Maradan (4p. 194-206).


CHAPITRE XLIX.




Carloni n’était pas ignorant dans l’art de la médecine, auquel il devait son élévation auprès de la duchesse. Cette dame, à la suite d’une longue maladie qu’elle avait eue jadis, ne pouvant recouvrer le sommeil, Carloni, alors valet de chambre de milord duc, lui offrit un breuvage dans la composition duquel l’opium entrait pour beaucoup, mais si bien ménagé, que l’on pouvait en prendre tous les soirs, sans altérer les sources de la vie.

Cette drogue, d’un goût agréable, procurait des nuits si calmes, que la duchesse en conserva l’habitude : aussi tous les jours, Carloni, renfermé dans son cabinet de pharmacie, la lui préparait, et y apportait toute son attention ; car il n’ignorait pas que la dose, un peu plus considérable, procurait un assoupissement tellement profond, que rien ne pouvait en délivrer, au moins pendant douze heures ; que cette léthargie forcée était des plus contraires à la santé, et que, l’augmentant encore, elle plongerait dans le sommeil de la mort.

L’enfer, sans doute, d’après l’horrible usage que Carloni projeta d’en faire dans cet instant, lui avait donné ces fatales connaissances. Nous avons déjà dit qu’elles avaient été la cause de sa fortune. Étant enchantée de leur prompt et excellent effet, la duchesse prit plus d’attention au valet de chambre de son mari, s’amusa de sa gaieté, s’étonna de son esprit, et finit par lui donner toute sa confiance.

Revenons à l’époque où Carloni, dans son laboratoire, osait assurer le succès de son crime. Dans son audacieuse superstition, il croyait atténuer son forfait en jurant à l’Être-suprême, que sa vie entière, sa tendresse, ses trésors, seraient consacrés à l’infortunée dont il méditait la perte.

Le second jour allait finir ; Palmira, ne voulant pas irriter la duchesse sur tous les points, attendait le surlendemain pour quitter Mont-Fierry. Carloni ne lui avait point apparu dans sa retraite ; quelquefois elle bénissait son silence, dans d’autres momens elle s’en effrayait. Tant d’anxiétés avaient un peu altéré sa santé : depuis son exil de la casetta, elle n’avait pris que quelques tasses de thé ; mais, sentant la nécessité de retrouver ses forces, elle céda aux prières de Rosine, et consentit de se mettre à table lorsqu’on lui apporta à souper : elle mangea un peu et but un verre de vin de Farnèse. Ce léger repas fini, elle eut à peine le temps de se déshabiller, absorbée par un pressant besoin de dormir…

Il est donc certain que la providence, par des décrets impénétrables, ou par l’oubli d’un de ses dignes enfans, laisse quelquefois au crime un triomphe complet sur la vertu ! Oh ! pourquoi alors les habitans d’un meilleur monde n’accourent-ils pas défendre la malheureuse créature privée de tous les secours humains ? Si le ciel l’eût permis, ombres de la tendre Élisa, de la respectable Saint-André, vous eussiez entouré votre Palmira cette nuit exécrable, et l’odieux, le scélérat Carloni n’eût pas consommé son attentat.

Le lendemain matin fort tard, les pesantes paupières de miss Eveling commencèrent à s’ouvrir. De profondes ténèbres obscurcissaient encore son imagination. À mesure qu’elles se dissipaient, la vérité, l’affreuse vérité, la persuadait du malheur arrivé pendant son sommeil. Elle jeta un cri d’horreur ; un délire terrible s’empara de ses sens. Tout-à-coup elle se rappelle le rêve de l’abbaye de… ; il la tranquillisa. Le dernier arrêt de ma destinée est prononcé, dit-elle, je n’ai plus qu’à me reposer sur le sein de ma mère. Souillée aux yeux des hommes, un tribunal plus auguste me jugera encore innocente. Effectivement, jamais Palmira n’avait mieux appartenu à la classe des anges que depuis l’instant où un monstre profanateur avait terni ce chef-d’œuvre de pureté et de candeur. Son ame prit un surcroît d’élévation ; son esprit se dégagea de toute espèce de préjugé. Condamnée à vivre, son désespoir n’aurait pas été supportable ; mais elle avait pris une résolution immuable ; rien ne pouvait s’y opposer, et elle était presque paisible, bien plus du moins que Carloni, qui, dans un abyme d’angoisses, de remords, attendait le résultat de son forfait.

Palmira n’en méconnut pas l’auteur. D’ailleurs, elle trouva au milieu de sa chambre une clef qu’il portait toujours avec lui ; c’était celle de son laboratoire. Elle s’en saisit avec transport, et résolut de s’en servir à l’heure du dîner, afin de ne rencontrer personne. Effectivement, lorsqu’elle le jugea occupé à la casetta, elle vola dans son cabinet, se saisit de ce qui était nécessaire à l’accomplissement de ses desseins, et posa à terre cette clef, près de l’appartement de Carloni ; afin qu’il pensât l’avoir laissée tomber là. En rentrant, elle trouva son couvert mis, elle mangea pour éloigner toute espèce de soupçons aux yeux de ceux qui l’entouraient ; elle ne démontrait rien d’extraordinaire ; son air était même moins troublé, moins triste que la veille.

Carloni, ne pouvant y résister, appela Rosine, et s’informa dans quel état était miss Eveling. Fort tranquille, répond cette fille, et si belle ! jamais je ne lui ai vu des couleurs aussi vives qu’aujourd’hui : cela m’a fait craindre qu’elle n’eût la fièvre ; je le lui ai demandé, elle m’a répondu, en souriant, que non. Carloni ne savait que penser. Une ame de cette trempe ne pouvait deviner Palmira. Il était dévoré d’inquiétudes. Il n’avait pas la force de se présenter devant elle. Les ombres de la nuit avaient disparu, et à l’éclat du grand jour, un regard de miss Eveling l’eût anéanti. Croyez-vous toujours qu’elle parte demain ? balbutia-t-il. — Elle n’en parle plus, et elle a cessé les préparatifs de voyage dont elle s’occupait hier.

La journée s’avançait : elle avait commencé fort tard pour Palmira ; elle se mit à écrire à la duchesse, afin que la lettre lui fût remise le lendemain… Pauvre Palmira ! et tu souriais encore, en songeant que ton avenir ne s’étendrait pas jusqu’à ce lendemain ! Cette lettre finie, ses yeux se portèrent vers le ciel ; elle pensa que ses prières auraient plus de ferveur, en contemplant quelques instans la nature.

Elle admirait l’horizon sans nuages qui planait sur sa tête ; elle regardait les montagnes bleuâtres pour la dernière fois. Toutes ses pensées étaient calmes et solennelles : elle tombe à genoux, la tête appuyée sur la table où le fatal breuvage était préparé.

Elle est distraite de son recueillement par le son des cloches, signal de réjouissance, et par un mouvement considérable qui se fait entendre. On marche, on parle, on ouvre des appartemens qui entourent le sien ; elle peut distinguer que les cours se remplissent de monde. Une émotion indéfinissable fait palpiter son cœur. Rosine entre précipitamment, en s’écriant : Bonne nouvelle, bonne nouvelle ! les choses vont sûrement bien changer de face. Dans quelques heures arrivent la petite-fille de madame, ladi Alvimar et son mari. Ladi Alvimar et son mari ! répète Palmira. Ô mon Dieu !

Il paraît, continua Rosine toute essoufflée, que la lettre qui les annonçait a été perdue. J’étais dans l’avenue, lorsque le courrier est venu dire qu’ils n’étaient qu’à six lieues d’ici. Madame la duchesse est transportée de joie. M. Carloni, qui pourrait bien ne pas l’être au fond de son ame, a donné les ordres les plus actifs pour que l’on aille en cortège au devant d’eux. Entendez-vous les cloches ? je vais me joindre aux jeunes filles, je reviendrai peut-être bien tard ; mais j’espère, miss Eveling, qu’en faveur de cette circonstance, vous voudrez bien vous passer de moi ce soir. — Oui, oui, mon enfant, ne rentrez pas dans ma chambre aujourd’hui ; cela est plus qu’inutile. — Merci, miss : Oh ! je parie bien que vous ne vous en irez pas ; que vous ne serez plus tourmentée. Le courrier, qui est anglais et fort joli garçon, je vous assure, dit que milord et sa femme sont si beaux, si aimables, qu’ils s’aiment tant… Mais je vous quitte, mademoiselle, je m’en vais voir les apprêts de la fête qui leur est préparée…

La fête qui leur est préparée ! se dit Palmira : Hélas !… Quelques larmes tombèrent de ses yeux, en songeant au spectacle terrible qu’elle leur destinait. Cet événement inattendu n’apporta néanmoins nul changement à sa résolution. Il valait mieux paraître morte aux yeux d’Abel, que vivante et dans son affreuse situation.

Une musique éclatante retentit dans ce moment. On ornait de festons de fleurs les portiques du grand château, ainsi que toutes ses fenêtres, même celles de miss Eveling, qui ajouta quelques lignes à son écrit, puis… Mais couvrons d’un voile funèbre les dernières actions de l’infortunée Palmira, et donnons quelques éclaircissemens sur les motifs de l’arrivée subite de Simplicia et d’Abel.