X

Revendications social-démocratiques.

L’État centralisé et tout-puissant ; les droits, les besoins des individus soumis à la discipline, subordonnés aux ordres des fonctionnaires d’État, la production organisée par l’État, les citoyens enrégimentés dans l’armée du travail, spécialement pour l’agriculture (Manifeste Communiste)…, tel se révèle l’idéal baroque de ce socialisme répulsif qu’on tâche d’imposer aux ouvriers sous le nom de « socialisme scientifique ». Nous connaissons déjà la philosophie métaphysique et réactionnaire de cette école. Examinons à présent ses conceptions socialistes, ses revendications d’aujourd’hui. Peut-être que de nos jours, sous l’influence du progrès général des sciences et de la culture intellectuelle, la social-démocratie modifie la conception soldatesque du Manifeste daté de 1848. Prenons l’ouvrage contenant le programme officiel de la social-démocratie scientifique, l’ouvrage de K. Kautsky : Les Bases de la social-démocratie.

Que professe aujourd’hui le parti au sujet de la production socialiste et sur le droit individuel dans la société future ?

Dans le chapitre X sur « le socialisme et la liberté », nous lisons :

« La production socialiste n’est pas compatible avec la liberté du travail, c’est-à-dire avec la liberté pour l’ouvrier de travailler quand, où et comment il l’entend… C’est vrai, sous le régime du capitalisme l’ouvrier jouit encore de la liberté jusqu’à un certain degré. S’il ne se plaît pas dans un atelier, il peut chercher du travail ailleurs. Dans la société socialiste (social-démocratique), tous les moyens de production seront concentrés par l’État et ce dernier sera le seul entrepreneur ; il n’y aura pas de choix. L’ouvrier de nos jours jouit de plus de liberté qu’il n’en possédera dans la société socialiste (social-démocratique).

« Ce n’est pas la social-démocratie qui élimine le droit de choisir le travail et le temps, mais le développement (?) de la production même. »

La production, mais non la violence, créa toutes les iniquités, et l’oppression dans le passé, nous disait Engels ; la même production créera l’esclavage dans la société social-démocratique, nous assure l’ouvrage officiel du parti. S’il en est ainsi, pourquoi la même production créa-t-elle dans le passé comme aujourd’hui deux catégories d’hommes : les uns prêchant la discipline, la subordination, la soumission et l’esclavage ; les autres la liberté, l’affranchissement, la révolte et la solidarité ? Pourquoi la social-démocratie prêche-t-elle toujours les doctrines de ceux de la première catégorie, que l’histoire stigmatise des noms de réaction, d’obscurantisme, d’oppression ? Bien que ces deux catégories fussent le résultat du mode de production, néanmoins l’humanité accomplissait son évolution progressive en combattant toujours les hommes et les institutions de la première catégorie et en acclamant les hommes et les institutions de la seconde. Je n’insiste pas sur la conception complètement erronée de l’influence exclusive de la forme de production dans l’histoire. Mais admettons qu’elle soit exacte. Je n’en vois pas davantage pourquoi la social-démocratie prêche aux opprimés, aux exploités les doctrines de subordination et d’obscurantisme, et s’attache à ridiculiser les idées d’émancipation et de solidarité prêchées par R. Owen et autres amis ou bienfaiteurs de l’humanité. Les théoriciens et les chefs du parti trouvent-ils le peuple insuffisamment abruti par l’Église, l’État, l’exploitation, la magistrature, le militarisme, etc. ?…

Il ne faudrait pas croire que les passages plus haut cités expriment les idées personnelles de Kautsky, écrivain assez médiocre en lui-même : cet idéal d’une société subjuguée par l’État est la base fondamentale de la social-démocratie en tous pays. Un autre social-démocrate, un Anglais et de beaucoup supérieur au précédent, S. Webb, dans sa brochure Le Socialisme vrai et faux, affirme à ses lecteurs que « rêver d’un atelier autonome dans l’avenir, d’une production sans règles ou discipline… n’est pas du socialisme »[1]. Un troisième, un Russe cette fois-ci, très estimé des démocrates, est si scandalisé par l’idée que l’humanité pourra vivre dans une société solidaire, n’ayant d’autre guide que l’entente libre, qu’il ne trouve rien de mieux que de ridiculiser nos principes de solidarité en disant : « Dans la société future des anarchistes, on guillotinera par libre entente. »

Pauvre homme ! ton cerveau est si encombré des notions de discipline, d’ordre, de subordination, d’exécution et autres beautés de la société esclavagiste et militaire, qu’il ne peut pas imaginer la peine de mort abolie par l’humanité éclairée.

Au nom de quel bien-être ces rêveurs de caserne, d’armée du travail, de discipline et de la subordination veulent-ils priver l’humanité social-démocratique de liberté, d’initiative et de solidarité ? Peut-être pensent-ils réaliser un système communiste si parfait que l’individu se soumettrait volontiers à tous les ordres et à tous les commandements des fonctionnaires de l’État. Voyons comment les législateurs de la social-démocratie prétendent organiser la distribution des produits du travail ainsi discipliné.

Le même Kautsky, dans le chapitre IX du même ouvrage : « Distribution des produits dans l’État futur », répondant aux objections des adversaires du socialisme, déclare :

« Nos adversaires devraient démontrer que l’égale rétribution est une conséquence inévitable du socialisme. » Je crois que les adversaires peuvent démontrer bien facilement à cet auteur et aux démocrates allemands que, hors l’égalité ou équivalence économique, il n’y a pas de socialisme et que le communisme, sous le drapeau duquel les élèves d’Engels prétendent se ranger, accepte comme principe fondamental : « De chacun sa volonté, à chacun selon ses besoins. » Mais Kautsky continue, au nom de la démocratie allemande, à enseigner aux ouvriers que dans leur État social-démocratique :

« Toutes les formes de salaire contemporain : rétribution à l’heure ou aux pièces ; primes spéciales pour un travail au-dessus de la rétribution générale ; salaires différents pour les genres différents de travail,… toutes ces formes du salaire contemporain, un peu modifiées, sont parfaitement praticables dans une société socialiste. » Ici il est nécessaire de ramener à la vérité ce philosophe du « socialisme scientifique ». Le système du salaire pourra fonctionner dans leur État social-démocratique, comme il fonctionne dans l’État exploiteur et capitaliste actuel, mais jamais dans une société socialiste. L’auteur et ses amis se trompent du tout au tout en croyant que leur État démocratique, militairement organisé avec le système de rétribution par salaire, l’appelât-on encore salaire qualificatif, a quelque rapport avec le socialisme. Ce dernier, d’après la conception des premiers préconisateurs du socialisme, affirme les droits de l’individu à la liberté sans restriction, au développement complet et harmonieux ; il nie l’exploitation de l’homme par l’homme, par la société, par l’État ; il nie justement le système — si cher aux démocrates allemands — du salariat. Le salariat est la base du capitalisme ; en l’admettant pour votre État, vous confirmez, messieurs, ce que les gens de bien disaient depuis longtemps à votre adresse : Vous avez dénaturé l’idée fondamentale du socialisme ; vous avez substitué à l’émancipation la discipline et la subordination, à la solidarité l’ordre et l’obligation de la caserne, à l’égalité économique le privilège, et en cela vous avez trahi la cause du peuple, les revendications de l’humanité souffrante. C’est avec raison que notre ami Domela Nieuwenhuis, en parlant de vous, poussait ce cri : « Le socialisme est en danger ! » C’est pour cela aussi que vous avez mérité des éloges de la bourgeoisie éclairée. À vrai dire, la bourgeoisie radicale pourrait non seulement adopter une pareille profession de foi, prétendue socialiste, avec le système de salaire qualificatif, mais encore observer que les revendications du parti social-démocratique, formulées par le chef et fondateur du parti, Liebknecht, sont plutôt modérées. Dans son article : Le Programme du socialisme allemand[2], Liebknecht pose la question : « Qu’est-ce que nous demandons ?  » puis il déclare :

« Liberté absolue de la presse, liberté de conscience absolue, suffrage universel pour tous les corps représentatifs, pour tous les services publics, soit nationaux, soit communaux ; éducation nationale (?), les écoles ouvertes à tous, l’éducation et l’instruction accessibles à tous avec la même facilité ; l’abolition de l’armée permanente et l’organisation d’une milice nationale, de sorte que chaque citoyen soit soldat, et chaque soldat, citoyen ; une cour d’arbitrage international ; l’égalité des sexes ; les mesures de protection pour la classe ouvrière (limitation des heures de travail, règlements sanitaires, etc.). »

Pour qu’il n’y ait pas de doutes, Liebknecht ajoute :

« Ce sont des réformes déjà accomplies ou en train d’être réalisées dans les pays avancés, et elles s’accordent pleinement avec la démocratie. » Avec la démocratie, oui, mais pas avec le socialisme. Et puis, la démocratie et les libéraux des pays avancés ont déjà réalisé ou sont disposés à réaliser immédiatement le fédéralisme, le referendum, la législation directe, l’autonomie communale, — institutions niées et combattues par les social-démocrates. Nous savons déjà que Marx et Engels avec Multman Barry (l’agent des conservateurs anglais) ont exclu les fédéralistes de l’Internationale, que Liebknecht se déclara encore en 1872 (alors qu’il était encore révolutionnaire, ce qu’il n’est plus aujourd’hui) « l’adversaire de toute république fédérative » ; que les social-démocrates anglais — heureusement leur nombre est insignifiant et, sauf Hyndman, tous sont des médiocrités — ont combattu le referendum et votèrent aux dernières élections pour les conservateurs, contre le ministère gladstonien qui, lui au moins, avait introduit la journée de travail de huit heures dans tous les établissements et ateliers du gouvernement, avait obtenu l’autonomie communale, et luttait en faveur du « home-rule » et pour l’abolition de la Chambre des lords.

Même en France, où la tradition de la Commune est si forte, les social-démocrates, sans soupçonner qu’ils font le jeu de l’école réactionnaire de Hegel, évitent d’employer les mots fédéralisme, fédération. Ils n’osent pas prêcher l’organisation de « l’armée du travail spécialement pour l’agriculture » ; ils n’osent pas non plus, malgré leurs aspirations les plus chères, abolir des fédérations locales, mais ils évitent le mot détesté par Hegel, Bismarck, Engels, Liebknecht et autres et appellent leurs fédérations « agglomérations ». Ces savants du « socialisme scientifique » ignorent que le terme géologique agglomérat signifie amoncellement, entassement de divers minéraux et que les hommes et les sociétés solidaires s’unissent, pactisent, s’allient, se fédèrent, mais ne s’agglomèrent point. En parlant de leur groupe parlementaire, ils peuvent dire que ce groupe et ses doctrines forment un agglomérat bizarre des idées réactionnaires, qui permet à Millerand de se déclarer pour la sainte propriété individuelle, Guesde pour le collectivisme allemand, que nous venons d’analyser, G. Deville contre la révolution, et que tous ensemble constituent un conglomérat archaïque, également bon pour un musée minéralogique et pour un parlement de panamistes.


  1. S. Webb dit que c’est de l’anarchie. Je suis bien reconnaissant de cette constatation à l’auteur de l’Histoire du Trade-Unionisme. Oui, c’est nous qui prêchons l’autonomie et la solidarité.
  2. The Programme of German Socialism, Forum Library, New-York, avril 1895, page 28.