Maradan (4p. 177-193).


CHAPITRE XLVIII.




La clarté du grand jour qui dissipe ordinairement les craintes fantastiques, les sombres pressentimens, ne produisit pas cet effet salutaire sur Palmira. Inquiète, agitée, une oppression insupportable la tourmentait particulièrement lorsqu’elle entrait et résidait au grand château. Il lui semblait que ces échos solitaires répétaient continuellement autour d’elle ce mot affreux de Carloni. Je deviendrai sans pitié. Elle n’osait plus entreprendre des promenades éloignées. Quelquefois elle rêvait à un projet de fuite ; mais où aller, emportant peu de ressources et le ressentiment d’une femme puissante ? et d’ailleurs, Carloni, qui respecterait peut-être (espérait-elle du moins) l’asile de sa bienfaitrice, si elle en sortait une fois par ses piéges infernaux, pourrait lui être plus fatal encore. Souvent néanmoins elle se disait : Cette pénible situation ne peut durer long-temps, et alors un soupir de regrets s’échappait vers les époques qu’elle avait jugées si malheureuses, étant à Londres, chez milord Sunderland, ou sous les toits hospitaliers de la famille Orthon : là, si l’outrage l’atteignait, du moins elle trouvait des défenseurs, et elle songeait à la querelle de Cramfort et de sir Abel ; mais ici, qui la protégera ? qui la vengera ? et c’était dans la maison de son aïeule que l’infortunée se voyait dans ce cruel isolement.

Peu de temps après cette scène, entre Carloni et Paula, qui l’avait si justement glacée d’effroi, elle se promenait dans l’orangerie qui bordait les fenêtres de la casetta. Ce premier l’apperçut au moment d’entrer chez la duchesse. Il vola la rejoindre avant qu’elle fût retournée sur ses pas : De grace, miss Eveling, une minute d’entretien. — Que me voulez-vous ? Tous les jours, je vous vois, je vous parle chez miladi Sunderland. Pourquoi troubler mes promenades méditatives, le seul plaisir que je puisse avoir ? — Le seul plaisir ? vous n’êtes donc pas heureuse ?

Je ne le fus jamais, répond involontairement Palmira. — Votre cœur est trop élevé pour la sorte de dépendance où vous vivez. — Elle ne peut m’humilier près de miladi Sunderland. — N’importe, il est un sort plus digne de vous, on peut vous l’offrir. Carloni dans ces lieux, quelle que soit la considération dont il y jouisse, n’est qu’un simple intendant, et a pu paraître au-dessous de vos avantages ; mais d’heureux événemens m’ont assuré une fortune considérable qui peut se transporter par-tout. Consentez à me donner votre main, et, en France, en Angleterre, dans la ville que vous choisirez enfin, vous jouirez d’une opulence qui vous mettra de niveau aux femmes du premier rang, et que tant de charmes et des vertus méritent sans doute d’obtenir. — Je vous félicite, monsieur Carloni, sur la possession de vos trésors, mais aller en jouir loin de madame la duchesse, à qui vous êtes utile, agréable, me paraît le comble de l’ingratitude.

Carloni, en fronçant le sourcil, répondit qu’il devait beaucoup à miladi, mais que des spéculations, étrangères assurément à ce qui la concernait, lui avaient valu ces biens qu’il n’appréciait qu’autant que miss Eveling daignerait les accepter. — Mes refus ayant droit de vous affliger, pourquoi me les faire répéter ? Ma réponse sera éternellement la même.

Ainsi, reprend Carloni, il faut renoncer à l’idée de vous obtenir pour compagne ? Faites-moi donc renoncer à mes sentimens violens, irrésistibles, à tout ce qu’ils m’inspirent, à tout ce qu’ils peuvent me faire entreprendre. L’honneur et la raison, dit Palmira, en affectant le plus de calme possible, sauront vous y faire parvenir ; bon soir, M. Carloni, ne vous occupez pas de chimères. De chimères ? répète-t-il avec un ton concentré ; non, non, le sujet de mes rêveries sera désormais suivi de la réalité et du succès.

Je le souhaite, si je n’en dois pas être l’objet. Et miss Eveling, en finissant ces mots, se hâta de le quitter. Plus cet homme éprouvait de dédains et d’obstacles, plus il sentait qu’il ne pourrait vivre sans elle. Il voulut encore engager la duchesse d’essayer l’influence qu’elle devait avoir sur la volonté de Palmira, volonté à laquelle on avait peut-être cédé trop facilement lors des premières démarches. Si elle résiste, pensa-t-il, j’aurai usé tous les moyens délicats et honnêtes. Ô Palmira, ne me force pas par ton inflexible rigueur de recourir à d’autres… Du premier moment que je t’apperçus si belle, si éplorée, je jurai que tu m’appartiendrais… Je te consolai, te plaçai dans un asile honorable, et tous mes bienfaits ne m’ont pas avancé d’un seul pas vers mon but… Encore un seul jour, où je vous laisserai agir miladi… Puis…

Une confusion d’idées se présenta à son imagination. Il marcha avec impétuosité près d’une heure, agité de rage, d’amour. Obligé de rentrer à la casetta, grace à sa profonde dissimulation, il fit succéder à ces mouvemens beaucoup de gaieté et d’apparence de contentement. Après le souper, Palmira, qui ne voulait jamais s’en aller avec lui, se retira, et le laissa avec la duchesse. Il en profita pour la conjurer de nouveau d’entreprendre une seconde tentative, osant assurer qu’il était assez heureux de s’appercevoir que l’éloignement de miss Eveling pour lui diminuait sensiblement, et que sans l’espérance qui naissait d’une semblable observation, il ne pourrait supporter la vie. Enfin il dépeignit sa passion avec tant de feu et d’énergie, que la duchesse attendrie promit de tout employer. Demain, lui dit-elle, il me faut la parole de miss Eveling de vous épouser très-incessamment, ou elle est renvoyée de Mont-Fierry ; car je ne doute pas que son éloignement n’opère votre guérison, et je sacrifierais volontiers à votre repos les distractions que cette jeune personne peut me procurer. Carloni se plut à croire que de pareilles menaces détermineraient l’obéissance de Palmira… Ce lendemain, si décisif pour elle, arriva. Miladi lui parla avec plus de force que la première fois, ainsi que cela avait été convenu la veille. On présume bien la réponse qu’elle obtint, et miladi, en venant aux extrémités qu’elle avait méditées, lui déclara que sa bonté lui laissait quatre jours de réflexion, pendant lesquels elle n’entrerait pas à la casetta. Cette époque écoulée, il fallait reparaître la femme de Carloni, ou se préparer à partir. Si vous adoptez ce dernier parti, ajouta-t-elle, pénétrez-vous bien de la pensée que je ne songerais plus à vous sans colère, et que vous auriez tort de vous réclamer du nom de Sunderland… Errez, végétez en Italie, si cela vous convient, plutôt que d’accepter un sort véritablement heureux.

Palmira, s’armant de toute sa fermeté, observa qu’il était très-inutile de lui accorder ces quatre jours, qui n’apporteraient assurément nul changement dans ses volontés. Si nul instinct secret, madame, continua-t-elle, ne vous commande de me protéger, il ne me reste qu’à fuir… Daignez donc prononcer définitivement sur mon sort.

J’ordonne, reprit avec hauteur la duchesse que vous vous retiriez sur-le-champ, et que vous ne formiez aucune résolution avant le terme que je vous ai prescrit. Palmira, se levant avec une sorte de violence, jeta un dernier regard de reproche et de désespoir sur la duchesse, et rentra au grand château, ayant perdu toute espérance.

Il ne faut pas se dissimuler qu’en venant demeurer chez son aïeule, elle avait conçu au fond de son ame le projet de s’en faire distinguer, et peut-être un jour reconnaître ; mais elle sentait bien que l’ancien et puissant ascendant de Carloni, influant sur une semblable découverte, n’inspirerait que de l’horreur à miladi, et de nouvelles injures contre la mémoire d’Élisa. Elle se décida donc à quitter Mont-Fierry sans révéler son secret.

Un avenir plus incertain, plus terrible que jamais, s’offrait à son imagination. Il était cependant des êtres sur la tendre protection desquels elle aurait pu compter, en daignant y revenir. Mais Palmira, si vertueuse, si belle, n’avait pas reçu de la nature, un caractère propre à la rendre heureuse, comme on a pu le remarquer bien des fois. La honte de sa naissance l’avait constamment aigrie. Cette roideur de sentimens, sa fierté, une passion que la raison s’efforçait vainement d’éteindre, voilà les obstacles qui la séparaient de sa patrie, de ses amis.

À l’heure du dîner, on vint la servir dans sa chambre. Rosine, qui lui était véritablement affectionnée, sur-tout depuis la rencontre de Paula, gémissait de ses peines, et maudissait Carloni, qu’elle voyait bien en être la cause.

Trop occupée de ses chagrins pour se livrer à ses loisirs favoris, le dessin et la musique, miss Eveling, prévoyant que le jour de son départ ne pouvait être éloigné, en disposa les préparatifs ; et, le lendemain matin, en envoyant présenter ses respects à miladi, elle la fit supplier de lui accorder la permission de profiter d’une occasion qui s’offrait pour se rendre le soir même à Florence. Carloni était près de la duchesse lors de ce message. Il pâlit, trembla ; elle s’en apperçut ; et, pour lui, uniquement pour lui, elle répondit à Rosine que ce témoignage prématuré de l’obstination de miss Eveling était des plus déplacés, et qu’elle devait se rappeler que l’époque fixée pour exprimer sa dernière volonté n’était point encore arrivée.

Quand Rosine fut partie, miladi Sunderland eut la bonne foi de dire à Carloni que son desir de l’obliger pouvait la faire accuser de tyrannie par miss Eveling, qu’elle faisait presque sa prisonnière. Cela ne peut durer ainsi, répondit Carloni, je le sens bien. Madame la duchesse ne s’est que trop mêlée de cette malheureuse affaire qui trouble son calme habituel, et cette idée augmente mes tourmens. Miladi le rassura, chercha même à le consoler, mais finit cependant par convenir que son projet était de rendre la liberté à Palmira vers la fin de la semaine.

Carloni revint chez lui, abymé dans ses réflexions…[illisible][1] incessamment il allait perdre l’objet de sa fougueuse passion… L’idée d’un enlèvement se présentait bien à son imagination ; mais probablement Palmira ne se trouverait pas seule à sa sortie de Mont-Fierry ; elle se ferait escorter de quelques-uns des fermiers qui fréquemment allaient à la ville, et l’éclat que pouvait faire cette aventure s’accordait mal avec sa profonde hypocrisie. Il en rejeta donc la pensée ; néanmoins son cœur et son esprit étaient trop astucieux pour ne pas en concevoir d’autres, peut-être plus terribles pour elle, mais moins dangereux pour lui. Il faut la réduire, s’écria-t-il tout haut, (tant il était animé) à n’avoir d’autre parti à prendre, que celui de me donner sa main. Que son insolent orgueil, révolté jusqu’ici contre le titre de mon épouse, finisse par la forcer à le souhaiter, le réclamer !

Il médita long-temps : il en résulta un plan dont les combinaisons atroces flattaient autant sa vengeance que son amour.


  1. Note Wikisource : la fin de la ligne est blanche.