Maradan (4p. 107-120).


CHAPITRE XLIV.




Il n’y avait que quatre lieues de la ville à Mont-Fierry. La route était charmante ; l’aspect de ce beau pays, le ton amical de miladi, firent espérer à Palmira un séjour moins désagréable que celui du somptueux et triste palais de Sunderland. On ne tarda pas à arriver : la beauté imposante, quoique gothique, du vaste château de Mont-Fierry, l’avait préservée d’une démolition que son _____neté[illisible] semblait provoquer ; mais la duchesse avait fait construire un pavillon délicieux, qu’elle nommait sa casetta, où elle demeurait de préférence ; il n’était séparé du grand bâtiment que par une allée d’orangers. La duchesse occupait le premier, sa première femme couchait près d’elle ; et dans les mansardes logeaient quelques domestiques, afin que leur maîtresse ne fût pas tout-à-fait isolée.

Palmira eut bien voulu résider à la riante casetta, mais il n’y avait pas moyen. On lui donna, dans le vieux château, un appartement du côté du nord ; il était magnifique par ses peintures et la richesse de son ameublement. Cependant une vue bornée par des montagnes bleuâtres, l’ombrage sombre de ses arbres toujours verts, la couleur foncée de la tapisserie, la grandeur des pièces, inspiraient une sorte de tristesse, à laquelle Palmira était trop naturellement portée pour n’en être pas frappée. En y entrant, elle demanda même un autre logement dont la perspective sur-tout fût plus agréable. Carloni répondit que celui-ci était le plus sain, qu’elle y serait moins tourmentée par les chaleurs brûlantes de l’été, et qu’il lui conseillait de s’y fixer. Palmira n’aimant pas à renouveler ses sollicitations près de cet homme, n’insista point, et s’occupa de ses arrangemens. Carloni occupait le pareil appartement à l’autre extrémité. Rosine couchait près de miss Eveling. Dix-huit domestiques les entouraient, et néanmoins cet immense manoir paraissait encore solitaire.

La première nuit, Palmira ne fut pas exempte de craintes fantastiques. Un orage épouvantable augmentait ses secrètes terreurs ; des éclairs affreux, les sifflemens aigus du vent, ne lui permirent pas de goûter un moment de sommeil. La tempête se calma ; mais Palmira était trop agitée pour s’endormir. Dès que le jour commença à paraître, elle se leva et ouvrit ses volets : l’horizon alors était serein ; les premiers rayons du soleil, réfléchissant sur la couleur bleuâtre des montagnes, formaient un spectacle doux et agréable, propre à calmer son imagination troublée. Il était à peine six heures, ce qui ne l’empêcha pas de descendre dans les jardins.

Ils étaient beaux, bien entretenus. Après en avoir parcouru une partie, miss Eveling s’arrêta dans un bosquet décoré de différens bustes de marbre ; elle en admirait la sculpture, lorsqu’elle entendit de plaintifs gémissemens : elle sort du bosquet, et apperçoit une jeune femme couverte des plus misérables vêtemens, presque évanouie contre la grille qui séparait le jardin de la prairie. Palmira aussitôt appelle un ouvrier travaillant à peu de distance, le prie d’ouvrir cette grille, et court à la pauvre femme lui faire respirer des sels d’Angleterre, et recommande à l’ouvrier de courir chercher du vin chez le jardinier, pour essayer de la ranimer, son état ne semblant provenir que de faiblesse.

Comment ! il existe de l’humanité dans cette maison ! s’écrie en pleurant l’infortunée, je l’en croyais bannie. Palmira, touchée des accens de sa voix, lui adressait quelques questions lorsque la jardinière arrive, jette un cri en voyant la malheureuse créature. C’est toi Paula ! Est-il possible ? Que viens-tu faire ici ? Je tremble que l’on ne m’apperçoive te parlant. Ô mon Dieu ! elle était si jolie, si pimpante naguère ! Qui la reconnaîtrait maintenant ? Prends bien vîte le verre de vin et fuis, mon enfant.

Non, non, je veux mourir ici, reprend Paula en sanglotant ; ces persécutions finiront peut-être avec ma vie, et il m’accordera alors, pour dernier asile, un coin de cette terre dont il m’a chassée.

Je n’ose te parler plus long-temps, on me renverrait ; va-t-en, va-t-en, Paula. En finissant ces paroles, la jardinière était déjà bien loin, et Palmira émue, ne pouvant se défendre d’un mouvement d’intérêt, dit avec bonté : Il me paraît que vous seriez exposée à quelque danger si vous étiez reconnue ici ; il faut vous éloigner, et accepter ce léger secours. Alors, elle lui remit deux louis qu’elle avait dans sa bourse. Si bonne et si belle ! dit Paula, en levant ses mains vers le ciel, comme pour le remercier de lui avoir envoyé une telle bienfaitrice… À votre air, madame, je vous suppose parente de miladi Sunderland.

Palmira, en soupirant, répondit qu’elle avait un autre titre dans la maison. — Du moins vous y êtes puissante, honorée, je n’en doute pas… À l’abri des atteintes du scélérat Carloni. Qui êtes-vous donc ? s’écria enfin miss Eveling. Une victime de cet homme, répliqua Paula tristement, une malheureuse jeune fille, abusée, perdue par lui. Et ses pleurs, son désespoir, attestaient la vérité de ses plaintes.

Palmira, réfléchissant un moment, lui dit : Je suis vraiment fâchée que, parmi vos infortunes, vous ayez à déplorer la perte de votre innocence. — Hélas ! quelques circonstances et l’excès de mes peines, me rendent digne encore de votre pitié.

La manière de s’exprimer de cette jeune femme contrastait tant avec son costume, ressemblait même si peu à celle des autres paysannes, que Palmira, desirant sincèrement adoucir sa situation, lui demanda si elle n’aurait pas quelque répugnance à lui confier son histoire. — Oh ! madame, vous êtes peut-être la première de qui j’aie obtenu une consolante compassion ; j’ose donc compter aussi sur votre indulgence, et je vais vous parler avec autant de franchise que j’en mettrais à déposer mes plus intimes pensées dans le sein de la divinité.

Palmira l’engagea à prendre encore un peu de vin, la conduisit sur un banc de pierre jusqu’au dehors de la grille, la fit asseoir à ses côtés ; et Paula commença ainsi :

Le vertueux Jéronio, mon père, était fermier de Balsemy, une des plus considérables dépendances de Mont-Fierry, et que vous pouvez appercevoir là-bas au-delà de cette prairie. J’avais deux frères aînés, et ayant perdu ma mère en venant au monde, cette réunion de circonstances détermina mon père à céder au desir de la veuve d’un riche bourgeois de Florence qui, me connaissant depuis ma première enfance, voulut absolument m’avoir auprès d’elle. Je lui fus donc confiée : elle soigna mon éducation ; mais malheureusement m’éleva plutôt comme son enfant, que comme celui d’honnêtes, mais simples villageois. À peine avais-je atteint l’âge de treize ans, que j’eus le malheur de la perdre presque subitement. Toutes ses bonnes intentions à mon égard n’avaient pas eu le temps de se réaliser. Hélas ! je ne regrettais que sa respectable personne !

Aussitôt après sa mort, mon père vint me chercher ; mes frères venaient de périr dans une maladie épidémique qui avait régné dans ces cantons. Ce fut donc avec un mélange de tendresse et de douleur que ce bon vieillard serra sa fille unique dans ces bras. Ma chère Paula, me dit-il, je n’ai à t’offrir qu’une existence rustique, et tu as connu un sort plus doux, plus agréable. Sa figure vénérable, ses cheveux blancs, ses caresses, m’émurent jusqu’au fond du cœur, et je l’assurai que je me trouverais toujours heureuse près de lui. Effectivement, en revenant au village, cette vie champêtre, animée, l’aisance que je trouvais dans la ferme, la bonté de mon père, me rendirent bientôt ma gaieté naturelle, que la perte de ma bienfaitrice avait altérée…

Avec la meilleure volonté du monde, j’étais d’une mal-adresse sans exemple à tous les travaux auxquels j’aurais dû vaquer. Mon père en riait lui-même, et appelait bien vîte une servante à ma place. À la saison des moissons, des vendanges, mes jeunes compagnes, venant me trouver, me disaient : Paula, tu es trop délicate pour te fatiguer à un pareil ouvrage ; apprends-nous une jolie chanson, quelques pas de danse, et cet arrangement de part et d’autre se faisait avec grand plaisir.

Mais insensiblement je m’habituais à la dangereuse paresse ; j’étais enjouée, jolie, me répétait-on sans cesse. Ma mise avait plus de recherche et d’élégance que celle des autres habitans du canton. Assise sous un olivier, quand je chantais une romance ou un air d’opéra, le cultivateur arrêtait un moment sa charrue pour avoir le loisir de m’entendre ; les pâtres et les filles qui gardaient leurs troupeaux dans les prairies, les laissaient errer à l’aventure, et accouraient autour de moi. Je jouissais donc d’une espèce de célébrité ; mon bon père s’en enorgueillissait d’autant plus, qu’il me trouvait toujours respectueuse, sage et soumise.

Je ne vous ai encore parlé, madame, que de mes jours de bonheur et d’innocence : me voici arrivée à une époque où j’aurai à vous offrir un terrible contraste.