CHAPITRE X

OÙ OLIVIER S’OBSTINE À MANQUER D’ENTHOUSIASME, MALGRÉ TOUTES LES OBSERVATIONS DE M. MARAVAL.


Un mois s’écoula. Olivier, à part les visites que chaque jour il faisait à son matelot et aux autres blessés, passait tout son temps en longues courses à travers le désert, comme s’il eût voulu dire adieu à la nature grandiose au milieu de laquelle il avait espéré mourir, et qu’il lui fallait abandonner pour toujours !

La vue de son matelot avait produit une crise heureuse chez Ivon Lebris ; le digne marin était si joyeux d’avoir retrouvé son ami, que la souffrance physique n’avait plus de prise sur lui ; si on l’eût écouté, il aurait sauté sur ses jambes et aurait accompagné son matelot dans ses longues courses à travers la savane.

Au bout d’un mois, tous les blessés étant complétement rétablis, rien ne retenait plus les voyageurs sur le rio Gila.

Un matin, M. Maraval dit avec hésitation à Olivier :

— Quand partons-nous ?

— Quand vous voudrez, répondit le jeune homme.

— Demain, au lever du soleil, dit le Sachem en entrant dans le calli ; quand on a pris une résolution, il faut l’exécuter vite. Je vous accompagnerai. Où allez-vous ?

— À Little-Rock, dit M. Maraval.

— Soit. À demain, au lever du soleil.

— C’est convenu, répondit Olivier.

Le Sachem sortit.

— C’est à Little-Rock que j’ai laissé votre navire, dit don Jose quand ils furent seuls ; vous aurez besoin de changer de costume. Du reste, que cela ne vous inquiète pas, j’ai des lettres de crédit.

Olivier sourit avec amertume.

— Je n’ai jamais usé d’une seule des lettres de crédit dont vous m’aviez chargé à mon premier départ de Cadix, après mon évasion du vaisseau le Formidable, dit-il : je ne commencerai pas aujourd’hui ; il est bon que l’on sache bien que je n’ai besoin de l’aide ni des secours de personne pour vivre à ma guise, mon ami.

— Mais comment ferez-vous ?

— Mon cher Jose, vous savez n’est-ce pas, mieux que personne, que j’ai remboursé intégralement les frais d’achat et d’armement du Hasard qui, m’avez-vous dit, se nomme aujourd’hui le Lafayette.

— Je le sais, mon ami, mais c’est une raison de plus pour que…

— Attendez, interrompit-il doucement : en débarquant à Santa-Buenaventura, je me suis muni de cent-cinquante onces d’or ; elles sont encore dans ma valise, et, ajouta-t-il en entr’ouvrant sa chemise et montrant un sachet en peau de rat musqué, suspendu à son cou par une chaînette d’acier, il y a dans ce sac pour plus de trois cent mille francs de diamants, sans compter une quarantaine de mille dollars que mon échangiste de Little-Rock a entre les mains. Ces sommes réunies me composent, si je ne me trompe, une fortune modeste, mais plus que suffisante pour moi, avec les goûts que vous me connaissez. Que dites-vous de cela, mon ami ?

— Je dis que je vous admire, cher Olivier, et que ce que vous faites est bien beau, reprit-il avec émotion.

— Pourquoi donc cela, cher ami ? Je vous obéis ; je fais mon devoir, voilà tout.

Il étouffa un soupir et laissa retomber sa tête sur sa poitrine.

Le lendemain, les voyageurs se mirent en route à l’heure dite, sous l’escorte de cent guerriers choisis de la tribu des Bisons-Comanches, en tête desquels galopait fièrement le Nuage-Bleu.

Le voyage jusqu’à Little-Rock fut une véritable promenade, qui, par ses agréments, réconcilia complétement les marins avec le désert américain.

À deux lieues de la ville on fit halte pour les derniers adieux ; ils furent touchants des deux parts ; Olivier aimait beaucoup les Comanches, qui l’adoraient et lui avaient donné tant de preuves de dévouement.

M. Maraval leur fit cadeau de plusieurs fusils, de poudre, de plomb, de couteaux à scalper, et il leur distribua une grande quantité de couvertures de laine, ce qui porta leur joie au comble.

Olivier mit pied à terre ; il caressa son cheval, l’embrassa à plusieurs reprises sur les naseaux, et, se tournant vers Belhumeur :

— Vous savez combien je l’aimais, lui dit-il d’une voix attendrie, je vous le donne, soyez bon pour lui ; conservez aussi ces pistolets, dont vous connaissez la justesse, et ce couteau de chasse : ils vous rappelleront notre amitié.

Belhumeur baissa la tête pour cacher les larmes qui, malgré lui, inondaient son visage, et il tomba en sanglotant dans les bras que lui tendait Olivier.

L’étreinte des deux hommes fut longue et passionnée, puis Olivier se dégagea doucement, et s’approcha du Sachem.

— Père, lui dit-il avec émotion, votre fils prend congé de vous ; peut-être ne vous reverra-t-il jamais : aimez-le toujours, car toujours il vous aimera, il aurait voulu ne pas se séparer de vous.

— Obéissez au Wacondah, mon fils ! allez retrouver votre autre père qui vous attend en pleurant de l’autre côté du lac sans fin. Vous avez été éprouvé par de grandes souffrances ; mais la douleur n’abat que les faibles, et vous êtes fort ; souvenez-vous seulement, si un nouveau et plus terrible malheur vous touchait de son aile sinistre de chauve-souris, que vous laissez ici un père qui vous aime et une tribu où votre place ne sera jamais prise.

Olivier lui donna, à titre de souvenir, bien que le Sachem se défendit de les recevoir, ses armes, sa gibecière et sa valise avec ce qu’elle contenait, excepté les onces d’or, qui auraient été inutiles au chef.

Puis, élevant la voix, le chasseur cria à deux reprises, avec une douleur navrante :

— Adieu ! adieu !

Les Comanches répondirent par de lugubres gémissements, et ils restèrent immobiles et les yeux fixés sur les voyageurs jusqu’à ce que ceux-ci eussent enfin disparu dans les méandres de la sente conduisant au comptoir de traite.

Je ne décrirai pas Little-Rock, j’ai déjà eu occasion de faire connaître cette ville à mes lecteurs dans mes précédents ouvrages.

La première visite de M. Maraval et d’Olivier, en arrivant à Little-Rock, fut pour master Groslow Wilson and C°, le premier et le plus riche comptoir d’échange de la ville.

Master Groslow accueillit admirablement le chasseur, et ne fit aucune difficulté pour régler son compte. La balance en faveur d’Olivier se trouva être de 57,483 dollars, somme considérable qui représente en monnaie française 287,415 fr., et à laquelle Olivier était loin de s’attendre ; du reste, il n’avait jamais fait de prix, et, dans toutes ses transactions, il s’en était constamment rapporté à la bonne foi de master Groslow : on voit que sa confiance était bien placée.

Sur sa demande, master Groslow lui remit une traite payable à présentation chez MM. Maraval et Mallet, de Cadix, sans soupçonner un instant que le chef de cette riche maison était en ce moment devant lui.

— Suis-je assez riche ? demanda Olivier avec amertume à son ami. Supposera-t-on encore que l’espoir d’une fortune subite m’a engagé à obéir aux ordres de mon père, que je ne connais pas ?

— Vous regretterez plus tard ces paroles, mon ami, lui dit affectueusement le banquier, adressées à une personne que vous-même déclarez ne pas connaître.

— C’est vrai, mon ami, vous avez raison, pardonnez-moi je ne reviendrai plus sur cette question pénible.

Et en effet il tint parole, il ne fit plus d’allusions amères sur ce sujet délicat ; cependant il lui tenait au cœur.

Quelques jours après avoir acheté des habits à peu près convenables, Olivier monta enfin sur son brick, où il fut accueilli par l’équipage avec des cris de joie.

Cependant il ne voulut pas reprendre le commandement du navire, qu’il obligea son matelot à conserver.

Le lendemain, le Lafayette partit pour la Nouvelle-Orléans.

Là, Olivier se munit de tout ce dont il avait besoin et se nippa complétement.

La métamorphose était radicale.

Le coureur des bois avait fait place au gentleman, à l’homme du meilleur monde.

Si par hasard Belhumeur était venu à la Nouvelle-Orléans, il aurait rencontré son ami sans le reconnaître.

Les voyageurs ne firent qu’un très-court séjour à la Nouvelle-Orléans ; rien ne les y retenait.

D’ailleurs, Olivier avait hâte que son sort se décidât.

En secret, il nourrissait l’espoir d’être bientôt rendu à ses chères forêts vierges, à cette vie libre des savanes qu’il aimait tant.

Olivier ne se faisait aucune illusion sur lui-même il savait ce qu’il valait.

Aussi lui semblait-il impossible que son père, cet homme si fier, d’un rang si élevé et d’un nom si justement célèbre, consentît, lorsqu’il l’aurait vu et surtout lorsqu’il l’aurait entendu, à le reconnaître publiquement pour son fils et à lui donner son nom.

En cela il se trompait complétement et prouvait que, quelle que fût son expérience des hommes et des choses, certains replis secrets du cœur humain avaient échappé à son investigation.

Leurs achats terminés, les voyageurs remontèrent à bord. Deux heures plus tard, le brick levait l’ancre et descendait majestueusement le Mississipi toutes voiles dehors, avec une bonne brise du nord-ouest.

La traversée s’accomplit sans aucun incident digne de remarque. M. Maraval, pendant leurs longues causeries, avait expliqué à son ami les changements opérés dans sa position et la cession de sa maison à son gendre ; de son côté, Olivier avait réussi à persuader à Ivon Lebris qu’il devait considérer le brick comme lui appartenant bien réellement : encore fallut-il l’intervention de M. Maraval pour obtenir ce résultat.

Enfin tout était réglé dans les meilleures conditions, lorsque le brick le Lafayette laissa tomber, par une belle matinée de mai, son ancre dans la baie de Cadix.

Olivier poussa un soupir en posant le pied sur le quai. Neuf ans auparavant, il était venu à Cadix, en compagnie de Dolorès : il était heureux alors, tout lui souriait dans l’avenir ; maintenant Dolorès était morte : son bonheur était enseveli avec elle dans la tombe qui la renfermait pour toujours !

Le banquier comprit la douleur de son ami : il la respecta.

Olivier retrouva doña Carmen charmante, affectueuse, dévouée, telle enfin que toujours il l’avait connue ; elle compatit à sa tristesse et le consola en lui parlant de Dolorès.

Les femmes ont toutes les délicatesses du cœur ; lorsqu’elles sont méchantes, ce qui est beaucoup plus rare qu’on ne le suppose généralement, c’est de parti pris : elles jouent un rôle, elles mentent à leur nature, ou sont, pour des causes inconnues et que seules elles peuvent apprécier, jetées dans une voie mauvaise, qui répugne à tous leurs instincts essentiellement tendres et dévoués.

Olivier et M. Maraval avaient un impérieux besoin de repos, après le long voyage qu’ils avaient accompli depuis le rio Gila jusqu’à Cadix ; ils résolurent de séjourner pendant quelque temps à Cadix, et d’attendre une lettre qui les appelât à Madrid.

Sur la prière de son ami, M. Maraval n’écrivit à Madrid, pour annoncer le succès de ses recherches et son retour en Espagne, que dix jours après leur débarquement commun.

— C’est toujours autant de gagné ! murmura Olivier à part lui.

En effet, cette première entrevue avec son père, qu’il ne connaissait pas, causait au jeune homme une indicible répugnance elle lui faisait peur.

Il se demandait pourquoi, après l’avoir abandonné si complétement pendant plus de trente années, son père se ravisait tout à coup et témoignait un aussi vif désir de le voir et de le connaître ; et il cherchait consciencieusement dans son esprit les motifs de ce changement, tout au moins extraordinaire.

De même que tout ce qui se fait en Espagne, le service de la poste marche cahin-caha ; il va comme il peut, personne n’y trouve à redire ; on est si bien habitué, dans ce bienheureux pays, à ce que tout aille par à peu près, que le contraire effraierait et semblerait une innovation dangereuse.

Vingt-cinq jours s’écoulèrent avant que M. Maraval reçût une réponse à la lettre qu’il avait écrite.

Olivier profita de ce délai que lui procurait l’incurie chronique de l’administration espagnole pour envisager sa situation sous toutes les faces et se dresser un plan de conduite.

Un matin, enfin, vingt-sept jours après avoir écrit, au moment où il achevait de déjeuner avec sa famille, un domestique annonça à M. Maraval l’arrivée d’un courrier se disant chargé d’un message pressé.

Précisément, ce jour-là, Olivier s’était absenté pour aller rendre quelques visites aux environs de Puerto-Santa-Maria.

Le banquier se leva de table et passa dans son cabinet, où il ordonna d’introduire le courrier.

Cet homme parut presque aussitôt ; il était vêtu d’une riche livrée, et portait les armoiries de son maître brodées sur le haut de sa manche gauche.

— Señor, dit-il, je précède de quelques heures une escorte de douze cavaliers, que mon maître a l’honneur de vous envoyer, pour vous accompagner pendant votre voyage à Madrid. J’ai, de plus, l’ordre de vous remettre cette lettre.

— C’est bien répondit M. Maraval en repliant la lettre après l’avoir parcourue rapidement des yeux ; les ordres de votre maître seront ponctuellement exécutés, quant à ce qui me touche personnellement.

Le courrier s’inclina.

— Je suis porteur, dit-il, d’un second pli pour Sa Seigneurie le seigneur don Carlos.

— Don Carlos est absent, répondit le banquier, il ne rentrera pas avant ce soir.

— J’attendrai, dit le courrier en saluant.

— Soit ! señor. À quelle heure arriveront vos compagnons ?

— Ils seront ici à quatre heures et demie de la tarde, señor ; ils conduisent deux chevaux berbères, destinés à Sa Seigneurie le señor don Carlos et à vous.

— Je rends grâces à votre maître de cette courtoisie, répondit le banquier. Vous amènerez vos compagnons ici ; nous avons des écuries pour vingt chevaux, et des chambres en nombre suffisant pour les hommes. Sans pouvoir vous l’affirmer, je crois cependant qu’à quatre heures don Carlos sera de retour.

Il sonna un domestique.

— Suivez cet homme, ajouta M. Maraval, il vous fera servir les rafraîchissements dont vous avez besoin, avant de retourner vers vos compagnons.

Le courrier salua et sortit derrière le domestique.

M. Maraval rejoignit sa femme.

Disons-le nettement, le banquier était fort perplexe ; mieux que personne, il connaissait le caractère d’Olivier, sa simplicité, son horreur innée pour tout ce qui ressemble au faste, sa susceptibilité soupçonneuse et ses idées avancées sur certaines matières. Cet étalage d’escorte, de chevaux barbes, etc., déplairait certainement à Olivier, et le pousserait peut-être à rompre brusquement en visière à son père : chose qu’à tout prix il fallait éviter, à cause des conséquences fâcheuses qui en découleraient.

M. Maraval raconta tout à sa femme ; il lui confia ses craintes, et lui demanda conseil : ce qu’il faisait toujours dans les circonstances graves, parce que chaque fois il s’en était bien trouvé.

Il est certain que les femmes sont douées d’une prescience rare pour juger les situations et y apporter remède ; après un entretien assez long, le banquier ordonna que le courrier ne repartit pas sans l’avoir vu.

Au bout de quelques minutes cet homme fut annoncé.

— Mon ami, lui dit le banquier, votre maître vous a mis, n’est-ce pas, à mon entière disposition ?

— J’ai ordre de vous obéir comme à Son Excellence même, señor.

— Très-bien. J’ai réfléchi ; voici ce que vous allez faire.

— J’écoute, señor.

— Vous rejoindrez vos compagnons au plus vite ; cela fait, vous leur ordonnerez de retourner à Madrid, par le plus court chemin.

— Mais les deux chevaux barbes, Seigneurie ?

— En emmenant les deux chevaux barbes, ajouta le banquier.

— Que dira monseigneur ? s’écria le courrier, au comble de l’étonnement.

— Je me charge de lui expliquer les choses à son entière satisfaction. Dès que vos compagnons seront repartis, vous reviendrez, afin de remettre à don Carlos la lettre dont vous êtes chargé pour lui ; puis vous retournerez vous aussi à Madrid, en emportant la réponse de don Carlos et la mienne ; surtout, faites bien attention à cette dernière recommandation, elle est importante.

— Quelle recommandation, señor ?

— Celle-ci : vous prendrez bien garde, en parlant à don Carlos, de ne le traiter ni de Seigneurie, ni d’Excellence, vous m’entendez ?

— Très-bien, oui, señor ; mais je vous avoue que je ne vous comprends pas.

Il est inutile que vous compreniez ; il importe seulement que vous obéissiez ponctuellement.

— C’est ce que je ferai, señor.

— J’y compte ; persuadez-vous bien que don Carlos et moi nous sommes des hommes simples, peu au fait des us et coutumes de la noblesse, et n’ayant jamais fréquenté les grands d’Espagne : me comprenez-vous bien, cette fois ?

— Parfaitement, oui, señor, et je me souviendrai.

— Allez, et à ce soir.

Le courrier s’inclina respectueusement et se retira.

M. Maraval se frotta joyeusement les mains.

— Je crois que tout est arrangé, et qu’il n’y aura pas d’accrocs maintenant, murmura-t-il.

Olivier rentra vers trois heures et demie ; il était d’assez mauvaise humeur : il n’avait rencontré aucune des personnes qu’il voulait visiter, contre-temps qui l’avait fort mal disposé.

Le banquier s’applaudit intérieurement des mesures qu’il avait prises.

Il apprit à son ami l’arrivée du courrier, et lui annonça que cet homme était porteur d’une lettre pour lui.

— Où est cet homme ? demanda Olivier.

En votre absence, je l’ai autorisé à faire un tour par la ville ; il ne tardera pas à rentrer.

— Tant mieux ! dit Olivier avec mauvaise humeur j’ai hâte d’en finir, cette longue attente me fatigue.

— Bon ! le plus fort est fait ! nous partirons quand il vous plaira, cher ami, dit le banquier.

— Je vous remercie de ne pas m’abandonner, je ne sais si j’aurais eu le courage de faire seul cette démarche.

— Vous vous créez des monstres à plaisir, mon ami ; votre père a un vif désir de vous voir et de vous embrasser.

— Ce désir lui est venu tard, fit-il amèrement ; au diable toutes ces démonstrations menteuses ! Il m’avait publié pendant trente-deux ans, ne pouvait-il continuer pendant trente autres encore ? Certes, je n’aurais pas réclamé contre cet oubli, j’étais heureux là-bas !

— Mon ami, souvenez-vous de ce que vous m’avez promis, et ce que vous vous êtes promis à vous-même !

— Eh ! je ne m’en souviens que trop, mon ami sans cela, il y a longtemps que je vous aurais planté là et que je serais retourné tout courant dans mes forêts, où j’étais si heureux ! J’ai eu tort de venir ici, je le reconnais trop tard.

— Olivier ! murmura-t-il avec reproche.

— Eh, mon ami ! s’écria-t-il d’une voix nerveuse, à mon âge on ne recommence pas sa vie : la mienne est brisée sans retour ! mais vous avez raison, je dois aller jusqu’au bout ; il faut en finir d’une façon ou d’une autre.

— Vous m’effrayez, mon ami ! qu’entendez-vous par ces mots d’une façon ou d’une autre ?

— Laissons cela, mon ami ; parlons de notre départ prochain. Je ne veux pas me présenter à mon père comme un mendiant ; il est bon qu’il sache bien que je n’ai en aucune façon besoin de sa fortune.

— C’est juste, mon ami.

— Ce courrier est arrivé seul ?

— Tout seul. Pourquoi cette question ?

— C’est que je redoutais… mais il n’en est rien, tant mieux ; s’il en avait été autrement !… mais je me suis trompé : j’en suis charmé, cela me rend moins pénible cette entrevue.

Plus que jamais le banquier se félicita de ses mesures prudentes.

— Nous sommes ainsi placés sur un pied d’égalité qui me plait, continua Olivier ; les générosités fastueuses de mon père m’auraient blessé, je l’avoue franchement ; il nous faut des chevaux pour nous et des mules pour nos bagages. Chargez-vous, je vous prie, de ce soin, mon ami, je m’entends assez mal à toutes ces choses.

— Rapportez-vous-en à moi pour que tout soit fait convenablement. Quand partons-nous ?

— Le plus tôt possible.

— Je vous approuve. Demain, cela ne se peut pas, nous ne serions pas prêts ; voulez-vous après-demain ?

— Après-demain, soit, mon ami ; mais sans remise.

— Je vous le promets.

— Combien compte-t-on de lieues de Cadix à Madrid !

— Environ cent vingt-cinq lieues, mon ami, par des chemins exécrables ; c’est un long voyage.

— Bah à quinze lieues par jour, c’est huit ou neuf jours tout au plus.

— Il nous serait même facile d’aller plus vite, mais les mules ne nous suivraient pas ; elles resteraient forcément en arrière.

— C’est juste ; nous nous en tiendrons à dix lieues.

— C’est tout ce que pourront faire les mules.

— Surtout, je vous en prie, ne donnez pas la date fixe de notre arrivée.

— Pourquoi donc cela ?

— Parce que je désire arriver à l’improviste, incognito, sans être attendu ; ainsi je jugerai mieux les choses par la réception qui me sera faite, mon ami.

— Soit. Vous êtes un peu souffrant ; malgré votre vif désir devoir enfin votre père, il vous est impossible de partir pour Madrid avant dix ou quinze jours. Est-ce bien cela ?

— Mon cher Jose, vous avez admirablement compris ma pensée ; j’arriverai ainsi avant même qu’on me croie parti.

La porte s’ouvrit, un domestique annonça le courrier.

— Qu’il entre, ordonna le banquier.

Le courrier entra et salua respectueusement.

— Je suis don Carlos, dit Olivier ; vous avez une lettre à me remettre ?

— Oui, señor, répondit-il en saluant.

Et il présenta respectueusement la lettre.

Olivier la prit et se retira dans l’embrasure d’une fenêtre pour la lire.

Après un instant, il se rapprocha, et s’adressant au courrier :

— Je regrette qu’une foulure à la main droite m’empêche de répondre à cette lettre comme je le voudrais, dit-il, et surtout comme je le devrais ; le señor don Jose Maraval se charge de répondre pour lui et pour moi ; je suis très-souffrant ; les médecins m’ordonnent un repos absolu ; il me sera donc impossible, à mon grand regret, de quitter Cadix avant quelques jours.

Le courrier s’inclina sans répondre.

M. Maraval, après avoir cacheté la lettre qu’il achevait d’écrire, la remit au courrier, qui la serra soigneusement dans une espèce de poche de cuir, aux armes de son maître, qu’il portait en bandoulière.

— Nous ne serons pas à Madrid avant le 12 ou le 14 du mois prochain, dit le banquier ; assurez votre maître de tous nos respects ; si rien ne vous presse, vous pouvez passer la nuit ici et ne partir que demain.

— J’ai ordre de faire la plus grande diligence, señor ; mon maître m’attend avec la plus vive impatience ; d’ailleurs, je ne me sens aucunement fatigué ; si vous le permettez, je me remettrai en route dans une heure.

— S’il en est ainsi, je ne vous retiens pas ; bon voyage, mon ami.

— Je vous remercie, señores caballeros, j’ai l’honneur de vous saluer très-respectueusement.

Il s’inclina à plusieurs reprises et se retira.

Cinq minutes plus tard il était en selle et s’éloignait à franc étrier.

Les deux amis demeurèrent seuls.

— J’ai fait ce que vous avez voulu, dit le banquier.

— Je vous remercie sincèrement, mon ami ; il s’agit maintenant de ne pas perdre de temps.

— Je crains que votre père ne soit blessé de ce retard.

— Bon ! ce retard n’est que fictif, puisque, en réalité, nous arriverons beaucoup plus tôt qu’il ne l’espère ; il sera au contraire charmé, mon ami, et moi aussi par contre-coup.

— Bon ! Comment cela ?

— Parce que, répondit Olivier en riant, ne m’attendant pas aussi promptement, il n’aura fait aucuns préparatifs pour me recevoir.

— Oh !

— Ce qui m’évitera d’être ébloui par sa magnificence.

— Olivier, vous devenez méchant.

— Eh ! non ! mon ami, je suis furieux, voilà tout.

— Furieux ? contre qui ?

— Pardieu ! contre vous, contre moi, contre ce père qui me tombe des nues, sans dire gare, au moment où j’y songe le moins. Je suis furieux contre tout le monde, enfin !

Le banquier éclata de rire à cette singulière boutade.

— Oui, riez, mauvais cœur, moquez-vous de moi. Je voudrais bien vous voir à ma place. J’avais enfin pris mon parti de mon abandon, j’avais complétement oublié que j’avais une famille, lorsque tout à coup… Le diable m’emporte ! se reprit-il, il n’y a qu’à moi que de pareilles choses arrivent ! Ma vie n’est, en réalité, qu’un roman insensé et qui n’a ni queue ni tête. Ce serait à en devenir fou, si je ne prenais pas le parti d’en rire !

Et il éclata d’un rire nerveux ressemblant à un sanglot.

Le banquier était atterré.

La porte du cabinet s’ouvrit, doña Carmen parut.

Elle s’approcha d’Olivier, et lui posant doucement la main sur l’épaule :

— Ami, lui dit-elle de sa voix mélodieuse et sympathique, chacun porte sa croix en ce monde ; la vôtre est d’autant plus lourde que vous êtes fort parmi les forts ! Redressez-vous, soyez homme ! On ne regrette jamais, quoi qu’il arrive, d’avoir fait son devoir, quand on sent battre dans sa poitrine un cœur généreux et grand !

Olivier releva la tête, un sourire triste courut sur ses lèvres.

— Soyez bénie, madame, dit-il d’une voix douce et affectueuse, vos paroles ont pénétré jusqu’à mon cœur, vous m’avez rappelé à moi-même ; oui, vous avez raison j’ai un devoir à remplir. Rassurez-vous maintenant, c’est fini, bien fini, je vous le jure ! Ce devoir, je le remplirai, sans hésitation comme sans faiblesse ; dût mon cœur se briser, vous n’entendrez plus à l’avenir une seule plainte sortir de mes lèvres ; comme le gladiateur antique, je tomberai peut-être pantelant sur l’arène, mais je tomberai en homme de cœur et en souriant à la mort !

— Bien, mon ami, j’aime à vous entendre parler ainsi, reprit doña Carmen ; à présent je vous retrouve tout entier, tel que je vous ai toujours connu ; le sacrifice est fait, il est complet vous vous êtes vaincu vous-même !

Elle lui tendit la main avec un délicieux sourire ; Olivier s’inclina sur cette main exquise de formes, sur laquelle il laissa tomber deux larmes, en la touchant respectueusement de ses lèvres.

En effet, le sacrifice était complet ; Olivier semblait transfiguré.

Doña Carmen souriait avec complaisance à son triomphe en regardant à la dérobée le jeune homme avec la tendresse d’une mère.

— Laissez maintenant mon mari tout préparer pour votre voyage, reprit-elle : votre départ doit être prompt ; il importe que votre père vous reçoive non comme un étranger, mais comme un fils qu’il aime ; pour cela, vous devez le surprendre.

— On croirait, à vous entendre, vous et Jose parler de mon père, que vous le connaissez, madame, dit Olivier avec un pâle sourire, tant vous semblez lui porter un vif intérêt ?

— Nous le connaissons, en effet, mon cher Olivier, dit-elle en s’asseyant près de lui ; c’est par nous, par ce que nous lui avons révélé de votre existence passée, que nous lui avons appris à vous apprécier comme vous méritez de l’être.

— Vous aurez un tendre père, je vous l’affirme, Olivier, ajouta le banquier.

— Je l’espère, quoique ce soit bien tard.

— Il vous aimera pour tout le temps qu’il a perdu.

Il y eut un silence ; M. Maraval en profita pour quitter le cabinet et sortir.

— Et moi, pourrai-je l’aimer ? murmura Olivier avec un soupir pensif, après un instant.

— Vous l’aimez déjà, mon ami, puisque vous vous adressez cette question, répondit-elle avec un charmant sourire.

— J’en conviens, je me sens attiré irrésistiblement vers cet homme, que, pourtant, je ne connais pas encore ; c’est en vain que j’essaie de réagir contre ce sentiment qui m’entraîne, et cependant j’ai tant de raisons pour le haïr !

— On ne hait pas son père, Olivier ; on le plaint dans son cœur, et on l’excuse, dit doucement doña Carmen.

— Ah ! vous êtes un ange ! madame ; je me sens devenir bon en vous écoutant… Pourquoi ne vous ai-je pas toujours près de moi ?…

— Vous vous calomniez, Olivier ; vous êtes un noble cœur, et vous le savez bien !

— Moi, madame ?

— Eh oui, mon ami ; repassez dans votre mémoire les incidents étranges de votre existence vagabonde ; combien peu d’autres, abandonnés comme vous l’avez été, jetés dans les hasards d’une vie désordonnée, mêlés souvent aux sociétés les plus abjectes, aux hommes les plus pervers, contraints de vivre avec les gens les plus corrompus à chaque heure, à chaque seconde, et cela non pas pendant quelques jours, mais durant des mois, des années entières ; combien peu auraient résisté, et, subissant l’influence dissolvante de ce milieu détestable, auraient succombé ! Vous, au contraire, vous avez vaillamment résisté à tous ces contacts malsains, vous êtes sorti pur de toutes les épreuves, et, sans autre guide que votre cœur, vous avez su, à force de volonté, vous conquérir une position enviable à tous les points de vue.

— Ne m’en sachez aucun gré, madame, répondit-il en hochant la tête, je n’ai fait aucun effort pour cela j’ai obéi à mon instinct, à des dispositions innées que j’ignorais moi-même posséder. Il paraît que je suis né bon, comme d’autres naissent méchants, voilà tout. Le hasard de mon organisation a tout fait ; quant à moi, je vous le répète, je n’y ai été pour rien absolument.

— Vous ne savez ce que vous dites ! s’écria-t-elle en riant ; mais, heureusement, ceux qui vous connaissent ont de vous une meilleure opinion que celle que vous en avez vous-même.

M. Maraval rentra alors ; il semblait radieux.

— Tout est terminé, dit-il joyeusement : chevaux, mules, arrieros, tout est acheté, loué, arrêté ; j’espère que je n’ai pas perdu de temps, hein ?

— C’est affaire à vous, mon ami, répondit Olivier ; ainsi ?…

— Nous partirons demain après déjeuner ; l’arriero viendra charger à huit heures du matin.

— Déjà ! murmura-t-il avec regret.

— Encore ? lui dit doña Carmen en le menaçant du doigt.

— C’est vrai, j’ai tort ; pardonnez-moi, madame, ce mot sera mon dernier cri de révolte.

Le lendemain, à onze heures du matin, les deux amis quittèrent Cadix, en route pour Madrid.