il y a deux personnes ?

— Oui, monseigneur ; elles arrivent, disent-elles, de Cadix.

Le duc avait baissé la tête sur sa poitrine, il songeait ; un flot de pensées lui montait au cœur, il n’écoutait plus.

Le valet demeurait immobile, respectueusement courbé devant lui.

Le duc releva la tête, il l’aperçut, la mémoire lui revint.

— Que faites-vous là ? dit-il.

— J’attends les ordres de Votre Excellence, monseigneur, au sujet de ces deux caballeros.

— Ah ! en effet, j’avais oublié. Où sont-ils ?

— On les a fait entrer dans le salon d’Abdérame, monseigneur.

— C’est bien, conduisez-moi.

Le valet souleva la portière et ouvrit la porte.

Le duc passa.

Après avoir traversé plusieurs pièces et corridors, le valet s’arrêta devant une porte, qu’il se prépara à ouvrir.

Le duc l’arrêta d’un geste.

— Je n’ai plus besoin de vous, dit-il, retirez-vous.

Le valet s’inclina silencieusement et sortit.

Le duc serra ses mains sur la poitrine pour modérer les mouvements de son cœur, qui battait à se rompre.

— Enfin ! murmura-t-il.

Et après une courte pose, il ajouta :

— Il le faut !

Alors il se redressa ; par un effort suprême de volonté, il rendit le calme à son visage, empêcha ses artères de battre ; un sourire vint errer sur ses lèvres un peu blêmies, et posant sa main, ferme désormais, sur le bouton de la porte, il le tourna.

La porte s’ouvrit ; il entra.

M. Maraval et Olivier avaient fait une grande diligence.

Laissant les arrieros marcher à leur guise avec les gros bagages, suivis par un seul domestique portant une assez lourde valise sur la croupe de son cheval, ils avaient galopé grand train, n’emportant avec eux que le strict nécessaire.

Grâce à l’excellence de leurs chevaux, bêtes de grand prix, choisis avec soin par le banquier, ils avaient fait vingt-cinq lieues par jour, sans trop se fatiguer, de sorte qu’en cinq jours ils avaient franchi les cent douze lieues qui séparent Cadix de Madrid ; ils étaient entrés dans la capitale de la monarchie espagnole juste vingt-quatre heures seulement après le courrier porteur de la lettre pour le duc.

Entrés à Madrid vers dix heures du matin, ils s’étaient arrêtés calle de Atocha, dans un hôtel français ; ils avaient fait leur toilette ; puis après le déjeuner, que, sous différents prétextes, Olivier avait prolongé le plus possible — plus le moment de l’entrevue approchait, plus il sentait son courage faiblir — ils étaient enfin sortis et s’étaient dirigés vers la Puerta del Sol.

Olivier avait éprouvé, malgré lui, une vive émotion à la vue du palais grandiose habité par sa famille ce n’avait pas été sans un violent battement de cœur qu’il en avait enfin franchi le seuil.

Son émotion avait augmenté quand il avait traversé les immenses, cours entourées de cloîtres mauresques et rafraîchies par les gerbes d’eau des bassins de marbre qui en occupaient le centre ; cette émotion devint plus vive encore lorsqu’il vit les difficultés que l’on opposait à son entrée dans le palais ; il éprouva alors un vif ressentiment intérieur, se persuadant presque que les ordres donnés par le duc l’avaient été expressément pour lui ; le banquier fut contraint de l’entraîner de force à sa suite, et ce fut presque avec répulsion qu’il passa à travers cette foule de serviteurs, et qu’il se résigna à attendre dans un salon la réponse définitive du duc, à qui le banquier avait ordonné que sa carte fût immédiatement remise.

Olivier, malgré les observations de son ami, s’obstinait à voir, dans le retard mis à l’introduire, un parti pris de l’humilier, sans réfléchir que le duc le supposait encore à Cadix, et par conséquent ne devait pas l’attendre ; qu’il n’y avait dans tout cela qu’un malentendu, dont lui-même était la cause première, et qui ne tarderait pas à s’éclaircir à son entière satisfaction.

— Non, répétait-il en secouant la tête et fronçant le sourcil, vous me direz tout ce qui vous plaira, mon ami, mais vous ne me persuaderez jamais qu’il n’y a pas au fond de tout cela un affront froidement médité. Venez, retirons-nous, nous ne sommes que trop longtemps demeurés dans cette maison où moi surtout je n’aurais jamais dû consentir à mettre les pieds.

— Vous êtes fou, mon ami, répondit le banquier en essayant de le calmer ; sur mon honneur, je ne vous reconnais plus !

— C’est vrai ! je ne me reconnais pas moi-même, répondit-il avec une violence contenue : le malheur rend ombrageux, et vous savez ce que j’ai souffert depuis ma naissance ! Venez, je vous en prie, retirons-nous.

En ce moment une des portes du salon s’ouvrit, la portière fut soulevée et un homme parut.

Au bruit, les deux hommes se retournèrent vivement.

— Don Carlos de Santona ! s’écria Olivier avec surprise, en s’élançant vers le nouveau venu ; c’est le ciel qui vous envoie à mon aide !

— Ces premières paroles que vous m’adressez me rendent bien heureux, capitaine, dit don Carlos en faisant quelques pas à sa rencontre, le sourire sur les lèvres et la main tendue vous ne m’avez donc pas oublié depuis tant d’années ?

— Vous oublier ? moi, don Carlos s’écria Olivier avec effusion en lui serrant la main, oh ! non, bien au contraire, j’ai précieusement conservé votre souvenir dans mon cœur ; j’avais été trop touché de l’affection que vous m’aviez témoignée pendant les trop courts instants que j’ai eu le plaisir de passer en votre compagnie pour qu’il en fût autrement.

— Merci, mon cher capitaine, répondit le vieillard avec émotion ; vous ne sauriez vous imaginer combien vous me faites du bien en me parlant ainsi.

— Tant mieux je suis tout heureux de vous voir. Ah çà, comment se fait-il que je vous rencontre dans cette maison ?

— Tout simplement parce que je l’habite, mon cher capitaine.

— Tant mieux encore, cela fait que nous nous verrons plus souvent.

— Tant que vous voudrez.

— Je comprends : vous avez entendu dire que j’étais ici avec don Jose, et vous êtes accouru.

— C’est cela même, mon ami.

— Ah pardieu ! voilà une charmante rencontre et qui me réjouit fort ! Voulez-vous que je vous embrasse, don Carlos ?

— Si je le veux ! s’écria-t-il en lui ouvrant les bras.

Les deux hommes, en proie à une vive émotion, se tinrent assez longtemps enlacés, ni l’un ni l’autre ne songeant à dissimuler ce qu’il éprouvait et s’y laissait, au contraire, aller avec bonheur.

Le banquier, auquel on ne prenait pas garde, s’était mis un peu à l’écart il suivait cette scène avec un intérêt profond.

— Là ! reprit gaiement Olivier, causons un peu maintenant, puisqu’on nous en laisse le temps.

— Causons, soit, cher capitaine.

— Vous devez être étonné de me voir dans cette maison ?

— Oui, je ne vous attendais pas aussi tôt.

— Comment ? Saviez-vous donc que je devais y venir ?

— Mais oui.

— Il serait possible ! Mais alors vous connaissez donc mon père ? vous êtes sans doute un de ses amis ?

Le vieillard sourit avec bonté ; il prit dans la sienne la main d’Olivier, et, l’amenant devant une grande glace de Venise :

— Regardez-moi et regardez-vous, mon ami, lui dit-il de sa voix la plus affectueuse : vous lirez ma réponse dans cette glace.

Le jeune homme fit un geste de surprise.

— Regardez, insista doucement le vieillard.

Olivier obéit ; ses yeux se fixèrent sur la glace.

Il y eut un instant d’anxiété poignante, les trois acteurs de cette scène étrange étaient immobiles, muets, haletants, en proie à une indicible émotion.

Olivier, après une minute de sombre examen, passa sa main sur son front blêmi : un sourire étrange se dessina sur ses lèvres ; puis, mettant un genou en terre, courbant la tête devant le vieillard aussi pâle et aussi défait que lui :

— J’ai regardé, j’ai vu et j’ai compris, mon père, dit-il d’une voix que malgré lui l’émotion brisait, me voici à vos ordres, prêt à vous obéir. Que voulez-vous de moi, mon père ?

— Don Carlos, répondit le duc, les yeux pleins de larmes, et aidant le jeune homme à se relever, je veux que vous m’aimiez comme je vous aime.

— Je tâcherai, mon père, répondit-il simplement Dieu m’est témoin que tous mes efforts tendront à ce but.

— Merci, mon fils, répondit le duc en lui ouvrant ses bras, dans lesquels Olivier se laissa tomber, dompté et attendri par tant de charmante bonté.

— J’ai été coupable envers vous, mon fils, bien coupable, reprit le duc après un instant ; mais si, ostensiblement, j’ai semblé vous oublier, en secret mes regards ne vous ont jamais perdu de vue, autant que cela m’a été possible.

Le passé est mort, mon père ; à quoi bon essayer de le ressusciter ? D’ailleurs, dans aucun cas, un fils n’a le droit d’adresser des reproches à son père ; brisons donc là, je vous prie. C’est d’aujourd’hui seulement que notre vie commence, le passé n’est et ne doit plus être qu’un mauvais rêve, que vous et moi nous essaierons d’oublier pour ne plus songer qu’à réparer dans l’avenir ce que nous n’avons pu faire dans le passé, et nous aimer pour tout le temps que nous avons perdu.

— Bien, mon fils, je suis fier et heureux de vous entendre parler ainsi ; c’est bien mon sang qui coule dans vos veines ; mais il est telles choses que vous ignorez et que vous devez savoir.

— Parlez, mon père, je vous écoute.

— J’avais deux fils et une fille, don Carlos ; mes deux fils sont morts, comme meurent ceux de notre race, sur le champ de bataille ; ma fille est mariée au marquis de Palmarès Frias y Soto ; vous la verrez bientôt et vous l’aimerez, c’est un ange !

— C’est ma sœur, mon père.

— Dès aujourd’hui, vous êtes marquis de Soria ; avant huit jours, vous serez muni d’une charge à la cour, digne du sang dont vous sortez et du nom que vous portez. La loi m’empêche de vous reconnaître, mais elle me permet de vous adopter, ce que j’ai fait. Donc pour tous, excepté pour moi, vous êtes mon fils adoptif.

— Permettez-moi de vous interrompre, mon père.

— Soit ; parlez, marquis je vous écoute.

Olivier sourit avec amertume en entendant son père lui donner ce titre.

— Je ne veux ni récriminer, ni vous adresser le plus léger reproche, mon père, dit-il d’une voix émue ; mais il importe que vous me connaissiez bien, avant d’aller plus loin, afin de ne pas me rendre trop lourd le fardeau que vous me posez sur les épaules.

Le duc fit un geste.

— Je sais, continua le jeune homme avec une certaine amertume, que ce que moi je nomme fardeau semblerait à tout autre le comble du bonheur. Mais, permettez-moi de vous le demander, mon père : avant de me créer marquis de Soria, de me faire donner une charge à la cour, ne vous êtes-vous pas laissé emporter par votre amour paternel, et n’avez-vous pas un peu légèrement établi vos plans d’avenir ?

— Vous n’êtes pas le premier venu, mon fils vous êtes fait, au contraire, pour honorer et remplir dignement le rang, quel qu’il soit, où je vous ferai monter.

— Oui, peut-être à la surface, mon père, je puis, je le crois, jouer tout aussi bien qu’un autre un rôle quelconque sans craindre d’être outrageusement sifflé par la galerie ; je suis intelligent ; l’habitude du commandement m’a donné tout l’aplomb et toute l’audace nécessaires pour me présenter et ne pas être ridicule dans le monde où vous voulez m’introduire : mais il est une chose à laquelle vous n’avez pas songé, mon père.

— Laquelle ? interrompit le duc avec inquiétude.

— Livré à moi-même dès mon entrée dans le monde, oh ! ceci n’est pas un reproche, je vous le répète, mon père ; obligé pour vivre de faire tous les métiers, de fréquenter toutes les sociétés, même les plus basses et les plus mauvaises ; contraint à soutenir une lutte ingrate et incessante pour gagner le pain de chaque jour, que souvent je n’avais pas ; mêlé avec le peuple, dont je partageais les misères, les joies, les douleurs et les plaisirs ; m’accoutumant ainsi peu à peu, sans même m’en douter, à penser et à sentir comme lui ; n’ayant aucun lien qui me rattachât à la société, dans les bas-fonds de laquelle je me débattais misérablement, j’ai fini par devenir peuple, moi aussi ; à m’identifier comme pensée et comme aspiration à ceux qui m’entouraient, et à haïr ce qu’ils haïssent ; vivant en prolétaire, à devenir prolétaire moi-même. Cette noblesse, dont, à juste titre, vous êtes si fier, vous, mon père, moi je la répudie et je la déteste au fond de mon cœur ; je me révolte contre le joug qu’elle prétend nous imposer, à nous autres misérables ; je n’accepte pas les lois absurdes de cette société sénile et avilie qui proclame l’inégalité des rangs et fait gouverner les moutons par les loups. Noble, je ne le suis pas, je ne peux pas l’être. Une seule noblesse existe, et celle-là vient de Dieu, c’est la noblesse du cœur ; une inégalité, celle de l’intelligence. Les honneurs dont votre amour paternel me comble sont pour moi un supplice ; le monde dans lequel vous me lancez, une honte ! Jamais, je le sens, je ne pourrai y vivre ; tous mes instincts m’en éloignent, toutes mes aspirations s’y opposent. Si j’avais été élevé dans votre palais, sous vos yeux, probablement, avec les constants exemples que j’aurais eus devant les yeux, j’aurais porté avec autant d’orgueil qu’un autre ces titres que je répudie aujourd’hui. Il est trop tard, mon père. J’ai trente-deux ans, je suis homme fait : il ne me sera plus possible de modifier mon caractère, ni de changer mes opinions ; elles sont d’autant plus profondément gravées dans mon cœur, qu’elles l’ont été par le fer rouge de la misère et de la douleur ; et, vous le savez, mon père, quoi qu’on fasse, les impressions bonnes ou mauvaises de la première jeunesse ne s’effacent jamais.

— Mon fils, répondit le duc d’une voix douce, je ne discuterai pas avec vous ; vous m’avez parlé avec franchise, sans détours, en honnête homme, je vous en remercie ; il y a beaucoup de vrai dans ce que vous m’avez dit, à côté de grandes exagérations. Il ne s’agit pas ici seulement de vous, mais surtout de l’honneur de notre nom, menacé de s’éteindre, faute d’héritier mâle ; ce que j’exige de vous, c’est un sacrifice, une abnégation complète de vos goûts et de vos aspirations. Vous voyez que je vous parle franchement, moi aussi ; je dirai plus, c’est une grâce que je vous supplie de m’accorder, pour qu’un peu de calme rentre dans mon cœur, et qu’un faible rayon de bonheur illumine mes derniers jours.

— C’en est assez, mon père, vous n’avez à attendre de moi que respect et obéissance, tous mes efforts tendront à vous satisfaire, je vous le jure. Tant que Dieu vous conservera à mon amour, mon père, vous n’aurez pas à m’adresser un seul reproche.

— Mais, après ? dit-il avec un sourire contraint.

— Après, mon père, Dieu, je l’espère, m’indiquera la route que je devrai suivre.

— Soit, je retiens votre parole, mon fils, je ne veux pas être trop exigeant ; bientôt, je l’espère, vos idées se modifieront : l’ambition est un puissant aiguillon, mon fils.

Olivier sourit sans répondre.

— Donc, nous nous entendons, mon fils ? reprit le duc.

— Oui, mon père ; dans les termes convenus entre nous, et dont, pour ma part, je ne m’écarterai jamais.

Tel fut le premier entretien d’Olivier avec son père ; dès le premier moment, et peut-être à leur insu, une lutte sourde commençait entre eux.

Ils étaient trop loin l’un de l’autre, comme éducation et expérience des hommes et des choses, pour jamais se comprendre, tout en s’aimant chaque jour davantage.

Le père incarnait en lui la noblesse, avec ses grandeurs factices et ses préjugés rétrogrades.

Le fils était, lui, l’expression vraie du peuple révolté contre toutes les servitudes, réclamant l’égalité des rangs et surtout des droits, en même temps que la part de bonheur que devait lui assurer le pacte social, dont il est la cheville ouvrière.

Deux mots résumeront complétement ce premier entretien.

— Que pensez-vous de ce que vous avez entendu ? demanda le duc à M. Maraval, lorsqu’il se trouva seul avec lui.

— Je suppose, monsieur le duc, répondit le banquier, que, quinze ans plus tôt, vous auriez peut-être réussi, mais aujourd’hui il est trop tard ; jamais vous ne parviendrez à obtenir le résultat que vous espériez. Je connais Olivier, mieux que vous : vous pourrez l’étouffer sous les titres les plus ronflants, vous m’en ferez jamais un gentilhomme ; il était né avec tous les instincts aristocratiques de la noblesse de race, il lui a fallu des efforts gigantesques pour les détruire en lui. À présent, il est peuple jusqu’aux moelles ; chaque fois que vous croirez le tenir, il vous échappera ; d’ailleurs il vous l’a dit lui-même, à son âge on ne refait ni son caractère ni ses penchants.

Le duc baissa tristement la tête.

— Que la volonté de Dieu soit faite, dit-il avec une sombre résolution, j’irai jusqu’au bout ; je ne veux pas que mon nom s’éteigne !