Maradan (4p. 66-89).


CHAPITRE XLII.




Le lendemain, Carloni lui fit présenter ses respects, et savoir qu’il n’avait osé troubler sa solitude de la veille ; mais qu’il lui demandait la permission de lui présenter sa sœur dans le courant de l’après-midi. Palmira répondit qu’elle les recevrait tous les deux avec plaisir. Effectivement, vers quatre heures, Carloni entra avec sa sœur, assez jolie personne, de dix-neuf à vingt ans, vêtue de meilleur goût que les Italiennes ne le sont en général. Ses manières simples, mais affectueuses, convinrent beaucoup à Palmira, que l’on sollicita encore, avec les plus pressantes instances, de venir loger chez madame Carloni la mère, qui serait venue elle-même l’en prier, si son âge et ses infirmités ne la retenaient chez elle. Palmira ne crut pas devoir refuser davantage, et donna sa parole d’aller le lendemain chez ses nouveaux hôtes. On la remercia mille fois de ce qu’on appelait sa condescendance.

Dans le cours de cette conversation, Carloni déploya un esprit fin, amusant. Sa sœur, de la bonté, de la modestie, et ils se quittèrent satisfaits les uns des autres. Ce n’est pas que Palmira, bien qu’elle s’avouât les véritables obligations qu’elle avait à Carloni, sentît pour lui quelque bienveillance : au contraire, elle éprouvait une espèce d’éloignement, et sans le pouvoir du nom de Sunderland, il ne lui eût pas inspiré la moindre confiance.

Elle mit ordre à ses petits arrangemens ; puis appelant sa femme de chambre, elle lui demanda ce qu’elle comptait faire. — Vous suivre partout, si vous le permettez, miss. — Je vous en remercie Henriette : je ne peux trop assurer encore ce que je ferai en quittant cette ville. Je prévois cependant que j’irai en Italie : En Italie ! répéta deux fois Henriette avec frayeur. — D’où vient votre surprise ? — Ô mademoiselle, qu’allez-vous faire dans ce pays-là ? Mon grand-père y a vécu vingt ans : si vous saviez quelles épouvantables histoires il en racontait ! Où vous croyez voir, disait-il, une fervente piété, il n’y a qu’une superstition barbare et insensée. Là, où l’on vous exprime la bonne foi, et le desir de vous obliger, se trouve la trahison et votre ruine certaine.

Cette fille parlait avec feu, son visage était expressif ; elle arracha un mouvement d’inquiétude sinistre à Palmira, qui tomba dans la rêverie, et Henriette continua ainsi : Des passions effrénées qui chaque jour enfantent des crimes ; une dissolution de mœurs qui contrastent tant avec les vôtres ! Ô ma chère maîtresse ! n’allez pas en Italie. — Vous êtes un enfant, reprit enfin Palmira, votre prévention est outrée et blâmable ; les vertus et les vices se trouvent répandus sur la terre avec une égale mesure.

Henriette, ayant espéré d’abord que son éloquence pourrait changer la résolution que Palmira lui avait annoncée, dit tristement : Vous irez donc en Italie, miss ? — Il y a beaucoup de probabilité. — Le ciel vous y protége et vous y conserve ! mais c’est justement le seul pays où je ne pourrai vous suivre. Je retournerai donc en France avec les femmes de madame de Saint-André, en conservant toute ma vie le souvenir de vos généreuses bontés.

Palmira éprouva quelques regrets de cette prochaine séparation ; Henriette étant une fort bonne créature, elle lui donna une somme honnête pour son voyage, et plusieurs présens assez considérables.

Le jour suivant, mademoiselle Carloni vint la prendre avant l’heure du dîner, et la conduisit à son nouveau logement. La maison était petite, mais propre et commode ; et des fenêtres de l’appartement qu’allait occuper miss Eveling (que nous nommerons désormais ainsi), on dominait sur le port, spectacle vivant et agréable. Palmira trouva M. Carloni qui l’attendait pour la recevoir ; elle témoigna le desir de voir sa mère. Après quelques difficultés, on l’introduisit dans une chambre où était éternellement couchée une femme infirme, comme on le lui avait dit, d’un ton excessivement commun, et qui contrastait beaucoup avec celui de ses enfans.

Cependant elle reçut Palmira de bon cœur, l’assura qu’il suffisait qu’elle fût une connaissance de son fils, pour être la bien venue. Miss Eveling répondit froidement que c’était uniquement sous les auspices de mademoiselle Carloni qu’elle était venue demeurer quelques semaines chez elle, et qu’elle n’aurait pas vu deux fois de suite son fils, sans l’espérance qu’il lui avait donnée de la placer d’une manière décente, et convenable, dans une maison où il paraissait être estimé. Elle se leva aussitôt, prétextant la crainte de l’incommoder, et se retira.

Carloni ne logeait pas chez sa mère, un ancien ami ayant exigé qu’il prît un appartement chez lui ; mais lorsque Palmira fut installée, il l’accompagnait chaque jour à la maison paternelle. M. Laurenti, le futur de sa sœur, honnête jeune homme, rempli de talens, et fils d’un négociant de Nice, et des amis en petit nombre, mais très-bons musiciens, s’y réunissaient volontiers.

Ces enfans de l’harmonie faisaient de fréquens concerts : ils enchantaient Palmira, qui, malgré sa mélancolie habituelle, ne put se dispenser de céder à leurs prières, et qui, exécutant un morceau de harpe et de piano, excita aussi leur admiration. La musique, les promenades lointaines, le travail et la lecture conduisirent Palmira, sans beaucoup d’ennui, à l’époque où devait arriver la réponse de la duchesse.

Effectivement, un matin, Carloni entra chez elle, rayonnant de joie, et une lettre ouverte à la main : il la lui remit ; elle reconnut, non sans émotion, les armes des Sunderland, et elle lut ce qui suit :

« Je suis fâchée, mon cher Carloni, que votre sœur ne puisse remplir les vues que nous avions sur elle ; je m’en console par la certitude qu’un mariage avantageux va faire aussi son bonheur. »

« Je vous rends graces des recherches qui vous ont fait découvrir, pour la remplacer, une jeune personne bien élevée ; je la recevrai avec plaisir et confiance, m’étant présentée par vous. »

« Des chagrins multipliés n’ont pas dû me laisser un souvenir cher et heureux de ma patrie : Néanmoins, je ne suis pas mécontente qu’elle soit anglaise : revenez promptement avec elle. »

Palmira rendit cette lettre, des larmes ruisselaient dans ses yeux. Carloni était bien éloigné d’en pénétrer la cause. Nous partirons quand vous voudrez, monsieur, lui dit-elle. — Dès demain, miss, si cela vous convient. Elle répugnait beaucoup de voyager seule avec un homme ; mais la chaise de poste n’était qu’à deux places, et il l’avait prévenue qu’elle trouverait une femme pour la servir chez miladi Sunderland. Il y aurait donc eu de l’affectation à vouloir en amener une : d’ailleurs le respect, l’exacte décence dont Carloni ne s’était pas écarté, dissipèrent les scrupules ; et, le lendemain, après avoir remercié ses hôtesses de leurs continuelles attentions, miss Eveling monta en voiture.

Les égards de Carloni, le beau pays qu’elle traversait, rendirent ce voyage moins désagréable qu’elle ne l’avait redouté. À une journée de Florence néanmoins, une profonde et douloureuse rêverie s’empara d’elle, songeant à la réception qui l’attendait chez la mère d’Élisa. L’infortune qui avilissait tant de cœurs, avait redoublé l’orgueil du sien : elle ne pouvait supporter l’idée d’être traitée par la duchesse de Sunderland avec pitié ou dédain ; elle le craignait, dans ce moment, en se rappelant l’exil de Roche-Rill, l’exhérédation qu’elle avait provoquée contre sa charmante fille, enfin son ressentiment soutenu ; triste augure d’un caractère que l’âge n’avait pas dû adoucir. Palmira tremblait, et souhaitait n’avoir jamais quitté la chaumière de Rosemond-Hill ou les rochers d’Heurtal… Vivre inconnue dans sa propre famille ! s’y voir presque condamnée à la servitude, et chassée ignominieusement peut-être, si on la devinait un jour ! Ah ! Dieu ! s’écria-t-elle, j’ai pris un parti dont je ne pourrai que me repentir.

Déjà, ils parcouraient les riantes campagnes qui avoisinent Florence, on distinguait dans le lointain ses nombreux palais. Carloni faisait remarquer ce bel ensemble à sa compagne, qui l’entendait à peine. En arrivant le soir assez tard, ses angoisses, parvenues à leur comble, s’adoucirent un peu, en apprenant que la duchesse, atteinte d’une légère indisposition, était couchée, et ne verrait les voyageurs que le lendemain matin. Palmira bénit le délai d’une entrevue qu’elle n’aurait pu réellement supporter dans la situation présente de ses esprits.

Carloni la mena à son appartement, séparé seulement de celui de miladi, par une longue et superbe galerie, décorée des richesses d’Italie. Le portrait en grand du feu duc était placé au milieu : ceux de Mortimer et d’Edward à ses côtés ; mais on n’y voyait pas celui d’Élisa ; et sa fille, après l’avoir inutilement cherché des yeux, ne put se défendre des plus accablantes réflexions.

Trois pièces agréablement ornées composaient le logement de Palmira ; des vases de prix, remplis de fleurs et de parfums, y avaient été portés par les ordres précis de Carloni. Une jeune fille vint aussi lui dire : que si elle avait le bonheur de lui convenir, elle se dévouerait entièrement à son service. Palmira la remercia, et se coucha de suite, sans vouloir prendre part au souper qui lui avait été servi. L’excès de la fatigue et de l’accablement lui procurèrent une nuit assez paisible.

Le lendemain, de bonne heure, elle se mit à sa toilette, négligée depuis long-temps ; mais cette fois, desirant paraître belle aux yeux de miladi Sunderland, elle se para d’une robe de mousseline extrêmement fine, parsemée de roses et de lilas blanc, qu’elle avait brodée elle-même. Ses cheveux noirs furent tressés autour de sa tête, et attachés seulement avec une épingle d’or. Sa taille, la perfection de ses traits s’assortissaient très-bien avec cette coiffure grecque.

Lorsque Carloni vint la prendre, il la contempla quelques instans avec le silence de l’admiration, et lui annonça que la duchesse était disposée à la recevoir. Vous tremblez, mademoiselle, ajouta-t-il ; vous avez bien tort. Elle traversa lentement la galerie, et se trouva chez miladi, à qui Carloni la présenta dans les termes les plus flatteurs. La duchesse lui tendit la main avec assez d’aménité ; Palmira la baisa avec respect, et une si forte palpitation, qu’il lui sembla que son cœur allait s’échapper de son enceinte.

Elle s’assit en face de sa nouvelle protectrice, et, dans un clin d’œil, distingua, malgré son trouble, que miladi Sunderland ne ressemblait pas à sa fille Élisa, ni à son fils Edward. Cependant on voyait bien qu’elle avait été belle. Ses soixante années n’avaient pas entièrement flétri sa figure blanche et régulière, mais l’expression en était froide et sévère. Elle déguisait le son de sa voix, naturellement dur, par une manière de parler grave et mesurée, qui lui donnait plutôt quelque chose d’imposant que de désagréable. Vous me paraissez bien jeune, dit-elle à Palmira. J’ai vingt ans passés, madame, répondit celle-ci.

Dans ce moment miladi la regarda fixement, et fronça légèrement le sourcil. Une fugitive idée parut répandre quelque ombre sur son front. Palmira s’en apperçut, et frissonna. Sa ressemblance avec Saint-Ange était si frappante, à ce que lui avaient assuré sa mère, Akinson et madame de Saint-Pollin, qu’elle ne douta pas que la duchesse n’eût fait cette observation, qui pouvait devenir si cruelle et si embarrassante ; mais cette dernière lui dit seulement alors : Vos traits ne me sont pas inconnus. Il est possible que j’aie connu vos parens. Ont-ils vécu à Londres ? Ils n’ont jamais quitté le Northampton-Schire, balbutia Palmira, que pour venir à Paris, étant forcés de s’expatrier par des malheurs de fortune, et c’est dans ces lieux que je les ai perdus. — Vous entrâtes de suite chez madame de Saint-André ? — Non, madame, je me retirai au couvent où je connus cette adorable femme.

Alors, la duchesse se retournant vers Carloni, l’entretint de quelques affaires avec l’abandon de la plus parfaite confiance. Il égaya, dans ses réponses, un sujet naturellement aride et ennuyeux, et ses piquantes saillies arrachèrent plus d’un sourire à miladi Sunderland ; mais bientôt, ramenant la conversation sur miss Eveling, il parla avec éloge de ses nombreux talens. Il était écouté avec assez d’indifférence quand on vint l’avertir qu’un fermier de Mont-Fierry demandait à le voir. Il salua ces dames, et les laissa seules.

La duchesse au même instant pria sa jeune compagne de lui lire quelques pages d’un ouvrage français, qui se trouvait sur sa cheminée ; Palmira le prononçait aussi facilement que sa langue naturelle. Ladi Élisa s’étant plue à la perfectionner dans celle de son père. Elle commença donc à lire. Son organe onctueux, harmonieux seulement avec plus de douceur, était absolument semblable à celui de Saint-Ange ; aussi sa mère, pour cette raison, aimait particulièrement à l’entendre.

Plus de vingt années s’étaient écoulées depuis la mort de cet infortuné Saint-Ange ; mais la haine, comme l’amour, grave fortement les moindres souvenirs ; et les accens de Palmira en rappelèrent de si terribles à la duchesse, qu’elle s’écria avec un mouvement d’horreur, et d’un ton altéré : Le ciel vous préserve d’une ressemblance de plus !… vous n’en avez déjà que trop avec un être perfide et ingrat. Le livre tomba des mains de Palmira. La plus légère question l’eût perdue dans un tel moment ; mais miladi ne songea pas à lui en faire.

Afin que l’on n’enlevât pas à sa sœur son cher et malheureux enfant, Edward avait répandu le bruit, et même donné des preuves, qu’il n’avait pas survécu à sa naissance. Lorsque Palmira avait paru dans le monde sous le nom de miss Harville, la comtesse de Cramfort, et quelques autres parens initiés dans les anciens secrets de la famille avaient bien conçu un violent soupçon ; mais il n’était point parvenu aux oreilles de la duchesse, et elle n’attribua qu’au hasard ces différens rapports entre Saint-Ange et Palmira. Néanmoins cela fut peut-être la cause d’une sorte de froideur qu’elle manifesta constamment à cette dernière, de qui d’ailleurs elle goûtait les manières nobles, l’instruction et les talens.

Cette première entrevue passée, miss Eveling sut vaincre ses émotions, et s’efforça de ne voir qu’une étrangère dans son aïeule. Cependant, lorsqu’elle en essuyait quelque accès d’humeur ou de caprice, ce qui arrivait assez fréquemment, elle ne manquait point de se dire : cela ne serait point insupportable si j’avais à les endurer comme sa fille ; mais elle me traite de même que ses femmes, peut-être avec moins de ménagement encore… Carloni aussi l’importunait trop souvent dans le peu d’heures qu’elle aurait pu consacrer à la retraite, à sa liberté ; il venait la troubler sous différens prétextes ; et, sans s’écarter des bornes du plus profond respect, il décelait quelquefois un sentiment qui humiliait, effrayait Palmira.

Elle n’osait pas le maltraiter ouvertement, tant qu’il ne s’exprimerait comme il le faisait, que par ses regards et une recherche de soins extrêmes ; puis sa grande faveur près [illisible] [1]


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