Maradan (4p. 121-135).


CHAPITRE XLV.




À une fête de Mont-Fierry, j’eus le malheur d’être distinguée de monsieur Carloni ; il me fit faire d’infâmes propositions, que je rejetai avec mépris et horreur. Ce refus le piqua. Il s’obstina à entreprendre une séduction que, ma grande jeunesse, ma bonne-foi, peut-être une imagination trop vive, et sur-tout sa scélératesse, devaient rendre infaillible. J’avais mille occasions de le rencontrer : trois fois par semaine, je portais à la casetta une sorte de laitage préparé à notre ferme, et que madame la duchesse goûtait beaucoup. Toujours Carloni se trouvait sur mes pas ; et, ayant lieu de s’appercevoir que des manières licencieuses m’éloigneraient à jamais de lui, il en adopta de décentes, réservées, qui commencèrent par éteindre la répugnance qu’il m’avait d’abord inspirée. Alors il m’entretint d’un amour sincère, délicat, généreux, prêt à faire tous les sacrifices imaginables. Son ton persuasif, une secrète ambition me faisaient reposer avec complaisance sur la perspective de revoir encore la ville, et d’y retrouver cette existence commode, agréable, que j’avais connue pendant quelques années.

Carloni, remarquant combien j’étais éblouie d’une telle espérance, l’orna des plus enivrans prestiges, et finit par me déclarer positivement que, si je consentais à devenir sa femme, il serait trop heureux de me rendre à une destinée plus digne de mes qualités personnelles… Je tressaillis du plaisir d’assurer à mon père une vieillesse paisible et indépendante, et à moi, une jeunesse brillante. Mon cœur palpitait de reconnaissance et de joie : Hé bien, ma chère Paula, ajouta-t-il, vous croirez maintenant, j’espère, à mes sentimens pour vous. Je vous jure, je vais vous donner une promesse sacrée, que je deviendrai votre époux dans six mois d’ici. Je ne peux avancer cette époque ; des raisons d’une haute importance me le défendent, et commandent le plus profond mystère sur tout ce qui concerne ce projet. La plus légère indiscrétion de votre part, même envers votre père, nous séparerait pour toujours. Reposez-vous du moins sur ma foi, sur l’écrit que vous allez recevoir de moi, et encore plus sur mon amour.

Ce retard singulier m’étonna ; mais il sut le pallier avec une si apparente vérité, que je me persuadai de sa nécessité, et je m’engageai (oh ! première et fatale erreur !) à garder le secret vis-à-vis de mon père.

Alors Carloni fit sous mes yeux une promesse de mariage, où il se liait d’une manière solennelle avec la crédule Paula. Je la serrai soigneusement, et j’évitais moins sa rencontre, le considérant déjà comme mon époux. D’ailleurs son respect ne se démentait pas ; mais il affectait une tristesse profonde. Son regard exprimait la contrainte et la douleur, et de longs soupirs s’échappaient de son sein.

Un soir il me rencontra dans la grande galerie, revenant de visiter Rosine, une des femmes du château. Il m’arrêta, et, après un moment de silence, il me dit gravement : Il faut absolument que je vous parle. Depuis long-temps, j’étais trop contente de son honnêteté, pour ne pas m’y fier en cette circonstance. Je lui donnai donc mon bras, et il me conduisit dans son appartement. Ô ma chère Paula ! s’écria-t-il alors, je suis bien malheureux ! — Vous, M. Carloni ! — Oui, fille ingrate et cruelle ! et vous seule en êtes la cause. — Moi cruelle, ingrate ! quand il m’est si doux de vous devoir le bonheur ! — La source n’en est point dans votre cœur ; vous ne m’aimez pas.

Simple créature que j’étais, ce reproche me toucha jusqu’aux larmes. Il feignit d’en être ému, en me disant : Ô trop aimée Paula ! je vous ai prodigué tous les témoignages de la plus haute estime, de la plus vive affection, et ma charmante épouse n’a rien fait encore pour me convaincre de ses sentimens. Il me parla long-temps encore avec une sensibilité si ardente, employa des sophismes si séducteurs, si dangereux, qu’il me fit presque envisager, sous l’aspect du devoir, un coupable excès de confiance et d’abandon. (Ici Paula s’arrêta en baissant les yeux, et, reprenant ensuite d’un ton altéré, elle continua ainsi : )

La prompte et première punition de ma faute, fut un pressentiment de mes maux à venir. Le repos, la gaieté de ma jeunesse disparurent ; je n’osais même plus me flatter qu’au terme des six mois que Carloni avait fixé, je trouverais celui de mes anxiétés et de mes remords. Effectivement, plus cette époque approchait, plus l’homme perfide se refroidissait ; enfin, il devint presque invisible pour moi. L’automne était déjà avancée, madame la duchesse allait retourner à Florence ; je sentis la nécessité de faire prononcer la décision de mon sort. Malgré les obstacles, je pénétrai dans l’appartement de Carloni, je tombai à ses genoux. Si j’étais innocente, lui dis-je, j’attacherais peu d’importance à votre oubli ; mais je ne peux recouvrer l’honneur que par votre fidélité à remplir vos engagemens, et je viens, vous rappelant tous mes droits, vous demander votre nom, le titre d’épouse ; puis, laissez-moi dans mon obscurité, je serai trop heureuse. Je ne veux point partager votre opulence. Réconciliez seulement avec elle-même une malheureuse jeune fille que vous avez perdue.

Il sourit avec dédain et mépris ; prétendit que j’exagérais mes torts, et qu’il n’était pas d’homme dans Mont-Fierry et ses environs qui ne se trouvât très-content de m’épouser. Je ne suis plus libre, répondis-je fièrement, je suis à vous ; vos sermens, la présence d’un Dieu que vous invoquâtes comme en étant la garantie, votre promesse par écrit, nous lient éternellement.

Alors Carloni, avec une fureur concentrée, me conseilla d’avoir plus de mesure, ou que je pourrais me repentir de l’indiscrétion de ma démarche et de mes paroles. J’ai tout perdu, m’écriai-je. Je n’ai plus rien à redouter… Cependant je l’implorai encore… Je n’en obtins que des expressions outrageantes et barbares. Je le quittai, la rage et le désespoir dans le cœur. Je traversai, éperdue, la galerie, les cours, la distance qui sépare Mont-Fierry de Balsemy, et je tombai évanouie sur le seuil de la porte de mon père. J’ignore combien j’y restai ; mais il était déjà bien tard lorsque mon père, revenant de chez un de ses voisins, m’apperçut dans ce déplorable état ; il m’emporta dans l’intérieur de sa maison, et, à force de soins, il me rappela à la vie.

Je veux…, je veux mourir, dis-je en rouvrant les yeux. Ah ! pourquoi n’ai-je pas suivi ma mère au tombeau ! Aujourd’hui, je ne serais pas la honte de ma famille. À ces derniers mots, je vis pâlir le respectable front de Jeronio. Me dégageant de ses bras où il me tenait serrée, il me posa sur une chaise, et s’éloigna de moi. Je tendis mes mains suppliantes vers lui, en m’écriant : Ne m’abandonnez pas aussi ! Il se rapprocha, s’assit à mes côtés ; ma tête se renversa sur son sein. Des larmes, des sanglots, me soulagèrent un peu de l’oppression qui m’avait étouffée depuis ma sortie de Mont-Fierry.

Mon père me dit gravement, mais sans dureté : Votre désespoir, vos expressions, m’annoncent de bien grands malheurs ; néanmoins, Paula, de quelque nature qu’ils puissent être, j’exige que vous me les confiiez. Je lui avouai tout… L’excès de mes souffrances appaisa sa colère, le bouleversement de ses traits annonçait seul ce qu’il ressentait. Il me demanda cette fatale promesse de mariage. Je la lui remis. Il l’examina beaucoup : J’ai vu plusieurs fois, dit-il, la signature de Carloni ; cela ne ressemble nullement à cette écriture. Mon père, vous ne vous la rappelez pas. C’est devant moi que cet écrit a été fait. Il le garda. Nous passâmes la nuit à gémir, et à nous consulter.

Le matin Jeronio, après avoir recueilli ses esprits, me déclara que la dépendance où il pouvait être de Carloni devait ployer sous la dignité paternelle, et qu’il était décidé à l’aller trouver. Ô mon père, lui dis-je, craignez la méchanceté d’un tel homme. Il me répondit d’un ton sombre : Hé bien, quand il m’arracherait la vie, ne m’a-t-il pas déjà fait un mal plus sensible ? Il partit donc ; Il fut demander à Carloni l’unique réparation qui convenait à une famille pauvre, mais vertueuse. Carloni osa lui reprocher sa fourberie de participer au projet d’une jeune créature ambitieuse et imprudente, ou sa faiblesse de pouvoir en être la dupe.

Mon père, la tête vraiment égarée, le quitte pour courir chez madame la duchesse. Elle le reçoit d’abord avec assez de bonté : Jeronio s’explique, et montre la promesse. Miladi, après y avoir jeté un coup-d’œil, répond : Votre fille a une combinaison d’artifice bien étonnante pour son âge ; elle devrait au moins y mettre plus d’adresse et de vraisemblance. Cette écriture n’a pas le moindre rapport avec celle de mon intendant. Punissez Paula de son audacieuse tromperie, et ne cherchez point à flétrir l’honnête et vertueux Carloni. Lui ! honnête ! vertueux ! répète mon père exaspéré ; Carloni, le tyran de vos vassaux, le suborneur de nos filles, lui, dont l’indécente fortune atteste l’abus qu’il a fait de la confiance de ses maîtres !… La duchesse, irritée, ne le laissa pas continuer, et le fit sortir de sa présence.

Carloni, à ce que j’ai su depuis, persuada à miladi Sunderland qu’il était l’objet d’un complot incompréhensible, que des calculs d’intérêt, d’ambition, m’avaient entraînée à lui faire mille avances ; que ses principes l’avaient empêché de donner la moindre suite à tant d’imprudence ; que probablement j’avais essayé d’imiter son écriture, et de fabriquer cette promesse de mariage, qui semblait autoriser mon père à l’étrange démarche qu’il venait de faire. Le monstre indigna tellement contre nous la duchesse, qu’elle lui donna ordre de résilier sur-le-champ le bail de Jeronio, et de le renvoyer de ses terres, ne voulant pas garder près d’elle des êtres si dangereux.