Panthéon - Courcelles
Qu’est-ce qu’il y a Un ?
Il y a un Dieu, un seul Dieu, qui règne dans les cieux.
Oui, il n’y a qu’un Dieu, qui règne dans les cieux ; mais du Panthéon à Courcelles par l’omnibus Courcelles-Panthéon, il y a des stations plus nombreuses que ne le furent jamais les étoiles en un firmament constellé.
À l’orchestre : roulements de tambours.
Des solitudes silencieuses où sommeille à toute heure la place du Panthéon, l’omnibus Panthéon-Courcelles s’est mis en route pour Levallois. Au petit trot des deux coursiers qui le remorquent à leurs derrières, il dégringole la rue Soufflot, arrive au boulevard Saint-Michel... et y fait une première halte !
Halte brève ; suffisante pourtant.
L’omnibus Panthéon-Courcelles y a puisé de nouvelles vigueurs.
Tel un cerf, il traverse le boulevard Saint-Michel ; telle une flèche, il enfile la rue de Médicis, le long de la grille du Luxembourg ; et les voyageurs satisfaits, qui se voient déjà à Courcelles, se frottent les mains d’un air de jubilation.
Or, ils ne sont qu’à l’Odéon, et l’omnibus, ô étonnement ! s’arrête de nouveau et pleure sur son frein.
Coup de cymbale à l’orchestre.
Qu’est-ce qu’il y a Deux ?
Du Panthéon à l’Odéon, il y a deux stations : il y a la station du boulevard Saint-Michel et il y a la station de la rue Vaugirard.
Mais il n’y a qu’un Dieu, qui règne dans les cieux.
À l’orchestre : altos et bassons.
Cependant, l’omnibus Panthéon-Courcelles a repris son parcours deux fois interrompu. À présent, il descend la rue de l’Odéon et sa roue grince au rebord du trottoir. Il penche sur sa droite, un peu ; en sorte que les voyageurs de l’impériale, à la fois inquiets et charmés, voient venir la minute, prochaine, où ils seront précipités entre les bras des petites blanchisseuses de fin aperçues au passage, blondes et dépeignées, au-dessus de la couche de craie embarbouillant à mi-hauteur les vitres des blanchisseries.
Entre deux haies de riches chasubles où des ors se relèvent en bosses, et de cierges montant la garde, alternés de Saints-Sacrements, devant des jupes d’enfant de chœur plus rougeoyantes que des engelures de vachères, il ébranle le pavé de la rue Saint-Sulpice, gagne le parvis de l’église et… s’arrête.
Coup de cymbale à l’orchestre.
Qu’est-ce qu’il y a Trois ?
Du Panthéon à Saint-Sulpice, il y a trois stations, il y a la station du boulevard Saint-Michel, la station de la rue Vaugirard et la station du parvis Saint-Sulpice.
Mais il n’y a qu’un Dieu, qui règne dans les cieux.
À l’orchestre : motif de harpes.
Le cocher de l’omnibus Panthéon-Courcelles est un précieux automédon, respectueux (autant que faire se peut) de l’existence des personnes que la modicité de leur bourse oblige à aller à pied, et habile à l’égal d’Hippolyte, fils faussement accusé de Thésée, en l’art de conduire les chevaux. D’un coup de fouet qui a claqué dans l’air comme une amorce de fulminate, il a enveloppé les siens ; et aussitôt les nobles bêtes, attentives à l’appel du devoir, ont tendu leurs jarrets nerveux, leurs cuisses couleur d’acajou, toutes ridées de leur puissant effort.
— Hue !
Coupée de ruelles étroites où bat encore le cœur du Paris d’autrefois, la rue du Vieux-Colombier s’offre à leur valeur indomptable. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, ils en dévorent la chaussée sur une longueur de 25 maisons dont 13 à gauche et 12 seulement à droite ; après quoi, en ayant atteint les extrémités lointaines, ils stoppent et savourent longuement la douceur d’un repos bien gagné.
Coup de cymbale à l’orchestre.
Qu’est-ce qu’il y a Quatre ?
Du Panthéon à la rue du Vieux-Colombier, il y a quatre stations : il y a la station du boulevard Saint-Michel, la station de la rue de Vaugirard, la station de la place Saint-Sulpice et la station de la Croix-Rouge.
Mais il n’y a qu’un Dieu, qui règne dans les cieux. À l’orchestre : flûtes et clarinettes.
L’omnibus Panthéon-Courcelles a ceci de particulier qu’il ne saurait apercevoir une rue sans s’y précipiter tête basse, un kiosque ou un urinoir sans en faire immédiatement le tour. Il est imprévu et loufoque, et rappelle par certains côtés cet étonnant chemin de fer de Sceaux qui se minait le tempérament à courir après sa queue dans l’espoir de la rattraper. D’où il résulte que les concierges des immeubles qu’il rencontre sur son parcours lui jettent des méfiants coups d’œil, avec la crainte manifeste de le voir s’élancer brusquement sous l’une des hautes portes cochères confiées à leur vigilance !... Par bonheur, il a de l’usage, il sait qu’on n’entre pas chez les gens sans frapper ; et c’est ainsi qu’ayant, sans trop d’extravagances, atteint enfin le boulevard Saint-Germain, il s’y arrête pour souffler ; — ce qui lui était bien dû.
Coup de cymbale à l’orchestre.
Qu’est-ce qu’il y a Cinq ?
Du Panthéon au boulevard Saint-Germain, il y a cinq stations : les quatre stations déjà nommées, et la station de la rue du Bac.
Oui, mais comme de la rue du Bac, où il y a une station, au pont de la Concorde, où il y en a une autre, il y a, au coin de la rue de Bellechasse, une station intermédiaire…
Coup de cymbale.
Du Panthéon au pont de la Concorde, par l’omnibus Panthéon-Courcelles, qu’est-ce qu’il y a Sept ?
Il y a sept stations : la station du boulevard Saint-Michel, la station de la rue de Vaugirard, la station de la place Saint-Sulpice, la station de la Croix-Rouge, la station de la rue du Bac, la station de la rue de Bellechasse et la station du quai d’Orsay.
Mais il n’y a qu’un Dieu, qui règne dans les cieux.
Mouvement de valse.
Vert quant aux feux, vert quant aux flancs, l’omnibus Panthéon-Courcelles voudrait en imposer aux masses et les persuader de sa verte vieillesse. Même, il s’est, depuis quelque temps, payé le luxe d’une plate-forme, dont il dodeline par les chemins, semblable à ces vieilles rigolotes qui remuent pompeusement le derrière comme pour donner à entendre qu’elles ne sont pas déjà si moche et que, mon Dieu ! à l’occasion, elles joueraient encore des épinettes avec un certain agrément.
Mais il n’y a pas un mot de vrai.
C’est de la blague, et voilà tout.
Quarante-huit fois, pas une de plus, les roues de derrière de la lourde voiture ont évolué sur elles-mêmes, — soixante- trois fois celles de devant, en raison de leur diamètre moindre, et déjà sur le seuil étroit de l’omnibus encore une fois à l’arrêt, un contrôleur est apparu, coiffé d’une casquette galonnée, et questionnant un cuirassier sur l’important point de savoir si c’est lui « qui est le militaire ».
Car la fatalité a placé une station à chaque extrémité du pont de la Concorde, l’une en amont, l’autre en aval, la rivière coulant entre elles deux. En sorte que, du Panthéon à la place de la Concorde, il y a exactement huit stations : la station du boulevard Saint-Michel, la station de la rue de Vaugirard, la station de la place Saint-Sulpice, la station de la Croix-Rouge, la station de la rue du Bac, la station de la rue de Bellechasse, la station du quai d’Orsay et la station du Cours-la-Reine.
Mais il n’y a qu’un Dieu, qui règne dans les cieux.
À l’orchestre : pistons et trombones.
De même il n’y a qu’un Dieu qui règne dans les cieux, de même il n’y a qu’une station de la place de la Concorde à la place de la Madeleine : la station de la rue Royale. Seulement, de la place de la Madeleine à la place Saint-Augustin, il y en a une seconde : la station du boulevard Malesherbes !
À cette heure, une morne tristesse est peinte sur le visage des pauvres voyageurs. Comme des gens qu’aurait effleurés de son aile le formidable Surnaturel, ils échangent des regards anxieux et pensent qu’à la mention :
immobilisée au-dessus du képi du conducteur, on pourrait sans inconvénient substituer le vers du divin Alighieri :
Vous avez raison, pauvres gens ; laissez s’éteindre au fond de vos âmes la fleur douce, la fleur parfumée, des consolantes illusions ! Et toi, fils de Mars et de Bellone, cuirassier aux mains gantées de blanc, toi qui, sous l’acier qui te sied, porte un cœur à l’abri des molles défaillances, croise avec résignation tes bras sur ta large poitrine, et, entendant sous ta culotte gémir, hélas ! une fois de plus, le frein d’arrêt de l’omnibus qui te portait à tes amours, renonce, au coin du boulevard extérieur, où il y a une station encore, à goûter les lèvres de Margot.
Car du Panthéon à Courcelles par la ligne Courcelles-Panthéon qu’est-ce qu’il y a Onze ?
Coup de cymbales à l’orchestre.
Il y a onze stations. Il y a la station du boulevard Saint-Michel, la station de la rue de Vaugirard, la station de la place Saint-Sulpice, la station de la Croix-Rouge, la station de la rue du Bac, la station de la rue de Bellechasse, la station du quai d’Orsay, la station du Cours-la-Reine, la station de la rue Royale, la station du boulevard Malesherbes et la station du boulevard Extérieur.
Mais il n’y a qu’un Dieu, qui règne dans les cieux.