Maradan (4p. 157-176).


CHAPITRE XLVII.




Palmira goûta quelques jours de repos après ce violent orage ; mais Carloni, au milieu de ses plus piquantes saillies, laissait échapper de douloureux soupirs, et décelait de mille manières un secret et violent chagrin. Quand il l’exprimait de cette façon indirecte, la duchesse lançait un regard d’humeur et de reproche à miss Eveling, qu’elle accusait d’être l’auteur des peines de Carloni.

Palmira, un peu rendue à elle-même, songea bientôt à la triste destinée de Paula, qui attendait, toujours cachée dans une chaumière, des nouvelles de sa bienfaitrice. Celle-ci se plaisait à croire que le perfide séducteur de Paula était susceptible de quelque bon mouvement : le prompt sacrifice qu’il avait fait de ses prétentions sur elle, son apparente générosité, lui faisaient espérer que la vue de sa pauvre victime, réduite à la dernière indigence, pourrait l’émouvoir et l’inspirer favorablement, sur-tout si Palmira était témoin de l’entrevue qui devait paraître l’effet du hasard.

Elle fit donc dire, par Rosine, à Paula de se revêtir des misérables vêtemens qu’elle avait le jour de leur rencontre, de se rendre l’après-midi dans la plaine des oliviers, et, quand elle appercevrait miss Eveling et Carloni, de s’avancer vers eux en leur demandant l’aumône : qu’elle ne craignît pas de parler avec force et courage, qu’on la soutiendrait le mieux possible. Rosine ne tarda pas à revenir, et assura sa maîtresse que ses ordres seraient strictement suivis : elle ajouta que Paula tremblait déjà de l’idée de paraître devant Carloni, et qu’elle ne pourrait s’y décider, si elle ne devait être protégée par la présence d’un ange. Palmira n’était pas non plus sans de vives inquiétudes. À mesure que le moment en approchait, elle redoutait davantage le résultat d’une pareille scène. Il fallait cependant la préparer : aussi, pendant le dîner, affecta-t-elle de répondre à ce que disait généralement Carloni. Elle l’interrogea même plusieurs fois avec tant de complaisance, que la duchesse en sourit en le regardant. Au moment de sortir de table, elle lui parla de quatre vers latins inscrits sur le pied d’estal du buste d’Esculape, placé dans un bosquet attenant une des grilles du jardin. Carloni, enivré de joie d’un changement si flatteur, s’empressa de répondre, que si elle lui permettait de l’accompagner dans sa promenade, il lui expliquerait le sens de ce distique latin qu’il ne se rappelait pas dans cet instant.

Cette proposition convenait trop aux projets de miss Eveling, pour qu’elle ne l’acceptât pas, et profitant de la méridienne que miladi Sunderland faisait régulièrement, elle se rendit avec Carloni au bosquet d’Esculape. Après avoir feint d’apporter beaucoup d’attention à la traduction que lui fit son conducteur, Palmira dit : le temps est charmant, il me prend fantaisie de sortir des jardins : en finissant ces mots, elle était déjà près de la grille. Carloni la suivit. À peine avaient-ils fait quelques pas dans la plaine des oliviers, qu’au pied d’un de ces arbres où il avait souvent vu Paula, alors heureuse et sage, il apperçut une pauvre femme, revêtue de l’humble costume de la mendicité, et qui cachait son visage dans ses mains.

Je suis surpris, s’écrie Carloni avec dureté, que des créatures vagabondes osent approcher de ces lieux. Paula, se découvrant, lui répondit : Je suis vagabonde, parce que vous m’avez chassée de mon asile de paix. Carloni pâlit de fureur en la reconnaissant. — Est-ce un piége que tout ceci ? et miss Eveling, abusée par une pitié mal placée, devrait-elle se joindre à un si vil complot ? Si protéger le malheur est se mêler d’un complot, répondit Palmira, oui, monsieur, je suis complice de cette jeune fille.

J’ai perdu mon père, reprend Paula tristement, mais avec assez de fermeté ; il n’a pas survécu long-temps à sa disgrace qui, bien plus que l’âge, le frappa d’un coup mortel. Vous m’avez proscrite près de mes amis, mes compatriotes. Qu’attendre de froids étrangers ? Aussi le malheur n’a-t-il pas cessé de me poursuivre depuis que vous l’avez attiré sur ma tête. En supposant que vous vous crûtes réellement outragé par l’éclat que fit mon vertueux père, n’êtes-vous pas assez vengé ? et ne m’accorderez-vous pas mon unique demande, en me permettant de me retirer dans quelque chaumière voisine, même abandonnée par le plus pauvre du canton, mais où je goûterai la seule consolation que je puisse connaître, celle de mourir là je suis née. Carloni lançait des regards sombres et courroucés ; Palmira tremblait pour Paula. Audacieuse femme ! dit le premier, le ciel vous a donc punie de votre fourberie envers moi par l’abandon de la nature entière !

Ah ! s’il punissait les véritables fourbes ! s’écria Paula avec un élan de la vivacité qui la caractérisait autrefois, ce ne serait pas à moi qu’il appartiendrait de gémir aujourd’hui de ses coups. Carloni, en se retournant vers Palmira, sourit avec dédain de cet excès d’insolence. N’importe, ajouta-t-il, elle s’est choisie une protectrice qui triomphe de mes justes ressentimens : d’ailleurs, je l’avouerai, ma délicatesse s’alarma peut-être trop vivement contre son artifice. À la méchanceté scandaleuse de son père, j’aurais dû n’opposer que le mépris. (en s’adressant à Paula) Vous fûtes chassée, déshonorée, vous le méritiez ; mais je n’en suis pas moins affecté des suites funestes qui en sont résultées pour vous : ma bonté veut bien vous accorder quelque consolation. Vous ne pouvez cependant vivre dans Mont-Fierry ; je me méfie des contes éloquens et absurdes que vous ne manqueriez pas d’y répandre. Je vous adresserai, à Florence, à une lingère de ma connaissance, qui vous prendra en apprentissage, et, par la suite, pour fille de boutique. Je vous conseille de ne lui révéler aucun de vos mensonges ; elle ne les croirait pas, et vous détesterait. Je vous remettrai quelques secours ; travaillez, et arrivez promptement à l’époque où vous n’aurez plus besoin de moi ; car il est pénible d’assister ceux de qui on n’a qu’à se plaindre. — J’oublie, M. Carloni, que tant de dureté accompagne votre bienfait, pour ne me livrer qu’à la reconnaissance. — Adressez vos remerciemens à miss Eveling ; c’est à elle que vous devez ma modération, j’ose dire ma générosité.

Oh ! je le crois bien ; elle attendrirait les tigres, répond l’ingénue Paula. Carloni l’assura qu’il allait lui envoyer une lettre pour cette marchande de Florence, ainsi que les moyens de partir : il l’invita à en profiter bien vîte, et de ne jamais reparaître devant lui. Paula s’inclina ; puis, tombant aux pieds de miss Eveling, qu’elle regardait comme sa bienfaitrice, lui baisa les mains, sa robe, avec transport : celle-ci lui souhaita une vie tranquille et heureuse, et vous savez, Paula, ajouta-t-elle, que vous ne la trouverez que dans la sagesse et le travail. Réparez les torts d’une éducation futile, d’un penchant à l’oisiveté : soyez laborieuse, irréprochable à l’avenir, et vous réparerez les fautes de votre jeunesse.

Carloni observa que la duchesse devait être réveillée, et Palmira répéta un adieu plein d’intérêt. Pour Carloni, il s’en éloigna comme d’un objet qui lui faisait éprouver l’impression la plus désagréable. Étant à une certaine distance, il dit à Palmira : Ô miss Eveling ! quel est donc votre pouvoir ? Vous métamorphosez la vengeance en douce bienveillance ; vous embrasez les cœurs les plus froids des feux les plus ardens ; vous êtes plus qu’une mortelle… Si compatissante, si humaine pour tous les êtres souffrans, serai-je l’unique à ne pas connaître votre pitié ? — En vérité, vous empoisonnez, par cet entretien, la sensible joie que je viens d’éprouver. — Mon amour vous est donc bien odieux ! — Il est certain que je préférerais votre indifférence. — La haine peut succéder à une passion si vive ; mais l’indifférence, non, non, jamais.

Hé bien, s’il en est ainsi, homme extrême et atroce, pensa Palmira, accorde-moi donc cette haine dont tu me menaces ! Son regard exprimait si énergiquement son idée, que Carloni la devina, et avec un affreux sourire, l’assura qu’il l’avait compris, et que ce serait le mettre bien à son aise s’il était né méchant.

Les intérêts de Paula exigeaient quelques ménagemens ; pour cette seule raison, Palmira répondit avec douceur : Ne nous exaspérons pas, et cessons de traiter un sujet fait pour altérer la bonne intelligence que je desire voir toujours régner entre nous. Occupez-vous de Paula, réalisez vos promesses, et vous acquerrez des droits à mon estime.

Le lendemain, la fille de Jeronio reçut une somme assez considérable, et une lettre de recommandation. Carloni s’étonnait de l’ascendant que la vertu avait sur lui dans cette circonstance. Si Palmira eût été capable de commander un crime, certes il lui eût obéi de même, et sans doute avec plus d’empressement encore.

Paula, comptant partir le jour suivant de très-grand matin, voulut, malgré la défense qui lui était faite de paraître au château, aller présenter ses adieux à miss Eveling. Elle profita de l’ombre de la nuit qui commençait à ne plus laisser distinguer les objets, se glissa le long des arbres plantés dans les cours, et pénétra enfin chez Palmira. Après avoir satisfait aux effusions de son cœur reconnaissant, elle prit congé de Palmira, qui l’accompagna quelques pas : elles ne s’étaient parlé qu’à voix basse, crainte d’être entendues.

Déjà miss Eveling, retournant chez elle, touchait au seuil de son appartement, lorsque Paula jette un cri. Cette première écoute, et distingue un voix dure prononçant ces mots : Eh ! qui diable est là sans lumière ? C’est moi, répond Paula, tremblante de rencontrer précisément l’être qu’elle aurait voulu le plus éviter. Palmira n’était pas moins effrayée, le voyant si près de chez elle à une heure où il n’y venait jamais. N’osant ni avancer ni reculer, elle passa néanmoins derrière une colonne où elle se trouvait cachée, et, Carloni continua : Malheureuse ! délivre-moi de ta présence ! Faut-il, quand je te souhaite de nouvelles malédictions, être forcé de te combler de biens ? Mais malheur à toi, s’ils ne produisent pas quelque effet qui me soit favorable sur ta belle protectrice !… Tu le sais, Paula, l’objet de mes desirs, de mon amour, peut connaître un jour mon mépris, mes persécutions. Si tu la vois, recommande-lui donc bien de cesser ses rigueurs, si elle continuait de me les faire endurer, je l’imiterais, je deviendrais sans pitié.

On peut deviner l’impression qu’un pareil discours produisit sur Palmira. La terreur s’empara de toutes ses facultés. Carloni venait de boire avec excès d’une liqueur très-enivrante, et, dans le désordre de sa raison, il laissait échapper d’affreuses vérités. On perd une simple créature comme moi, lui répond Paula : les mêmes desseins échouent contre une miss Eveling. — Ah ! vous pensez cela ; mais je veux la voir cette fière beauté : aujourd’hui ses tons orgueilleux ne pourront m’en imposer. Ne faites pas cette démarche, se pressa de dire Paula avec beaucoup de présence d’esprit : Miss Eveling est allée à la casetta, voici plus d’un quart-d’heure. Carloni le crut, d’ailleurs il n’était pas dans une situation à donner beaucoup de suite à ses idées, et il revint chez lui. Paula courut près de Palmira pour l’avertir d’être sur ses gardes. Alors, cette dernière s’écria en se montrant : Quel monstre !… J’ai tout entendu. Que je vous remercie, ma chère Paula, de m’avoir préservée d’une telle visite ! Elle se hâta de descendre un escalier dérobé, et de se rendre chez miladi Sunderland : ce ne fut qu’à ses côtés qu’elle commença à se croire en sûreté.

On ne tarda pas à venir annoncer que M. Carloni ne pourrait venir chez madame la duchesse, étant fort incommodé : celle-ci s’apitoya beaucoup sur son sort. Un homme de cet âge, dit-elle à Palmira, qui a la faiblesse de devenir amoureux, est véritablement à plaindre. Les passions qui naissent hors du sein de la jeunesse sont si dangereuses ! J’ai connu un être vertueux jusqu’à l’âge de trente-deux ans, qui, à cette époque, devint un séducteur infâme. De son premier amour naquit son premier crime. Palmira vit bien que c’était de son père dont miladi se ressouvenait encore dans ce moment. Si l’amour put égarer Saint-Ange, réfléchit sa fille, où ne conduira-t-il pas un Carloni ?

Le reste de la soirée se passa assez languissamment. Palmira redoutait cependant de s’en aller. La duchesse fut obligée de lui répéter deux fois, qu’il était temps de se retirer. Il fallut bien enfin se décider : ce qui ne lui était jamais arrivé, elle pria un des domestiques de l’escorter jusques chez elle. Avant de se coucher, elle examina les moindres coins de son vaste appartement. Ne remarquant rien qui pût redoubler ses inquiétudes, elle s’endormit, non pas avec le calme qui devait être le partage d’une ame si pure. Hélas ! pour qu’elle pût le goûter, un méchant existait trop près d’elle.