Maradan (4p. 136-156).


CHAPITRE XLVI.




Carloni ne nous laissa que dix jours pour abandonner notre paisible demeure, et enjoignit la plus sévère défense à tous les habitans de ce pays de nous loger même une seule nuit. C’était à l’entrée de l’hiver. Nous partîmes à pied, pénétrés de la nécessité de ménager le peu d’argent que nous pouvions emporter. Mon père jeta un dernier regard sur la retraite chérie qu’il avait habitée plus de quarante ans. Oh ! comme je maudis la faute terrible qui frappait une si respectable victime ! Mon père ! mon père ! m’écriai-je, que vous devez haïr l’enfant coupable dont la faiblesse, la folie vous enlèvent à vos champs, à vos vieux amis, à une aisance honnête ! Je ne te hais point, Paula, répliqua-t-il en soupirant ; je te plains seulement beaucoup. J’ai peu de temps encore à souffrir ; mais toi, si jeune, si isolée, perdue de réputation dans le lieu de ta naissance, ayant peu de moyens d’exister ailleurs, que deviendras-tu ? Il pleurait sur moi, tandis que je gémissais amèrement de sa situation.

Nous nous retirâmes à vingt lieues d’ici, chez un parent éloigné que Jeronio avait jadis obligé très-essentiellement… Il l’avait oublié, et nous fûmes reçus très-froidement. Mon père commençait à être malade. Un habitant du village où nous étions proposa de nous prendre en pension. L’arrangement se fit, et l’argent que nous possédions y passa en grande partie.

La maladie de mon père fut fort longue. Pour le soulager, lui procurer le plus de douceurs possibles, je vendis insensiblement mes bijoux d’or, presque toutes mes hardes, excepté ces misérables vêtemens dont je suis encore couverte. Mes soins, mes prières, dont il était l’unique objet, ne retardèrent pas son heure dernière. J’eus la douleur inexprimable de perdre cet homme, de la plus haute sévérité dans ses mœurs, sa probité, et qui avait eu une si tendre indulgence pour sa blâmable fille. Je tombai bien malade : j’espérais mourir aussi ; mais ma punition devait être plus longue. Sitôt ma convalescence arrivée, ne me dissimulant pas qu’un entier découragement est une faute de plus, je cherchai à travailler, à trouver une place chez quelque fermier. Je savais un peu filer : là, se bornaient mes talens rustiques ; ensuite ma tournure délicate, convenant peu à la condition de servante, me faisait rejeter. Quelquefois cependant on essaya de mes services ; mais on se moquait bientôt de mes efforts inutiles, et j’étais renvoyée.

Deux années se sont passées ainsi : le pain de la charité m’a soutenue ; mais tant de peines, de misères, ne peuvent durer plus long-temps. J’ai pris mon parti ; je suis revenue ici, voulant faire voir à Carloni sa malheureuse victime, et mourir dans les lieux qui m’ont vue naître, et d’où j’ai été chassée si impitoyablement. L’orage de cette nuit a achevé d’abattre le peu de forces qui me restaient, et puis l’émotion de revoir ces lieux a provoqué l’évanouissement où j’étais plongée, madame, quand votre cœur si sensible et si généreux vous a fait accourir à mes gémissemens.

La jeunesse, l’infortune, le ton ingénu et romantique tout à-la-fois de Paula, intéressèrent autant Palmira que la conduite affreuse de Carloni lui inspirait d’horreur. Elle dit donc à cette première : Puisque vous avez eu le courage de revenir dans ce pays-ci, il faut en tirer le meilleur parti possible. — Ah ! madame, j’ose espérer avoir eu là une heureuse idée ; vous rencontrer est pour moi d’un si favorable augure !

Palmira rêvait aux moyens d’améliorer la situation de Paula ; mais, craignant que ce ne fût pas l’ouvrage d’un instant, elle l’invita à sortir des terres de miladi Sunderland, en ayant soin de choisir la distance la plus rapprochée, afin de recevoir promptement les bonnes nouvelles qu’elle espérait lui faire parvenir incessamment. Paula la remercia mille fois, mais avoua qu’elle se trouvait si faible, si faible, qu’il lui était vraiment impossible de se traîner plus loin. Palmira ne savait plus quel parti lui conseiller de prendre, lorsque Paula lui demanda si Rosine était encore au château. — Oui, elle est même à mon service. — Elle en est digne, madame ; c’est une excellente fille. Si je pouvais la voir, elle a beaucoup de parens, de connaissances dans les hameaux environnans. Trois années ont dû effacer l’impression des ordres de Carloni. Il serait peut-être possible qu’elle me trouvât un asile momentané.

Miss Eveling alors s’engagea à lui envoyer Rosine. Il n’était que huit heures ; elle avait encore le temps avant le lever de la duchesse. Elle vola au château, et raconta son aventure matinale à Rosine. Sainte-Marie, vierge du ciel ! s’écria celle-ci, Paula, la gentille Paula, réduite à la mendicité ! oh ! maudits soient les méchans qui l’ont conduite là ! Je vous assure, miss, qu’elle était innocente comme l’enfant qui vient de naître. Mais qui résisterait aux piéges du plus noir des démons ?

Voyant le souvenir qu’elle conservait de son ancienne compagne, Palmira lui déclara ses intentions, en ajoutant qu’elle comptait sur la bonne Rosine pour lui trouver un asile. Celle-ci commença par craindre que cela ne fût bien difficile, ensuite elle songea avec joie que sa grand’mère logeait à l’extrémité du village ; que, tombée en enfance, elle ne reconnaîtrait sûrement pas la fille de Jeronio ; qu’elle avait près d’elle une servante, demeurant à Mont-Fierry seulement depuis un an, étrangère à tous les événemens arrivés aux anciens fermiers de Balsemy. Personne que Rosine n’allait chez sa grand’mère. Paula y serait donc en sûreté.

Palmira approuva beaucoup cet arrangement ; elle donna encore quelque argent, du linge, et deux habillemens complets pour sa nouvelle protégée, que Rosine courut rejoindre de toutes ses forces. Elle revint après une heure d’absence, ravie d’avoir installé Paula chez sa vieille parente. Ô madame, dit-elle, qu’elle est sensible à toutes vos bontés ! J’ai préparé son lit tout de suite, afin que la malheureuse se repose, mais auparavant j’ai voulu lui essayer cette robe de coton blanc que vous lui avez envoyée. En vérité, elle était charmante comme cela. Pauvre enfant ! si jeune, si douce, et si jolie ! Il faut la scélératesse d’un Carloni pour avoir pu méditer sa perte.

On pense bien que cette aventure fortifia considérablement l’antipathie naturelle de Palmira pour Carloni. Cette horrible duplicité de la promesse de mariage d’une écriture contrefaite dénonçait un talent si perfide et si dangereux, qu’il l’étonnait, et sur-tout indignait ses esprits au point de douter qu’elle pût supporter la vue d’un tel homme.

C’était dans cette disposition qu’elle entra chez la duchesse. Vous avez fait honneur à mes jardins, lui dit gaiement miladi. Il y a bien long-temps que vous vous y promenez. C’est un autre genre que ceux de notre Angleterre. — Le seul, je crois, dont on ne se lasse jamais, puisqu’ils sont une imitation fidèle de toutes les beautés de la nature ; mais je n’en admire pas moins l’élégante culture de ces lieux, et je doute que l’Italie offre des jardins préférables à ceux de Mont-Fierry. — Je suis charmée que ce séjour vous fasse une agréable impression, et desire sincèrement que votre bonheur y soit cimenté. Mon bonheur ! répéta Palmira au comble de la surprise.

Écoutez-moi, miss Eveling, continua la duchesse : Vous n’ignorez pas mon attachement pour Carloni ; je le dois bien à son dévouement, ses soins empressés, au zèle qu’il met à diriger mes affaires. La confiance rapproche les distances, et je lui sais fort bon gré de m’avoir choisi pour la confidente des sentimens que vous lui inspirez. (Ici Palmira devint pâle comme la mort.) Je sais donc qu’il vous aime, qu’il forme le vœu de devenir votre époux ; je l’approuve. Votre sagesse, votre personnel, compensent ce qui peut vous manquer du reste.

Tout l’orgueil des Sunderland anima l’être de Palmira. Me proposer Carloni ! à moi ! s’écria-t-elle. Ce fut là le trait le plus déchirant de sa vie. Un ancien valet de son aïeul, un homme que l’intrigue, la mauvaise foi, la bassesse, avaient seules fait sortir de son premier état ; voilà véritablement ce qu’était Carloni. Il n’en est pas moins vrai que la duchesse fut confondue de son exclamation ; elle la regarda fixement : le bouleversement de sa figure lui fit pitié, et arrêta quelques dures expressions. Cependant elle dit avec sécheresse : Vous n’êtes pas à vous-même, miss Eveling, lorsque vous prenez un semblable ton en vous exprimant sur le compte de M. Carloni, dont la recherche vous honore.

Je suis donc parvenue au comble du malheur et de l’humiliation ! reprend Palmira, oubliant que la duchesse était présente, et se livrant à tout son désespoir. Au comble du malheur et de l’humiliation ! répète miladi : eh ! mon Dieu, ma chère, êtes-vous une princesse déguisée ? Cette froide ironie rendit un peu Palmira à elle-même. Je ne suis rien, madame, reprit-elle, qu’une infortunée, privée d’amis, de protecteurs ; mais de cet isolement naît mon indépendance, et votre pouvoir, que je respecte plus que vous ne pouvez le concevoir, ne saurait cependant me priver de cet unique bien.

Je vous croyais sensée, raisonnable, interrompt la duchesse fort en colère, et vous n’êtes qu’une fille romanesque, livrée sans doute à une grande passion qui n’a pas le sens commun ; mais tout ceci est fort désagréable pour moi. Une femme de mon âge, de mon rang, ne se mêle pas de mariages de ce genre-là sans qu’ils ne réussissent. Votre conduite est ridicule, et détruit toute la bienveillance que je me serais plue à vous porter. Allez, miss, allez profiter de cette rare indépendance ; retirez-vous dans votre appartement, et ne reparaissez à la casetta que pour être informée du parti qui me reste à prendre, et auquel je vais réfléchir.

Si ce parti m’éloigne de vous, miladi, reprit Palmira avec beaucoup de force, j’en gémirai certainement… J’aurais attaché tant de prix à votre protection !… Mais si je ne puis l’obtenir que par condescendance à la proposition que vous venez de me faire, il faudra y renoncer. Cette proposition, continua-t-elle avec horreur… oh ! si je l’acceptais, il serait possible qu’un jour vous rougissiez de ne l’avoir pas rejetée vous-même, quand on osa la concevoir. Elle est folle, s’écrie la duchesse, la tête lui a tourné.

Palmira la salua profondément, et revint chez elle, oppressée de mille sentimens pénibles et déchirans. Elle s’assit, gardant quelque temps le silence, mais un silence affreux, plus expressif mille fois que l’éloquence du désespoir ; et, machinalement elle ôte de son sein le portrait de ladi Élisa, qu’elle baisait dans le peu d’heures fortunées qui avaient sonné pour elle, et qu’elle invoquait toujours dans ses momens d’anxiété. Ma mère, ma mère, dit-elle enfin, préservez-moi de la persécution, de l’ignominie et de la misère ! Hélas ! voici l’unique perspective qui s’offre devant mes yeux, et Paula ! Paula ! moi qui espérais sécher ses larmes ! le même monstre m’en fait répandre aussi.

De longues, et non moins tristes réflexions l’occupaient, tandis que la duchesse, excessivement irritée, fit venir Carloni, et lui apprit que miss Eveling avait rejeté sa demande avec une hauteur extravagante, qui lui faisait perdre la bonne opinion qu’elle en avait eue, et la décidait à la renvoyer. Carloni fut atterré de cette détermination, envisageant d’abord, qu’une fois sortie de Mont-Fierry, les avantages de Palmira pourraient lui donner accès dans quelque maison puissante où elle serait à jamais perdue pour lui, qu’au contraire, la retenant dans des lieux où il commandait, il espérait trouver mille moyens de subjuguer cette femme, dont l’orgueil le révoltait presque autant qu’il idolâtrait ses charmes.

Voilà ce qui dirigea sa conduite. Lorsque miss Eveling, dit-il avec sensibilité, prononce le malheur de ma vie, je ne puis supporter l’idée de contribuer au sien. J’implore donc de la bonté de madame la duchesse, qu’elle veuille bien garder près d’elle, cette jeune personne, que ses talens, sa sagesse, la sûreté de son caractère, rendent peut-être fort difficile à remplacer.

La duchesse s’attendrit sur une telle délicatesse de sentimens, et, ne pouvant plus véritablement avoir d’autre pensée que celle de cet homme, elle l’invita à aller trouver miss Eveling, à lui annoncer que l’on n’opposerait qu’un excès de générosité et d’indulgence à celui de sa déraison. Telles furent les expressions de miladi Sunderland, qui recommanda bien à Carloni de ne pas laisser ignorer à la fière Palmira que c’était à lui seul qu’elle devait l’oubli de sa conduite.

À Florence, miss Eveling était servie dans son appartement ; mais à la campagne, elle était admise, ainsi que Carloni à la table de la duchesse. Peu d’instans donc avant que la cloche du dîner se fît entendre, ce dernier entra chez Palmira avec gravité et le ton triste : il s’exprima dans ces termes : Soyez persuadée, mademoiselle, que si je me permets de paraître ici, ce n’est que pour vous apprendre que j’ai eu la satisfaction d’appaiser le ressentiment de miladi. Reprenez donc votre sérénité, troublée par la scène de ce matin, et croyez qu’elle m’est assez chère pour me faire concentrer désormais dans mon sein, une passion qui vous paraît si odieuse. Palmira, surprise d’un trait semblable, répondit qu’elle appréciait trop le bonheur de vivre près de miladi, pour qu’il pût douter de sa reconnaissance ; qu’elle lui faisait oublier que son étrange indiscrétion avait été la cause de l’inimitié dont enfin il l’avait préservée.

En me remerciant, elle trouve le secret de m’outrager, pensa Carloni ; elle me connaît bien peu, ou son courage m’étonne. Il dissimula sa rage sous le voile d’une profonde mélancolie, et il lui offrit sa main pour la conduire chez la duchesse, qui la reçut à peu près comme à l’ordinaire.