Maradan (4p. 26-37).


CHAPITRE XL.




Le lendemain matin, la maréchale partit avec miss Delwine dans une voiture où elles étaient seules. Les femmes de chambre et les autres personnes de la suite en remplissaient deux autres.

On voyagea à petites journées. Madame de Saint-André était si bonne, si confiante, que Palmira s’en voulait intérieurement de conserver des secrets envers elle. Cependant elle ne lui révéla autre chose sur ce qui la concernait, sinon qu’elle était nièce de madame de Saint-Pollin ; qu’elle avait perdu son père à une époque qui ne lui permettait pas de se le rappeler ; que sa mère, madame Delwine, n’existait plus depuis plusieurs années ; qu’enfin différens événemens malheureux l’avaient amenée en France, où la banqueroute de M. de Morsanes avait entièrement englouti les débris de sa fortune.

Madame de Saint-André reconnut aisément que sa jeune amie n’avait pas été d’une exacte franchise dans son récit. Son éducation si soignée, la dignité de son maintien, une certaine hauteur qui perçait dans ses manières, lui firent présumer que sa destinée était plus illustre qu’elle ne voulait le faire croire ; mais elle respecta ce mystère, et attendit du temps une confidence plus entière.

Arrivées à Nice, nos voyageuses trouvèrent une maison prête pour les recevoir, située à l’entrée de la ville.

La maréchale voulut enfin y vivre pour elle, et ne voir, dans le grand nombre de ses compatriotes qui se trouvaient dans cette ville, que ceux qui lui convenaient parfaitement.

Effectivement, elle se forma une société peu nombreuse et choisie ; elle faisait de fréquentes et agréables promenades. Presque tous les soirs, il y avait chez elle des concerts sans apprêts, dont Palmira faisait les délices. Une fois cependant, que l’on ne s’était occupé que de conversation, on causa et disserta beaucoup sur l’amour. Madame de Saint-André s’exprima sur ce sujet avec une délicatesse, une sensibilité, et même avec une vivacité qui n’échappa point à Palmira. Quand elles furent seules, celle-ci lui en parla : En vérité, madame, dit-elle, jamais à la cour d’amour on n’improvisa avec plus de charme et d’éloquence que vous ne l’avez fait ce soir. Je vous assure, reprit la maréchale en souriant, que mon habileté ne naît cependant que de la théorie. Ce sentiment, que nous avons si bien analysé, me fut toujours étranger. Je vois du doute dans vos yeux. Écoutez, ma chère Delwine, quelques détails de ma vie, et vous en serez convaincue.

Ma naissance est ce qu’on appelle vulgairement, noble ; mais, dénuée de fortune et d’illustration, je ne devais pas espérer de devenir un jour madame de Saint-André. Je le dois à la reconnaissance, à la bonté du maréchal de ce nom, à qui des actions d’éclat avaient valu ce titre, avant l’âge avancé où on l’obtient ordinairement. Mon père, dans une affaire, lui avait sauvé la vie : la seule récompense peut-être à lui offrir était le bonheur, l’élévation de sa fille ; et M. de Saint-André me demanda en mariage.

J’avais à peine douze ans ; j’étais jolie, assurait-on, naturellement bonne, et n’ayant eu que des exemples de vertu sous les yeux. Voilà les uniques avantages que j’apportai à un des plus grands seigneurs de la France, puissamment riche, en faveur à la cour, et estimé de ses concitoyens. Il avait alors près de cinquante ans ; il était d’une figure spirituelle, mais d’une laideur qui la rendait peu attravante. La joie de mes parens, l’éclat de cette alliance, m’éblouirent, et ce fut avec contentement que je me laissai conduire à l’autel. On décida que je vivrais encore quatre années d’une manière retirée, et ne verrais M. de Saint-André que comme l’ami de la famille. Mais il quittait le moins possible la maison de mon père, et, dans d’utiles et agréables entretiens, il forma mon cœur, orna mon esprit, dirigea mon jugement vers d’excellens principes. Enfin, si je vaux quelque chose, c’est à lui à qui je le dois.

L’époque convenue étant arrivée, je vins habiter son hôtel, et l’on me présenta à la cour. L’âge de mon époux, si difièrent du mien, mon extrême gaieté, firent présumer à plusieurs hommes que rien ne serait plus aisé que de parvenir à me plaire. Je devins donc l’objet des séductions de certains personnages que la mode proclamait être aussi charmans que dangereux. M. de Saint-André devint mon confident ; sans lui, j’aurais osé répondre de ma conduite au fond, mais non d’une apparente légèreté : avec un guide semblable, je sus m’en préserver, et je ne tardai pas à jouir d’une considération qu’il est rare d’obtenir dans la première jeunesse. J’eus le plaisir d’apprendre que l’on avait reconnu qu’il fallait renoncer à me suivre, que je n’aimerais jamais que mon mari… j’ai même l’amour-propre, ma chère amie, de vous répéter ce que l’on ajouta : Il faut le lui pardonner, elle est sage sans être prude ; ce qui doit être, puisque tant de nos femmes sont prudes sans être sages. Mais je vous épargne les autres réflexions de ces messieurs.

À vingt-cinq ans, j’éprouvai le desir de partager mon temps entre le grand monde et le séjour moins tumultueux de la campagne : j’en parlai à M. de Saint-André qui en frissonna. Son unique faible était d’être persuadé qu’il ne pourrait vivre ailleurs qu’à Versailles, ce qui augmentait peut-être aussi le mérite de ses sentimens vertueux. Voyant sa répugnance, j’abandonnai mon idée, et continuai ma carrière si brillante, et si douce en même temps, puisque j’y avais rencontré des amis véritables.

Il y a trois ans maintenant, j’éprouvai le premier malheur de ma vie, je perdis mon aimable et respectable époux. Vous devez croire à l’excès de ma douleur ; l’habitude d’une félicité exempte de troubles, rendit le coup plus terrible. Je sentais bien que la retraite m’eût soulagée : mais ce n’était pas le moment de me dérober aux témoignages du tendre intérêt que m’attira cet événement, et que je reçus généralement. Néanmoins, l’aspect des lieux où j’avais vécu avec mon bienfaiteur, l’ami de mon enfance, l’appui de ma jeunesse, nourrissait ma mélancholie, et finit par altérer ma santé.

Pendant long-temps je l’ai peu soignée ; enfin on m’a presque forcée de m’en occuper sérieusement, ce qui n’a pas opéré de grands succès. Le voyage de Nice m’a été ordonné. Je vous ai rencontrée précisément à cette époque, et j’en conçois un heureux augure. Nos courses méridionales terminées, j’irai finir mes affaires à Paris, et de là me retirer dans une de mes terres, où j’espère, dans le sein de l’amitié, goûter encore des jours de paix et de bonheur…

Vous voyez, miss Delwine, que me voici arrivée au port, sans avoir essuyé l’orage des passions. Oh ! assurément cela n’affaiblit en rien la tendre compassion que m’inspirent celles qui n’en ont pas été préservées, et qui en sont devenues les victimes.

Palmira soupira et rougit… Ce mouvement avait rapport à elle ; il était émané de la dernière réflexion de la maréchale ; mais il fit bientôt place à des sensations de respect et d’admiration. Comment ne pas adorer, en effet, une vertu si austère pour elle, si indulgente pour autrui ? Les détails que Palmira venait d’entendre, redoublèrent donc encore son attachement pour madame de Saint-André : le calme de l’ame de cette femme angélique se communiqua jusqu’à la sienne. L’image d’Abel l’agitait moins à ses côtés, que lorsque elle s’en éloignait ; et l’orgueil de son caractère, que l’on imaginera facilement être toujours le même, n’avait jamais été affecté désagréablement depuis qu’elle était sous cette protection. L’amie de la maréchale de Saint-André était généralement comblée d’égards : enfin Palmira se flattait d’un avenir paisible et heureux.

Que de projets elles formaient, se promenant sur le rivage ou dans les champs d’orangers qui avoisinent Nice ! la douce philantropie en était la base. Palmira pensait avec délice qu’elle pourrait être encore bénie en Bretagne, comme elle l’avait été à Heurtal et à Sunderland.