Maradan (4p. 1-19).


CHAPITRE XXXVIII.




Un jour, l’abbesse fit prier Palmira de se rendre chez elle, ayant des choses importantes à lui communiquer. Palmira descend aussitôt, et elle ne peut se défendre d’un pressentiment effrayant en voyant le visage décomposé de l’abbesse, une affectation de douleur dans son maintien, et l’entendant lui parler d’abord de la résignation que l’on doit apporter aux décrets de la providence, qui, d’ailleurs frappe souvent d’épreuves affligeantes dans ce monde-ci les enfans de sa prédilection, afin de les en dédommager dans un impérissable.

La suite de cet ordre fut d’apprendre à miss Delwine que M. de Morsanes venait de faire une banqueroute considérable, et de s’enfuir en Suisse, ne laissant aucun espoir d’arrangement avec ses créanciers.

Le premier mouvement de Palmira fut de s’écrier : Et madame de Saint-Pollin, une mère de famille, qui avait placé toute sa fortune chez cet homme ! que va-t-elle devenir ? Alors madame l’abbesse lui remit une lettre de sa tante. Cette excellente femme s’apitoyait encore plus sur le sort de Palmira que sur le sien propre : du moins, lui marquait-elle, il me reste toujours un asile, m’offrant mille ressources que tu n’as pas. Viens donc les partager, mon enfant, et ne t’attache pas à ton ancienne idée de chercher des moyens d’existence dans ton éducation et tes talens. En pareille circonstance, ta jeunesse et ta beauté te seront sans doute contraires. Supposé même que tu réussisses, ta fierté s’accommoderait mal des inconvéniens inséparables de cette manière de vivre. Encore une fois, viens me rejoindre, nous serons pauvres, mais honorées.

Palmira lut cette lettre avec reconnaissance et attendrissement ; néanmoins elle prit la ferme résolution de ne point aller augmenter la famille de madame de Saint-Pollin ; d’ailleurs sa dépense, la mauvaise humeur d’Hortense, et le voisinage de madame de Mircour, étaient d’assez puissans motifs pour la confirmer encore dans son intention. Sans en communiquer les causes secrètes à madame l’abbesse, elle lui déclara que sa délicatesse ne lui permettait pas d’aller à Angecour.

Cependant, reprit celle-ci d’un ton doucereux, ce serait bien ce que vous auriez de mieux à faire, ma chère fille. La pension qu’il faut payer dans cette maison est peut-être trop considérable dans votre position actuelle, et, avec la meilleure volonté, il nous est impossible d’en rien diminuer. Je demande quelques jours de réflexion, répond Palmira ; je peux sans doute les obtenir, puisque le quartier de cette pension, payé d’avance, n’échoit que dans un mois. — Mon Dieu ! miss, je le sais fort bien. Ne nous quittez que le plus tard possible, car nous serons, toutes ici, bien fâchées de vous perdre.

Palmira s’inclina, et revint dans son appartement. Livrée à ses tristes réflexions, elle accusa le ciel de cruauté à son égard. Sa naissance, sa vie entière, et sa mort sans doute, disait-elle dans son désespoir, offriront un assemblage de réprobation et de fatalité. Elle croyait encore à la protection des Sunderland ; mais revenir à eux dans sa misère, dans un tel abandon, blessait sa fierté. Ensuite, revoir Abel, le revoir sans doute époux de Simplicia, ou d’une autre… Non, non.

Le soir la trouva plongée dans ses anxiétés. L’obscurité semblait donner encore une teinte plus sombre à ses craintes de l’avenir, même à ses réflexions sur le passé. Sa tête était presque égarée. Ô ma mère ! dit-elle en pressant contre son cœur le médaillon renfermant son image, je t’invoque ; viens au secours de ta malheureuse fille, ombre chérie ! Tout-à-coup, croyant la voir à ses côtés, elle jette un cri, et tombe presque évanouie dans des bras qui la serrent tendrement. Ma mère, répète-t-elle avec frénésie, est-ce vous ? C’est du moins une amie qui en aura les sentimens, répond une voix douce et émue.

Dans ce moment, la femme de chambre de miss Delwine apporte de la lumière, et sa maîtresse, revenue à elle, distingue la personne qui lui avait semblé une apparition surnaturelle, ne l’ayant apperçue qu’à la faible clarté des rayons de la lune. Effectivement, elle était de la taille, de l’élégante tournure de ladi Élisa, la figure moins régulièrement belle, mais de même, de grands yeux bleus, une extrême blancheur, de la délicatesse dans les traits ; enfin la ressemblance était assez frappante pour avoir pu occasionner à Palmira une si vive émotion.

Me pardonnerez-vous d’être venue troubler votre solitude ? dit la maréchale de Saint-André avec l’accent le plus caressant. Ah ! madame, reprit Palmira en la faisant asseoir, j’en suis aussi charmée que surprise. — Écoutez-moi, mon aimable fille… Vous me permettez cette tendre expression, puisque vous m’avez nommée votre mère. Palmira baisa avec respect et affection la main qui pressait la sienne. Quoique éloignée d’une prompte intimité, elle ne put voir une étrangère en madame de Saint-André, qui continua ainsi : Vous avez dû entendre parler de moi dans cette maison comme parente de madame l’abbesse ; mais, forcée de vivre à la cour, je venais rarement ici, et depuis que je vous connais, je regrette bien de ne m’en être pas rapprochée davantage.

Depuis huit mois au moins, ma santé trop négligée me prescrit, dit-on, l’air de Nice, comme une infaillible ressource. Déterminée à entreprendre ce voyage, et partant sous peu de jours, je suis venue aujourd’hui faire mes adieux à ma tante. On parlait beaucoup chez elle du malheur que vous venez d’essuyer ; on parlait bien plus encore de vos vertus, de vos talens. Que je serais heureuse, ai-je pensé, si cette intéressante Anglaise consentait à m’accompagner ! Parcourir ce beau et salutaire pays pourrait la distraire ; et moi je lui devrais, autant qu’au climat, le rétablissement de ma santé, puisque le bonheur est un excellent cordial, et que j’en éprouverais un réel à lui être utile. J’ai communiqué mon idée à ma tante, qui m’a répondu que vous étiez très-fière et très-réservée ; qu’elle craignait donc de vous mortifier en vous faisant une semblable proposition. Ne concevant pas, ajouta madame de Saint-André en souriant, comment cela pourrait vous offenser, et tenant infiniment à mon projet, je me suis fait conduire à votre appartement ; j’ai frappé, vous ne m’avez pas entendu : vos gémissemens ont retenti jusqu’à mon cœur. Un pouvoir irrésistible l’a emporté sur la discrétion, je suis entrée ; jugez de mon émotion quand, à mon aspect, vous vous êtes écriée : Ma mère ! ô ma mère ! est-ce vous ? Charmante fille ! je ne vous démentirai pas, si je suis assez heureuse pour que vous acceptiez mes offres.

Palmira lui répondit avec transport. Cette ressemblance de la maréchale avec sa mère continuait de l’exalter ; elle l’assura donc qu’elle la suivrait aux extrémités du monde si elle le lui commandait. Madame de Saint-André fut ravie de ce consentement. Étant forcée de repartir sur-le-champ pour Paris, elle lui dit : J’en sais bien assez sur votre compte, miss ; c’est à vous de prendre des informations sur le mien. — Ah ! madame, qui vous verra connaîtra aussitôt votre adorable bonté. La maréchale l’embrassa, et la prévint que, partant dans trois jours, elle l’enverrait chercher le surlendemain, afin qu’elle se reposât une nuit à l’hôtel de Saint-André. En entrant chez l’abbesse où Palmira l’accompagna, elle lui dit avec joie : J’ai le bonheur, madame, de convenir à miss Delwine, et après demain je vous l’enlève. Il était déjà fort tard, et elle ne resta pas davantage.

Quelle belle et respectable femme ! s’écria Palmira, quand elle fut partie : Cela est vrai, reprit l’abbesse, et telle que vous la voyez avec ses manières affables, c’est une très-grande dame, demoiselle de qualité par elle-même, puisqu’elle est fille de mon frère ; elle épousa, il y a dix-sept à dix-huit ans, étant encore dans l’enfance, le maréchal de Saint-André. Sa conduite, son rang, lui ont acquis un crédit puissant, que mille personnes ont à bénir, et dont pas une seule ne peut se plaindre. Sa santé presque perdue, le dégoût d’une vie mondaine, lui font souhaiter de se retirer dans une de ses terres, parti qu’elle prendra en revenant de son voyage.

Ah ! tant mieux, pensa Palmira, que l’aspect de la vie éclatante de la maréchale avait un peu alarmée. Je présume, continua l’abbesse, que son séjour en Italie sera long. Ma nièce est l’amie des beaux arts ; elle se promet une grande jouissance de visiter ce pays, qui, dit-on, en est le théâtre.

L’imagination de Palmira s’épanouit par la perspective de projets qui s’accordaient si bien avec ses goûts ; elle quitta l’abbesse, et fut écrire à madame de Saint-Pollin tous les détails de son heureuse aventure. Elle se coucha plus tranquillement qu’elle ne l’espérait peu d’heures auparavant.

Elle s’occupa long-temps de la maréchale, de son voyage en Italie. Enfin elle s’endormit, frappée de ces différens objets ; son sommeil les lui retraça, mais accompagnés de chimères effroyables ; et voilà le rêve que Palmira fit la nuit qui succéda à un de ses jours d’espérance et de bonheur.

Elle songea qu’elle parcourait l’Italie avec sa nouvelle protectrice. Un soleil éclatant dorait des campagnes délicieuses, un temple antique parfaitement conservé embellissait encore ces lieux charmans. Palmira, curieuse de l’admirer de près, entraîne son amie avec elle. À peine y sont-elles entrées qu’un nuage épais obscurcit l’horizon, que le tonnerre retentit. Le temple tremble, et s’écroule bientôt. Madame de Saint-André disparaît, et Palmira, éperdue, se trouve seule parmi les ruines. Elle ne sait où porter ses pas. Les campagnes sont submergées. Un vaste lac s’offre uniquement à ses regards ; elle est prête à s’y précipiter : une frêle nacelle paraît sur la surface des eaux ; elle est dirigée par un homme entre deux âges, d’une figure sinistre, quoique assez régulière ; son langage est fleuri et doux. Il exhorte Palmira à se confier à lui, elle s’y décide ; il la conduit dans un palais magnifique, où il la poursuit par-tout. Vainement, voudrait-elle le fuir, elle retombe toujours dans sa puissance. Un jour elle touche à des colonnes d’or massif qui décoraient son lit, cet or se ternit ; ses pieds délicats marchent sur le marbre, il perd son éclatante blancheur ; elle se regarde dans une glace, et s’apperçoit que le coloris de sa beauté est entièrement effacé. Ses vêtemens sont couverts de cendres, la terre lui paraît voilée d’un crêpe épais : suis-je l’enfant maudit de la nature ? s’écrie-t-elle pénétrée d’horreur. Son étonnement, sa terreur, sont suspendus un moment. Elle entend des hymnes d’alégresse, elle voit dresser un banquet splendide. Des breuvages délicieux sont déjà versés dans des coupes de vermeil, elle se saisit d’un de ces vases, et en boit toute la liqueur ; par un effet d’ivresse ou d’autre cause, elle s’endort, et se réveille près de sa mère, habitant des bocages enchanteurs. Elle éprouve un calme parfait ; elle voit encore dans le lointain le palais où d’affreux prodiges se sont opérés pour elle : elle y distingue Simplicia, et Abel, qui pleurent de ne pas l’y retrouver. Elle sourit à leurs larmes, et leur dit : Consolez-vous, ma Simplicia, ainsi que vous, mon cher Abel, ici, je ne serai plus humiliée, persécutée, ni souillée.

Ce songe cessa de l’agiter vers la fin de la nuit ; elle en passa le reste dans le plus profond sommeil, et ne se réveilla qu’assez tard. Alors il se retraça à sa mémoire dans tous ses détails ; elle en frissonna malgré elle : mais, dégagée de toute espèce de superstition, et ayant répété souvent que c’était bien assez des afflictions réelles de la vie, sans s’affecter encore des caprices nocturnes de l’imagination, elle ne s’appesantit pas beaucoup sur ce rêve bizarre et frappant. La journée se passa en préparatifs de départ.