Maradan (4p. 90-106).


CHAPITRE XLIII.




Un soir, au moment de se coucher, miss Eveling entendit sous le portique du palais Sunderland (sur lequel donnaient ses croisées) une musique délicieuse. Rosine, qui l’aidait à se déshabiller, dit tout de suite : Voici, je gage, une galanterie de monsieur Carloni. — C’est donc pour vous, mon enfant. — Pour moi ? mademoiselle, oh ! M. Carloni est devenu trop grand seigneur pour une simple camériste. À la bonne heure, il y a treize ou quatorze ans qu’il n’était que second valet de chambre de monsieur le duc ; mais aujourd’hui, intendant, presque maître de la maison, il ne peut s’adresser qu’à une belle demoiselle comme vous.

Palmira, recevoir les hommages d’un tel homme ! tout son être se révoltait à cette idée. Je ne sais, continua Rosine, comment j’ose parler ainsi. La crainte et l’intérêt lui ont assuré mes compagnes, et les autres serviteurs ; mais j’ai bien vu, miss Eveling, que vous n’en faisiez pas un cas extrême, et je me permets de plaisanter sur sa grandeur. Elle ajouta plus bas, et mystérieusement : On dit dans Florence qu’il finira par engloutir toute la fortune de madame la duchesse, qu’il s’en est même déjà approprié la meilleure partie. Du temps de milord, m’a-t-on compté, ce n’était ici que des fêtes, des repas splendides. Depuis sa mort, l’adroit Carloni, pour se rendre plus nécessaire à madame, l’a isolée de tout le monde. Il ne vient pas une visite dans ce palais. Aussi, combien cela est triste ! Cela est encore pire à Mont-Fierry, où nous allons aller, dans un mois, passer l’été.

Palmira, à qui le babil de Rosine n’avait pas laissé de faire une certaine impression, crut devoir lui recommander plus de ménagement lorsqu’elle parlerait d’un homme à qui miladi avait sans doute reconnu de la probité et des qualités essentielles, pour l’avoir élevé jusqu’à son intime confiance. Ce n’est pas toujours la probité qui réussit près des grands, reprend la naïve Rosine.

Elle se préparait à continuer le panégyrique de M. Carloni ; mais sa maîtresse y mit fin en se couchant. La musique dura encore plus d’une demi-heure, et ce fut pour la première fois de sa vie qu’elle produisit une impression désagréable sur les sens de Palmira.

Le lendemain de cette espèce de déclaration indirecte, miss Eveling eut une nuance très-marquée de froideur avec Carloni, qui ne le remarqua que trop. Cet homme était arrivé jusqu’à l’âge de trente-sept ans, s’occupant profondément des moyens de faire sa fortune. Cependant, aimant éperduement les femmes, pour concilier son plaisir et son principal but, il les avait toujours choisies dans la classe la plus méprisable, la plus obscure, afin de leur sacrifier moins de soins et de temps.

Dès la première fois qu’il l’apperçut, Palmira lui inspira un violent amour ; mais sa vertu, sa dignité, étaient si imposantes, qu’il n’osa former que des vœux légitimes. Malheur à elle, pensa-t-il, si elle les dédaignait ! Effectivement, ses passions, effrénées dans tous les genres, n’avaient jamais connu de bornes. Il voulait encore attendre quelque temps pour se déclarer, ayant remarqué que ladi Sunderland n’était pas aussi affectionnée pour miss Eveling qu’il avait dû le présumer ; ne doutant pas cependant que sa bienveillance ne finît par naître, il remit à cette époque pour solliciter ce puissant appui.

On faisait déjà des préparatifs de départ pour Mont-Fierry, lorsqu’un matin, Palmira, entrant chez la duchesse, la trouva entourée de lettres, et d’un air plus gai qu’elle ne l’avait ordinairement, elle s’empressa de lui dire : Mon réveil a été agréable. J’ai reçu des dépêches d’Angleterre. Milord Edward me fait part du mariage de sa fille avec l’héritier du respectable Alvimar. Cela est très-convenable.

L’obscurité de l’appartement déroba le trouble de Palmira, qui voulait se réjouir du bonheur d’Abel et de Simplicia ; mais l’épreuve était au-dessus de la faible humanité. Aussi sentit-elle bien que son arrêt de mort l’eût moins affectée qu’une pareille nouvelle. Il lui sembla que, malgré ses malheurs, un lien secret l’avait attachée à la vie jusque-là, et que cet instant venait de le rompre à jamais. Réellement, le sentiment tendre, exalté, qu’elle avait conservé à Abel devenait un crime, puisqu’il était l’époux de Simplicia. Elle ne pouvait plus aimer. Ah ! jeune infortunée ! on conçoit le vide affreux de ta douloureuse existence. Anéantie, prête à fondre en larmes, elle cherchait un prétexte pour se retirer quand la duchesse la pria d’écrire, sous sa dictée, à son fils. Assurément elle n’était pas en état ; ensuite, redoutant que son écriture ne fût reconnue, elle répondit qu’elle s’était foulé la main droite, et ne pouvait s’en servir.

Miladi se contenta de cette excuse, et lui montra le portrait du jeune couple qui lui avait été envoyé. Ils sont charmans, ajouta-t-elle. La pauvre Palmira se vit donc obligée de contempler de sang froid la frappante image d’Abel et de Simplicia. Ne pouvant s’arracher un seul mot d’éloge, elle rendit la miniature ; et, voyant Carloni se disposer à écrire en sa place, elle courut donner une heure à sa vive douleur. Elle sentait cependant la nécessité de se familiariser à l’idée d’un événement qu’elle avait même préparé par la généreuse et délicate conduite qu’elle avait tenue à Ermenonville. Cet honorable souvenir devint peut-être sa seule consolation. Elle se raisonna beaucoup, mais pleura encore plus.

Le sujet de son affliction en était un de contentement très-réel pour la duchesse. Aussi Carloni devança-t-il l’intention de cette dernière, en donnant l’air d’une fête à cette journée. On distribua une somme d’argent considérable aux domestiques. On exécuta une parfaite musique pendant le dîner, et le soir les jardins furent délicieusement illuminés. La duchesse se promena long-temps dans ses bosquets, sur sa terrasse, donnant le bras à Palmira, et ayant Carloni à ses côtés. De justes mécontentemens, une longue séparation, leur dit-elle, ne peuvent affaiblir entièrement l’amour d’une mère. Le bonheur de la fille d’Edward, cette fête qui le célèbre, me procurent la plus douce jouissance, et me rappellent ce temps, où, entourée de mes enfans à Sunderland, je passais de si heureux momens.

J’ai entendu parler de milord Edward Sunderland, reprit Palmira comme d’un des meilleurs hommes de la terre. Oui, réellement bon et aimable, répondit la duchesse ; mais on a à lui reprocher son impardonnable faiblesse dans une affaire… (le premier chagrin de ma vie). Ensuite, lors de sa proscription, au lieu de me confier sa fille unique, il la remit entre les mains d’une personne, née, je l’avoue, avec des avantages supérieurs, mais devenue par une faute infâme un objet d’horreur et de mépris.

Palmira, indignée d’entendre ainsi traiter la céleste Élisa, éloigna son bras de celui de la duchesse, qui, ne pouvant comprendre la cause de ce secret mouvement, n’y fit pas d’attention, et continua de dire : Mais, laissons en paix ses cendres ; beaucoup d’épreuves douloureuses, une mort provoquée par l’effet de ses chagrins ont peut-être expié le crime de sa jeunesse. Oh ! que l’amour fut fatal aux Sunderland ! Mon bien-aimé Mortymer ! (et un profond soupir s’élança de son sein, quelques larmes humectèrent ses paupières) toi, du moins, tu ne t’avilis pas, tu sus respecter ton nom ; dans une folle ivresse, tu ne le donnas point à une imprudente créature. Effacez, madame, dit Carloni en l’interrompant, de si tristes souvenirs : rappelez-vous seulement que cette journée n’est consacrée qu’à l’alégresse ; qu’elle paraissait même vous animer il y a quelques momens.

Le feu d’artifice allait commencer ; il fixa l’attention de miladi. Pour Palmira, elle venait d’entendre flétrir la mémoire de sa mère, donner des louanges à l’assassin de son père ; cela augmenta encore les tumultueuses angoisses que pouvait lui donner le spectacle des plaisirs émanés du mariage d’Abel. Ces différens incidens avaient subitement altéré sa santé. Sa pâleur était effrayante, à peine pouvait-elle se soutenir. La duchesse, qui s’en apperçut, l’engagea d’aller prendre quelques repos. Palmira profita à l’instant de cette invitation, et se retira chez elle, non pour goûter le repos, mais pour pleurer et gémir librement.

Carloni, resté seul avec la duchesse, conjectura, d’après sa bonne humeur, que l’instant était favorable pour lui faire quelque ouverture relative à miss Eveling et à ses projets d’union, si sa respectable bienfaitrice ne s’y opposait pas. Lorsqu’il eut parlé, la duchesse parut très-étonnée. Comment ! Carloni, s’écria-t-elle, à près de quarante ans, vous voilà amoureux ! Miss Eveling est fort belle, j’en conviens ; la décence, une certaine noblesse, respirent dans toute sa personne ; mais elle est sans fortune et sans alliance ; quel avantage trouverez-vous en l’épousant ? Carloni répliqua que jamais aucun calcul d’intérêt n’avait dirigé ses actions ; que, se croyant riche et honoré, puisqu’il possédait les bontés de miladi Sunderland, il était heureux d’offrir à la vertu malheureuse un avenir doux et certain.

Excellent homme, reprit la duchesse, je ne vous dissimule pas que, par une singularité des plus bizarres, miss Eveling, ressemblant d’une manière étonnante à ce perfide Français qui sema tant de troubles et de maux dans ma famille, m’inspire parfois, malgré moi, un trouble pénible. Mais qu’elle devienne votre femme, cette prévention, que je déclare injuste, cessera ; et elle partagera mon attachement pour vous. Carloni la remercia avec transport, et la supplia de mettre le comble à ses bienfaits en daignant le proposer à miss Eveling. Autrement, dit-il, d’après sa réserve, sa froideur, je craindrais un refus ; et un mot de madame la duchesse pourrait assurer mon bonheur. Soyez tranquille, reprit-elle, j’arrangerai tout cela, et nous conclurons cette affaire à Mont-Fierry.

Palmira avait eu la fièvre pendant la nuit, et, souffrante, abattue, elle ne sortit pas le lendemain de son appartement. Miladi vint la voir avec Carloni ; démarche qui toucha extrêmement miss Eveling, bien éloignée de songer qu’elle ne la devait qu’aux nouveaux projets de la duchesse. Elle avait compris, en effet, que pour mieux assurer les vues de celui-ci, il fallait témoigner un peu plus d’égards et d’amitié à Palmira. J’imagine, dit miladi, qu’après demain vous serez en état de partir pour Mont-Fierry : l’air y est vraiment salubre, il achèvera votre rétablissement. Après être restée long-temps près d’elle, elle lui donna, en la quittant, un baiser au front, et lui recommanda de soigner sa santé qui l’intéressait véritablement. Ces témoignages d’affection allèrent jusques au cœur de Palmira ; des larmes de reconnaissance tombèrent sur la main de miladi, qu’elle avait saisie : la nature, dans ce moment, semblait lui commander d’accueillir, de protéger Palmira, et lui révéler que ce n’était point une étrangère pour elle.

Deux jours de repos remirent miss Eveling. Elle ne se doutait pas des intentions de la duchesse, qui avait décidé que ce ne serait qu’à Mont-Fierry, qu’elle lui parlerait du mariage dont la célébration, d’après ses projets et ceux de Carloni, devait suivre de très-près la proposition. Ce fut donc sans ce surcroît de malheur, que Palmira partit de Florence.