IX

Matérialisme et esclavage.

Engels et ses très scientistes disciples ont dénoncé comme vulgaire le matérialisme des naturalistes, c’est-à-dire toute la science inductive elle-même. Existe-t-il donc une autre sorte de matérialisme à l’usage des élus et des privilégiés ? — Oui, déclarent-ils, il existe un matérialisme dialectique inventé par nous, et ce matérialisme n’a rien de commun avec celui des naturalistes.

Matérialisme dialectique ! quelle monstruosité et à quoi ne peut-on pas s’attendre après un pareil mélange ?… Le matérialisme, à notre époque, est la science inductive elle-même. C’est la base générale de tout le savoir positif, de toute la philosophie évolutionniste de notre temps, et il n’existe aucune science, sauf le mélange sophistique, connu sous le nom de social-démocratie, qui ne soit basée sur le matérialisme vulgaire des naturalistes. Je rappellerai aux sophistes de l’école d’Engels ce qu’en 1845 Marx disait à ce sujet :

« Le matérialisme[1] est l’enfant de l’Angleterre… Le vrai fondateur du matérialisme et de la science inductive des temps modernes est Bacon. Pour lui, la science se compose seulement des sciences naturelles… la science, c’est l’expérience… Induction, analyse, observation sont les éléments principaux de la méthode rationnelle. Le mouvement est la propriété inséparable de la matière… et la force qui crée même les êtres animés… On ne peut séparer l’idée de mouvement de la matière qui l’engendre… L’homme est soumis aux mêmes lois que la nature. »

Parlant de l’influence de la philosophie matérialiste et sensualiste anglaise en France, Marx dit : « On sentait dans ce pays la nécessité d’un système positif et antimétaphysique… L’ouvrage de Locke apparut juste à propos. »

Comment s’est-il fait, demanderai-je encore aux disciples d’Engels, que Bacon et Locke, les fondateurs « du matérialisme, de la science inductive et du système antimétaphysique », soient qualifiés par Engels de fondateurs de la métaphysique ? Et comment osent-ils dire aux ouvriers qu’il existe un autre matérialisme que celui des sciences naturelles ? Et de quel droit eux, élevés à l’école réactionnaire et métaphysique de Hegel, s’attribuent-ils l’invention du matérialisme, en combattant le vrai matérialisme des naturalistes ? Comment peuvent-ils dire aux ouvriers que l’explication économique de l’histoire, élaborée par toute la science, fut découverte par eux et que justement cette découverte est le vrai matérialisme ?

Malgré leur prétention scientifique, je crois qu’Engels et ses disciples ont surtout agi ainsi par ignorance. Qu’ils écoutent alors ce que dit un grand naturaliste allemand sur le matérialisme « vulgaire » des sciences inductives. Peut-être apprendront-ils que les idées de Bacon et de Locke, adoptées par Marx, alors que ni lui ni Engels n’aspiraient à une dictature internationale, que ces idées, dis-je, enrichies et développées, forment la base de toute la science et de la philosophie contemporaine.

« Notre conception du monisme, ou philosophie unitaire, — dit Hæckel[2] — est excessivement claire et ne comporte pas la moindre équivoque. Pour nous sont également inadmissibles et l’esprit vivant hors de la matière, et la matière morte ; ils sont combinés inséparablement dans chaque atome… Les éléments simples de la chimie analytique… sont les résultats de différentes combinaisons d’un nombre variable d’atomes primitifs… L’atome de carbone (le vrai créateur du monde organique) est, d’après toute probabilité, la combinaison en tétraèdre de quatre atomes primitifs… Dès que notre globe se refroidit (selon l’hypothèse de Laplace) et que la vapeur se condensa en eau, les atomes de carbone commencèrent leur activité créatrice, s’unirent avec les autres éléments en combinaisons plasmodiques et capables de développement et pendant une longue période notre globe fut habité seulement par les Protozoaires ou organismes composés d’une simple cellule… L’histoire de la descendance animale nous mène pas à pas depuis les êtres les plus primitifs, à travers les Métazoaires, jusqu’à l’homme… Notre corps humain fut bâti très lentement, peu à peu, par une longue série d’ancêtres vertébraux ; le même procédé construisit notre âme… L’âme humaine est tout simplement la somme de nos sensations, volitions, pensées, de ces fonctions physiologiques qui ont pour organe élémentaire les microscopiques cellules-ganglions de notre cerveau… Chaque homme de science est persuadé positivement que les Protozoaires possèdent aussi une âme, et que cette âme-cellule se compose aussi de sensations, de perceptions et de volitions, les sensations, les pensées et les volitions humaines ne différant que par la quantité de celles des Protozoaires… À présent, nous savons définitivement que la vie organique se développa aussi en harmonie avec des « lois éternelles », les mêmes que celles de l’évolution du monde inorganique, formulées par Lyell en 1830. » Parlant de la morale humaine, Hæckel dit : « Fais aux autres ce que tu veux qu’ils te fassent. Cette prescription morale, la plus élevée qu’on connaisse, fut enseignée et adoptée durant des milliers d’années avant le Christ… Nous en héritâmes sous le nom d’instinct, les mammifères nos ancêtres, vivant en société, l’ayant déjà pratiquée entre eux. »

L’homme-animal, l’homme produit d’évolution organique au point de vue physiologique et moral, voilà la base de la science de notre temps. Tous les savants, même catholiques fervents, comme Secchi et l’abbé Moigno, ont adopté la doctrine à peu près en les mêmes termes que Hækel… En fait, à notre époque, personne ne parle du matérialisme comme d’une doctrine à part. Je le répète, matérialisme est devenu synonyme de science. Au temps des Encyclopédistes, alors que la science était envahie par la théologie et la métaphysique, ou au commencement de notre siècle, quand la doctrine des cataclysmes dominait la géologie et que Cuvier combattait la doctrine de Lamarck et de Geoffroy-Saint-Hilaire, à cette époque la controverse sur le matérialisme avait grande importance. Mais depuis cinquante ans, se dire matérialiste signifie tout simplement ne pas être un ignorant qui nie la science, ne pas être un théologien, talmudiste, métaphysicien ou social-démocrate. Pour Engels qui commençait à s’émanciper de l’absurdité métaphysique sous l’influence de Feuerbach, les doctrines scientifiques durent lui apparaître comme une sorte de révélation. Mais il n’avait aucune raison pour attribuer à Marx et à lui-même l’invention de ces vérités élémentaires de la science moderne.

Et même je doute fort qu’Engels se soit jamais complètement émancipé de la domination de la métaphysique. Il ne se révèle ni matérialiste ni scientifique quand, dans sa polémique avec Dühring, il nie toute influence de la force dans l’histoire, ou quand il glorifie l’esclavage comme un bienfait pour l’humanité.

« En général, lisons-nous chez Engels, la propriété privée ne fut pas dans l’histoire le résultat du pillage ou de la violence… Elle provient de causes économiques. La violence n’a aucune part dans sa création… Toute l’histoire de l’origine de la propriété privée est basée sur des causes exclusivement économiques, et pas une fois il n’est besoin pour l’expliquer de recourir à la violence, au pillage, à l’État[3] ou à n’importe quelle autre intervention politique… La propriété doit être créée par le travail avant qu’on puisse l’approprier par la force… Avant que l’esclavage devînt possible, il faut que la production et l’inégalité de la distribution aient déjà existé. »

Pas de violence, pas d’intervention de la force ni de l’État… C’est la production elle-même qui engendra l’inégalité, l’oppression, l’esclavage… Dans ce cas, quelle abomination, quelle malédiction pour l’humanité que la production et le travail, qui sont les seules sources de toutes les iniquités sociales !

Mais, demanderai-je alors, sur quelle théorie s’appuyaient les hommes primitifs, quel capital leur était nécessaire quand ils se tuaient les uns les autres, pour se régaler de chair humaine ?

Engels, en vrai sophiste, triomphalement enseigne à Dühring que Robinson captura Vendredi parce que le premier était un représentant de la haute culture et était mieux armé que ce dernier. « Les producteurs des armes plus perfectionnées triomphèrent toujours des producteurs inférieurs », ajoute-t-il. Mais Robinson sauvait Vendredi de la peu agréable perspective d’être mangé par ses nobles concitoyens. Ces derniers avaient triomphé de Vendredi avant Robinson. Avaient-ils triomphé par leur éducation supérieure ou par la force ? Ménélik et les Abyssins ont-ils battu les Italiens parce qu’ils sont plus avancés en civilisation et en forme de production, ou parce qu’ils ont été les plus forts ? Et les barbares ont-ils détruit la civilisation gréco-romaine parce qu’ils étaient plus développés, plus industrieux et plus civilisés ? Non, c’est la force, la brutalité, la violence, qui triomphaient avec eux.

Où Engels a-t-il trouvé sa doctrine néfaste qui légalise l’oppression et l’esclavage ? Il a dit maintes fois qu’il exprimait les idées de Marx. Mais ce dernier n’a jamais nié le rôle de la force et de la violence, ni dans la vie économique, ni dans la politique.

« … L’unité des grandes nations a été créée par la violence, et de nos jours elle est devenue un facteur puissant de la production sociale. » (Marx, Guerre civile en France en 1870-71)

Qui a raison, Marx admettant, conformément à l’histoire, le rôle de la violence, ou Engels prêchant aux ouvriers qu’ils sont exploités, opprimés, d’après leur bonne volonté d’esclaves ?

Et puis, sur quoi se base-t-il quand il enseigne que, « sans l’esclavage, la Grèce antique n’aurait pu se développer, ni elle, ni son art, ni sa science… » ou que « l’esclavage à cette époque était un grand pas progressif » ? Si l’esclavage fut un facteur progressif dans l’histoire, pourquoi la même Grèce tomba-t-elle dans un état barbare sous la domination turque ? L’esclavage fleurit par là jusqu’au commencement de notre siècle. Comment est-il arrivé que, durant vingt siècles, la même Grèce, le même peuple avec le même esclavage, au lieu de continuer son incomparable civilisation, tomba de plus en plus dans un état sauvage ?

Je ne connais d’exemple pareil dans aucune littérature, sauf parmi les défenseurs de l’esclavage. Les apologistes du despotisme et de l’esclavage disent au moins qu’ils sont les représentants du pouvoir armé et que le peuple, la « canaille », doit leur obéir. Mais voici le chef du socialisme scientifique qui raconte aux ouvriers que leurs pères se soumettaient volontairement aux riches, que la force n’a point été nécessaire pour les amener à se vendre, eux et leurs enfants, et même qu’ils poussèrent la lâcheté jusqu’à volontairement céder aux riches le droit de la première nuit de noces !

Jamais personne n’avait outragé le prolétariat de la sorte. Pour avancer une pareille assertion, il faut être un falsificateur avéré dans le domaine scientifique. Pauvre science, que de stupidités et de monstruosités prêcha Engels en ton nom !

Et l’on veut imposer aux ouvriers allemands tout ce ramassis d’obscurantisme et d’abrutissement comme un socialisme scientifique… Mais l’ouvrier allemand est trop intelligent, trop solidaire et trop cordial pour rester longtemps sous l’empire d’une doctrine pareille. Et l’on sent déjà les signes de révolte prochaine.

Seulement, les pygmées qui se posent en élèves scientistes de ce grand maître de la falsification des idées vont lui rester fidèles : ils sont trop ignorants pour comprendre et aimer la vérité. Eux aussi, comme leur maître, appartiennent à cette catégorie d’hommes condamnés par Dante à errer en enfer en dehors de l’humanité souffrante comme ayant été trop égoïstes sur terre.


  1. Voir son article sur le matérialisme français (1845), reproduit par Die Neue Zeit.
  2. Monisme, conférence tenue le 9 octobre 1892 à Altenburg, devant la Société d’Histoire naturelle de l’Est.
  3. Pourquoi, alors, vouloir conquérir l’État ?