CHAPITRE XII

NOTRE HÉROS NE S’ENDORT PAS, MAIS IL SOMMEILLE DANS LES DÉLICES DE BALMARINA.


Le duc de Salaberry avait tout préparé longtemps à l’avance, pour que, dès son arrivée à Madrid, son fils fût convenablement installé.

Pour complaire à son père, et ne pas froisser davantage, à propos de niaiseries, ses idées arrêtées, Olivier avait consenti à porter le titre de marquis de Soria.

Quelques heures après la conversation rapportée dans le précédent chapitre, le duc proposa à son fils de le conduire en personne et de l’installer dans la nouvelle demeure préparée à le recevoir ; Olivier accepta.

Ils montèrent en voiture, en compagnie de M. Maraval, et partirent.

Calle de Carretas, à quatre ou cinq cents pas au plus de l’hôtel Salaberry, le duc avait acheté un charmant hôtel de la Renaissance, meublé avec un luxe princier et dont, par ses ordres, les tapissiers avaient fait une véritable bonbonnière.

Le duc, se méprenant, peut-être de parti pris, sur les sentiments de son fils, jouissait avec délices de la surprise qu’il voyait se refléter sur son visage ; véritablement, les choses avaient été admirablement faites.

Serviteurs dans les antichambres, chevaux dans les écuries — et quels chevaux ! — voitures sous les remises, rien ne manquait.

Lorsque le duc eut fait visiter à son fils l’hôtel du haut en bas, et qu’ils furent revenus s’asseoir dans un charmant cabinet de travail, ouvrant sur un jardin d’hiver précédant une huerta de médiocre étendue, à la vérité, mais bien dessinée et remplie d’ombre, le duc dit à son fils :

— Vous devez habiter chez vous, et être libre de vos actions, voilà pourquoi je vous ai donné cette maison. J’avais un instant pensé à vous céder une aile de mon hôtel ; mais j’ai réfléchi que depuis longtemps vous étiez hors de page, et que mieux valait vous laisser régler votre vie à votre guise. Ai-je bien fait ?

— Je ne sais comment vous remercier, mon père : vous me comblez ; c’est trop, beaucoup trop, je me perdrai dans cette maison.

— Eh bien vous viendrez me voir, vous me retrouverez toujours.

— Vous êtes bon, mon père ; cependant je vous avoue que tout ce luxe m’effraie, je n’y suis pas accoutumé.

— Bon ! vous vous y habituerez bien vite. N’oubliez pas, mon fils, que vous êtes marquis de Soria et que vous devez tenir votre rang : noblesse oblige, surtout lorsque comme vous on est un Pacheco.

Olivier soupira et s’inclina sans répondre.

En ce moment, un valet souleva une portière.

— Excellence, dit-il respectueusement à Olivier, le señor don Juan de Dios Elizondo demande s’il peut présenter ses hommages à Votre Seigneurie ?

Olivier regarda son père avec surprise.

— Faites entrer, dit le duc en souriant ; c’est mon notaire et le vôtre, ajouta-t-il bas à son fils.

Don Juan de Dios Elizondo entra et salua gravement.

Ce notaire était un homme frisant la soixantaine, long, anguleux, sec comme un échalas, à mine de fouine, au regard fuyant et à la physionomie douceâtre, obséquieuse et essentiellement antipathique.

— Marquis, dit le duc, je vous présente le señor don Juan de Dios Elizondo, notaire royal, un des plus dévoués amis de notre famille. Señor don Juan, le marquis de Soria, mon fils.

Olivier et le notaire se saluèrent.

— Avez-vous préparé ce que je vous ai demandé ? reprit le duc en lui indiquant un siège.

— Oui, monseigneur, répondit le notaire en s’asseyant et ouvrant une chemise de cuir qu’il portait sous son bras. Voici les actes ; tous sont parfaitement en règle, signés, légalisés et enregistrés à la grande chancellerie.

— Voyons un peu ces actes.

— Voici d’abord l’adoption, à laquelle il ne manque plus que la signature de Son Excellence le marquis de Soria.

— Donnez, dit le duc.

— Et le présentant à Olivier :

— Signez, je vous prie, mon fils.

Olivier parcourut l’acte des yeux, puis il prit une plume et signa.

— Parfait, reprit le notaire ; dans cette liasse sont renfermés tous les titres de propriété de cet hôtel, acheté par Sa Seigneurie le marquis, de Soria, et payé comptant, en son nom, par Son Excellence le duc de Salaberry, la somme de cent dix mille piastres, tel qu’il se comporte.

— C’est pour rien, dit le duc en souriant : le marquis a fait une excellente affaire ; passons.

— Voici les quittances des tapissiers, marchands de…

— Très-bien ; passons, passons, interrompit le duc.

— Voici enfin, reprit le notaire, l’acte de donation consenti par Son Excellence le duc de Salaberry en faveur de Sa Seigneurie le marquis de Soria, et des comtés de Vigo et de Lugo consentis dans les mêmes conditions par Son Excellence le duc de Salaberry à son fils : le marquisat de Soria et les deux comtés de Vigo et de Lugo rapportant ensemble un revenu annuel de deux cent cinquante-deux mille piastres trois réaux et deux maravédis ; ci-joint la quittance de la première année, encaissée par moi, notaire royal, et déposée aujourd’hui, en bonnes onces d’or, dans la caisse placée en ce cabinet, et dont j’ai l’honneur de remettre les clefs à Son Excellence le marquis de Soria.

— Tout cela est parfait ! dit vivement le duc en imposant d’un geste silence à Olivier. Marquis, hâtez-vous de signer cette quittance et de renfermer tous ces affreux papiers dans votre caisse.

— Pas si affreux dit en souriant béatement le notaire.

Après un moment d’hésitation, Olivier se leva, signa la quittance, et plaça les papiers dans la caisse, dont l’intérieur était rempli de sacs d’argent.

Le notaire referma gravement sa serviette, la replaça sous son bras, salua respectueusement et sortit.

— Pas d’enfantillages, marquis, dit le duc à Olivier, dès que la porte se fut refermée sur le notaire ; vous ne connaissez pas la fortune de notre maison ; cette somme, qui vous semble si considérable, n’est rien pour moi. J’entends que vous portiez dignement votre nom. J’ai donné dix millions de dot à votre sœur, chacun de vos frères avait des revenus doubles du vôtre ; vous êtes un Pacheco, et les Pacheco sont des ricos-hombres, ajouta-t-il en souriant ; donc, ne songeons plus à cette misère.

— J’ai promis de vous obéir, mon père.

— Je ne vous en demande pas davantage. Maintenant, écoutez ces quelques mots, je vous prie.

— Parlez, monsieur le duc.

— Toute la haute noblesse, à laquelle nous sommes alliés, vous fera bon accueil ; elle est bien disposée pour vous. Souvenez-vous que vous avez été élevé en France, que vous avez été au service de cette nation en qualité d’officier de marine. Vous êtes le fils de l’un de mes meilleurs amis, mort en me sauvant la vie. J’avais juré à votre père de veiller sur vous, ce que j’ai fait tout en vous laissant libre de suivre telle carrière qu’il vous plairait. Je vous ai toujours beaucoup aimé. Ayant eu le malheur de perdre mes deux fils, tués à la prise du Callao, j’ai résolu de vous adopter, ce que j’ai fait. Ah ! j’oubliais…, comme il faut toujours citer des noms, votre père se nommait Olivier ; il était Français et général de cavalerie. Du reste, j’ai réellement eu pour ami un général français de ce nom, lequel, s’il ne m’a pas positivement sauvé la vie, m’a du moins rendu de très-grands services. Cette histoire est simple et facile à retenir.

— Très-simple et très-facile à retenir, en effet, mon père ; nos parents et nos amis y ont ajouté foi ?

— Complète, mon fils ; beaucoup d’entre eux ont connu le général Olivier ; ils se souviennent de lui ; de plus, il avait un fils que personne n’a jamais vu, mais dont il parlait souvent.

— Ainsi, ce nom que je porte…

— Est celui de mon ami ; j’ai tenu à vous le faire porter.

— Mais permettez-moi une question encore, mon père ?

— Laquelle ?

— Si quelque jour, cela peut arriver, il prenait envie à ce jeune homme de venir à Madrid ?

— Il ne viendra pas, mon fils, dit le duc avec. émotion.

— Pourquoi donc cela

— Parce que, il y a cinq ans, voyageant en touriste en Italie, il a été assassiné dans les Calabres.

— Son nom a sans doute été prononcé ; cette mort doit être connue ?

— Non ; son père avait été fait comte de Chamblay ; son fils était donc vicomte de Chamblay, et n’a jamais porté d’autre nom. Avez-vous autre chose à me demander ?

— Rien, mon père ; vous avez réponse à tout ; je dois convenir que vos précautions sont admirablement prises, et que, à moins d’un miracle…

— Qui ne se fera pas, mon fils, vous pouvez être tranquille. À présent, je rentre chez moi ; je vous laisse avec M. Maraval ; souvenez-vous que je vous attends tous deux à six heures et demie pour dîner.

Sans attendre de réponse, le duc sortit.

— Eh bien ? dit en souriant le banquier, dès que les deux amis se retrouvèrent seuls.

— Eh bien mon ami, que vous dirai-je ? C’est un rêve des Mille et une Nuits ; je joue en ce moment le rôle du fameux Aladin ; je viens de m’éveiller et je redoute de me rendormir.

— Chassez ces mauvaises pensées, mon ami votre père vous aime.

— Trop, voilà ce qui me fait peur ; je me demande même si c’est moi qu’il aime.

— Comment que voulez-vous dire ?

— Laissez-moi donc finir : si c’est moi qu’il aime, dis-je, ou si ce n’est pas plutôt l’héritier de son nom, destiné dans sa pensée à perpétuer sa race, menacée de s’éteindre par la mort de ses deux fils.

— Hum ! il y a probablement du vrai dans ce que vous dites là ; cependant je crois que vous allez trop loin.

— C’est possible, mais je ne sais pourquoi j’ai de sombres pressentiments. Je ne m’aveugle pas, mon ami ; cette fortune incroyable ne m’éblouit point ; vous le savez, je n’ai jamais eu de bonheur durable : je crains quelque affreuse catastrophe dans l’avenir.

— Allons donc, vous êtes fou ! c’est vous qui vous rendez malheureux à plaisir.

— Peut-être, mon ami ; enfin, le temps, ce grand débrouilleur de mystères, m’apprendra si j’ai tort ou raison. Dites-moi, Jose, connaissez-vous ma sœur ?

— Doña Santa de Palmarès ? j’ai cet honneur, mon ami.

— Ma sœur se nomme Santa ? reprit Olivier. Quel délicieux nom !

— Il lui va admirablement c’est un ange !

— Tant mieux ; je voudrais être aimé d’elle.

— Cela vous sera facile, elle brûle de vous connaître ; elle est bonne autant que belle.

— Et son mari ?

— Je le connais beaucoup moins que la marquise ; je ne l’ai entrevu que deux ou trois fois ; c’est un fort beau cavalier, très-répandu et, dit-on, très-bien en cour.

— La marquise est-elle heureuse avec lui ?

— À cela je ne saurais vous répondre, mon ami ; je sais seulement qu’elle aime beaucoup son mari.

— Ce n’est pas toujours une raison pour être aimée de lui, cela.

— En effet, mais je ne sais absolument rien ; d’ailleurs, la marquise a une vie très-retirée elle passe presque toute l’année dans son magnifique château de Balmarina, éloigné de cinq ou six lieues de Madrid.

— J’ai hâte d’être présenté à ma sœur.

— Je crois que cette présentation ne se fera pas attendre : le duc de Salaberry désire beaucoup que vous vous connaissiez.

— Ce soir, peut-être, il m’en parlera…

— C’est probable.

— Prenez donc un cigare.

Il sonna un valet parut.

— Envoyez calle de Atocha, à l’Hôtel Français, prendre les valises et les bagages de ce caballero, le señor don Jose Maraval ; vous ferez tout apporter ici, où l’on préparera un appartement pour ce caballero ; allez.

Le valet s’inclina respectueusement et sortit.

— Mon ami, reprit Olivier, pardonnez-moi de disposer ainsi de vous sans vous en prévenir ; je compte que vous me ferez l’amitié de me sacrifier quelques jours : je ne sais ce que je deviendrais si vous m’abandonniez seul dans cette ville, où tout m’est inconnu.

— Rassurez-vous, mon ami, je passerai une quinzaine de jours en votre compagnie.

— Vous êtes un homme charmant, je vous remercie, vous me rendez un véritable service.

Les deux amis continuèrent à causer ainsi pendant assez longtemps encore, puis ils se retirèrent dans leurs appartements, pour faire leur toilette ; Olivier donna l’ordre d’atteler ; ils arrivèrent à l’hôtel Salaberry dix minutes avant l’heure fixée par le duc.

Il parait que des ordres sévères avaient été donnés à la livrée.

Au lieu de leur faire faire antichambre, comme le matin, ils furent reçus avec les marques du plus profond respect, Olivier surtout ; on les conduisit tout droit au cabinet de travail du duc. Le valet annonça avec emphase, sans même avoir demandé les noms :

— Sa Seigneurie le marquis de Soria ! Le seigneur don Jose Maraval !

Le duc accueillit les deux amis avec un charmant sourire.

— Voilà une exactitude militaire, dit-il du ton le plus affable.

Olivier était devenu, sans transition, un brillant gentilhomme, fêté et recherché par tout ce que Madrid possédait alors de plus grand et de plus noble comme nom et comme fortune.

Du reste, nous rendrons cette justice à notre héros de constater que véritablement sa haute fortune ne l’avait nullement ébloui ; à voir son calme un peu hautain, sa science de l’étiquette minutieuse de la grandesse espagnole, chacun eût affirmé de la meilleure foi du monde que toujours le jeune homme avait vécu ainsi.

Olivier avait été présenté en audience particulière à la cour et accueilli avec distinction par la reine-mère régente, les infantes et les princes ; mais, sur l’instante prière de son fils, le duc avait consenti à ne demander, provisoirement du moins, aucune charge pour lui.

Olivier tenait à conserver autant que possible sa liberté.

Il riait comme un fou, avec son ami Maraval, de ce titre de marquis de Soria, dont, prétendait-il, son père avait voulu l’affubler à son corps défendant ; il soutenait, avec les plus bizarres paradoxes et les plus mordantes railleries, que, titre pour titre, celui de marquis de Mascarille lui aurait beaucoup mieux convenu sous tous les rapports, à cause de l’existence singulière que, depuis sa naissance, il avait menée.

Entre toutes les obligations ennuyeuses auxquelles il était contraint de se soumettre, il en était une qui avait surtout la faculté de l’horripiler affreusement, mais dans les rets de laquelle il était si complétement garrotté, qu’il lui était impossible de s’y soustraire.

C’était cette implacable étiquette qui se glissait partout à son insu, s’emparait de tous les actes de sa vie, et lui enlevait ainsi toute la liberté de ses mouvements.

Accoutumé à la vie au grand air, toute de fantaisie et d’imprévu, n’ayant jamais eu d’autre loi que son caprice, habitué à une entière liberté d’actions, de costumes et de langage, riant, chantant où et quand cela lui plaisait, sans que nul eût le droit d’y trouver à redire ; ayant, en un mot, toujours été son maître, Olivier souffrait horriblement de la contrainte dans laquelle il était perpétuellement obligé de vivre, aussi bien dans son intérieur, sous les yeux d’argus de ses domestiques, que dans le monde, sous le feu des regards fixés sur lui, l’épiant sans cesse et prêts à saisir et à profiter du moindre oubli, de la plus minime négligence.

Souvent il se demandait sérieusement comment il était possible que des hommes doués de bon sens et d’intelligence consentissent à se rendre ainsi volontairement esclaves, sans autre dédommagement que celui d’éclabousser et d’écraser de leur luxe et de leur faste ridicule quelques pauvres diables qui les admiraient et les enviaient de confiance : sans se douter de ce qu’il y avait de honteuse et méprisable bassesse sous tous ces oripeaux sincèrement étalés.

Alors Olivier souriait avec dédain, et se mettait à se mépriser lui-même pour sa lâche complaisance aux volontés de son père.

Lorsque M. Maraval, après un séjour de quinze jours à Madrid, prit congé de son ami Olivier pour retourner à Cadix et s’occuper enfin de ses propres affaires, que son amitié lui avait fait si longtemps négliger, tout naturellement il félicita Olivier sur sa nouvelle fortune et l’avenir brillant qui s’ouvrait devant lui ; mais à tous ces compliments l’ancien marin hocha la tête avec découragement et répondit :

— Mon cher Jose, vous l’avez voulu. Vous croyiez travailler à mon bonheur : je vous ai obéi, je n’ai donc aucun reproche à vous adresser ; mais souvenez-vous de ce que je vous ai dit le premier jour : mes appréhensions sont toujours les mêmes ; le fardeau que je porte est trop lourd pour mes épaules. Croyez-moi, vous et mon père, vous vous êtes trompés : aucunes de vos prévisions ne se réaliseront ; je ne suis pas fait pour cette existence que l’on prétend m’imposer ; elle froisse à chaque pas, à chaque seconde, mes goûts et mes habitudes. Je suis accoutumé de longue date, vous le savez, aux caprices les plus bizarres de la fortune ; il en sera pour moi de cette aventure comme de toutes les autres auxquelles j’ai été mêlé : un beau jour, et Dieu veuille que ce soit bientôt, le château de cartes s’écroulera, la bulle de savon crèvera, et je redeviendrai gros Jean comme devant ; c’est du reste ce qui peut m’arriver de plus heureux. Aussi, je ne vous dis pas adieu, cher et vieil ami, mais au revoir ; j’en ai la conviction intime, nous nous reverrons avant qu’il soit longtemps.

— Je le crains, en effet, murmura à part lui M. Maraval.

— Mais laissons cela ; quand quitterez-vous Cadix ?

— Dans un mois j’ai frété le Lafayette pour me transporter en France avec tout ce qui m’appartient.

— Bien ; j’irai passer quelques jours avec vous avant votre départ ; j’ai à causer avec vous de choses que je ne puis vous dire ici, et puis j’ai besoin de revoir mon brave matelot, je ne puis pas le laisser partir ainsi sans l’embrasser ; comptez donc tous deux sur ma visite prochaine.

— C’est convenu, cher Olivier, nous vous attendrons.

Les deux amis s’embrassèrent ; le soir même, après avoir pris congé du duc de Salaberry, M. Maraval repartit pour Cadix.

Le duc était heureux, il avait retrouvé son fils, il l’avait enfin auprès de lui, il ne désirait plus rien ; il l’entourait de soins, de tendresses de prévenances de toutes sortes dont, pour ne pas l’affliger, Olivier feignait d’éprouver la plus vive reconnaissance ; d’ailleurs en connaissant davantage son père, Olivier s’était senti attiré vers lui par une sympathie qui n’avait pas tardé à se changer en une vive et profonde amitié ; ce vieillard était si véritablement bon, il s’étudiait avec tant de soin à faire oublier à son fils le mal qu’il lui avait fait, que celui-ci non-seulement lui avait déjà depuis longtemps pardonné dans son cœur, mais encore il aurait été désespéré de lui causer le plus léger ennui.

Un des premiers soins du duc avait été de conduire son fils au château de Balmarina, et de le présenter à son gendre et à sa fille.

Le marquis et la marquise furent agréablement surpris en voyant Olivier ; malgré tout ce que le duc leur avait dit sur son fils, et peut-être précisément à cause de cela, sachant combien l’amour paternel est facile à s’aveugler, ils s’attendaient à voir une espèce de rustre, un marin brutal et grossier, très-honnête sans doute et probablement rempli de cœur, mais dont les manières triviales et la conversation goudronnée n’auraient aucun agrément, et serait pour eux une société assez désagréable, pour ne pas dire plus, quoique, à cause de leur grand amour pour leur père, ils fussent bien disposés à son égard et résolus à lui faire un excellent accueil ; mais quand, à la place d’un ours mal léché qu’ils s’attendaient à voir, ils trouvèrent au contraire un beau cavalier aux traits intelligents et sympathiques, à la parole facile sans affectation, aux manières aristocratiques, enfin un homme du meilleur monde, dont rien, ni dans le costume ni dans les allures, ne sentait le parvenu, leur joie fut d’autant plus vive que leurs craintes avaient été plus grandes.

Le marquis et la marquise de Palmarès reçurent leur beau-frère de la façon la plus cordiale ; le marquis lui témoigna tout de suite beaucoup d’affection ; il en fut de même de la marquise, mais de sa part l’amitié fut plus franche et surtout plus réelle.

Doña Santa était née dans la Nouvelle-Espagne, dont son père avait été un des derniers vice-rois ; elle était petite, mignonne et gracieuse comme une Andalouse ; elle avait été fort belle et l’était encore beaucoup. Bien que mariée depuis plus de quatorze ans déjà, elle adorait son mari comme aux premiers jours de son mariage ; elle partageait sa tendresse entre lui et ses enfants, qu’elle chérissait.

Ces enfants étaient au nombre de six, quatre garçons et deux filles. L’aîné avait dix ans et demi ; le plus jeune était presque encore au berceau ; c’était un charmant chérubin blond, de deux ans à peine, une petite fille qui promettait d’être aussi belle que l’avait été sa mère et, en attendant, était un ravissant bébé.

Doña Santa était bonne, affectueuse, douce, de manières un peu hautaines parfois, vive, spirituelle, très-pieuse, mais d’une piété éclairée, sans aucune teinte de cette dévotion outrée qui sèche le cœur et atrophie les bons sentiments en les détournant de leur pente véritable ; mais elle était jalouse, jalouse comme une lionne, de son mari, dont la réputation de galanterie l’effrayait avec raison.

La marquise cachait, sous ces dehors si charmants et si doux, une énergie indicible et une volonté de fer ; seulement elle mettait des gants de velours pour cacher ses griffes roses acérées et tranchantes comme des griffes de tigresse. Rien de plus terrible que ces volcans souterrains, dont la lame bouillonne au fond du cratère et monte lentement à la surface. On comprenait qu’il suffirait d’une étincelle pour allumer un inextinguible incendie dans cette âme ardente, froissée, meurtrie, et l’entraîner plus loin peut-être qu’elle ne le voudrait elle-même.

Le marquis de Palmarès ne se doutait de rien de tout cela.

C’était un très-bel homme, fort recherché des femmes, dont il se laissait adorer ; très-fat, médiocrement intelligent, ni bon ni mauvais, très-vaniteux et surtout très-égoïste, chez lequel le cœur n’avait jamais existé, moralement parlant ; tel enfin que doit être un don Juan ou un Lovelace ; d’autant plus redoutable, que chez lui la passion, toujours froidement calculée, n’était qu’une question d’amour-propre et une satisfaction des sens. Il ne s’était jamais donné la peine d’étudier le caractère de sa femme, que, du reste, il n’aurait pas compris.

Il y avait entre les deux époux cet abîme infranchissable qui sépare le matérialisme brutal du spiritualisme trop élevé.

Ces deux êtres si dissemblables devaient marcher ensemble dans leur vie commune, sans jamais se deviner ni s’apprécier à leur juste valeur.

Et au bout de tout cela, dans les secrets de l’avenir, peut-être y avait-il une horrible catastrophe dès qu’un choc décisif se produirait.

Bien que, par des motifs différents, la présentation d’Olivier à Balmarina causât une vive joie aux deux époux, c’était un élément nouveau jeté dans leur vie insipide, à leur éternel tête-à-tête.

Le marquis, en l’attirant chez lui, espérait trouver un allié inconscient, qui, par sa présence, empêcherait sa femme de s’apercevoir de ses trop fréquentes et longues absences. Doña Santa, au contraire, dont le cœur débordait et avait besoin de s’épancher, espérait trouver en son frère un confident auquel elle pourrait tout dire, un consolateur dévoué qui, au besoin, deviendrait un allié, sur l’aide duquel elle pourrait compter sans restriction.

On comprend que, les choses ainsi posées, la situation ne devait pas tarder à se dessiner nettement, d’autant plus qu’Olivier, accueilli avec cette franchise cordiale qui semble venir du cœur, se laissa facilement séduire, désireux qu’il était de se soustraire à cette étiquette qui lui faisait horreur, et autant que possible jeter un élément d’intérêt dans la vie triste et monotone à laquelle il était condamné à Madrid, dont les tertulias froides et collet monté n’avaient pour lui aucun charme. Il répondit donc aux chaleureuses avances de son beau-frère et de sa sœur comme ils le voulaient ; il devint bientôt le commensal du château, où, par les soins de doña Santa, un appartement avait été aussitôt disposé pour lui, avec ce tact si fin et si délicat que possèdent les femmes, et dont elles savent si bien se servir lorsqu’il s’agit de satisfaire les goûts d’une personne qu’elles aiment réellement.

Balmarina était véritablement une habitation princière ; il avait son histoire. Bâti au milieu d’un parc de plusieurs lieues, ressemblant à une forêt, traversé par plusieurs cours d’eau, situé dans une position des plus pittoresques, au sommet d’une colline assez élevée, entouré de plusieurs fermes importantes dépendant directement du château ; le parc regorgeait de gibier de toutes sortes, que l’on pouvait, pendant des journées entières, chasser à courre sans sortir de ses domaines.

Cette splendide demeure avait été construite en 1562, par don Alonso Pacheco Tellez, rico-hombre, XIIIe comte et IXe duc de Salaberry-Pasta, et surnommé le Fastueux, avec le produit des sommes économisées par lui dans les Flandres, d’où S. M. C. le roi Philippe avait daigné le nommer gouverneur général pendant l’intérim assez court qui s’écoula entre le remplacement de Marguerite de Parme et l’élévation à ce poste du fameux duc d’Albe. On voit que le duc de Salaberry avait mis le temps à profit, et que les Flandres étaient un bon pays pour la pêche en eau trouble.

Sept cents villages avaient été rasés pour planter le parc et élever le château, construit dans le style florentin de cette époque ; le domaine était presque aussi étendu, avec toutes ses dépendances, qu’un département de la France actuelle.

Doña Santa, à qui son père en avait fait don, l’avait apporté en dot à son mari.

Olivier se trouvait, dans ce château, précisément dans le milieu qui convenait le plus à ses goûts et à ses penchants naturels. Il faisait de longues promenades en forêt, soit à pied, soit à cheval ; chassant avec délices, il s’était fait le pourvoyeur de gibier du château. Souvent, par de belles nuits, il bivaquait sous bois, comme il le faisait autrefois en Amérique ; ou bien, si le temps était mauvais, il demandait l’hospitalité, pour la nuit, à quelque fermier du marquis, certain d’être toujours bien reçu par ces braves gens, charmés de ses manières simples, si différentes de celles des autres gentilshommes qu’ils étaient accoutumés à voir.

Olivier se reportait ainsi aux jours passés ; il se trouvait presque heureux de cette existence nouvelle, qui relâchait un peu pour lui les liens si lourds de l’étiquette.

Du reste, la marquise, dont l’affection pour lui augmentait chaque jour, lui laissait liberté complète de vivre à sa guise ; s’informant avec intérêt des détails de ses courses en forêt, admirant de bonne foi son adresse comme chasseur et le remerciant, avec un charmant sourire, de fournir si abondamment sa table d’excellent gibier.

C’était fête au château quand il y arrivait pour y passer quelques jours. La marquise était aux petits soins pour lui ; elle essayait par tous les moyens possibles de le retenir longtemps près d’elle, et, lorsqu’il repartait pour Madrid, elle lui faisait promettre de revenir bientôt, promesse qu’Olivier se hâtait de tenir, car il ne se sentait heureux que lorsqu’il était à Balmarina.

À Madrid, le marquis, dont ses charges à la cour l’empêchaient, à son grand regret, de se rendre aussi souvent qu’il l’aurait voulu auprès de sa femme, le priait d’aller lui tenir compagnie ; il le chargeait de cadeaux pour doña Santa, ainsi que de lettres affectueuses, et le priait d’aller en bon frère la consoler dans sa solitude. Le duc se mettait aussi de la partie. Sachant combien son fils s’ennuyait à Madrid, il le pressait d’aller, pendant quelques jours, respirer l’air vivifiant des hautes futaies et des grands bois de Balmarina ; parfois même il l’accompagnait et restait avec lui pendant quelques jours près de la marquise.

De sorte qu’Olivier, qui ne demandait pas mieux, était constamment sur la route de Madrid à Balmarina, et vice versa.