XI

Éthique social-démocratique.

En terminant, je devrais esquisser leur tactique d’agitation, leur mode de propagande et leur polémique contre les socialistes en général et spécialement contre nous, les anarchistes. Mais le courage me manque pour entreprendre un travail aussi désagréable. Et puis, à quoi nous servira-t-il de savoir comment peu à peu leur tactique d’action et d’agitation légale les amena vers cette étrange conception de socialisme qui les fait plus réactionnaires dans leurs revendications que les radicaux-socialistes français ou les simples libéraux et radicaux anglais ?

De même, je ne crois pas très utile de raconter en détail comment Liebknecht et ses amis tentèrent de faire passer Bakounine pour un agent du gouvernement russe ; comment le même Liebknecht calomniait Domela Nieuwenhuis, traitait de charlatans ou d’agents provocateurs des hommes d’une pureté de caractère notoire, comme le noble et généreux Cafiero ; comment enfin le même Liebknecht publia dans son journal que Werner, arrêté à Berlin pour tenue d’une imprimerie clandestine, était « le même avec qui se consultait Hœdel » !… Non, je ne veux pas, je ne peux pas m’occuper des exploits de tous ces nobles législateurs ; en ce qui concerne spécialement Liebknecht, les épithètes de « calomniateur de profession » et d’  « anarchisten-fresser » (mangeur d’anarchistes), que lui ont décernées nos amis d’Allemagne, lui suffisent.

Mais deux procédés de leur tactique sont trop caractéristiques pour que je ne les mentionne pas ici. L’un, c’est leur éthique individuelle ; l’autre, leur conduite envers les révolutionnaires d’autre nationalité.

Fidèles à la métaphysique réactionnaire de Hegel, qui prêchait que l’individu doit se soumettre complètement à l’autorité de l’État et qu’il n’y a pas de questions de droit et de besoins individuels, les publicistes et les orateurs du parti prêchent aux ouvriers que l’individu n’a aucune signification dans l’histoire et dans la société, et que tous ceux qui pensent que la liberté individuelle et la satisfaction complète des besoins physiques et moraux de l’individu seront garanties dans la société future, sont des utopistes. Par conséquent, l’ouvrier doit savoir qu’il n’a qu’à se soumettre aux ordres… de qui ? — Ah ! de ces deux hommes exceptionnels, fondateurs du socialisme « scientifique », qui ont découvert la loi de la concentration du capital, la plus-value, la méthode dialectique, le matérialisme, le monisme, l’explication matérialiste de l’histoire, la tactique révolutionnaire par les voies légales, le communisme avec une « armée du travail spécialement pour l’agriculture », etc., etc… L’individu en général n’a aucune signification, mais Marx et Engels sont les deux exceptions du genre humain. Font aussi exception leurs héritiers : les Aveling et les Lafargue, ainsi que leurs héritiers d’adoption, Liebknecht, Bebel, Auer, Guesde, Plekhanoff et autres. L’ouvrier ignorant, le troupeau humain, composé d’insignifiantes nullités, doivent se soumettre et obéir à tous ces « übermenschen », ces êtres supra-humains… C’est ce qu’on appelle l’égalité social-démocratique et scientifique…

Et dire que de pareilles monstruosités sont débitées devant la société européenne, qui possède déjà l’ouvrage de J. S. Mill : Sur la Liberté, celui de Guyau : La Morale sans sanction ni obligation ; quand la philosophie moderne, d’après le professeur Wundt, demande à l’individu, non pas la soumission, mais bien la bonne volonté.

Le comble est leur conduite en face des actes révolutionnaires dans les autres pays. Leur « Manifeste Communiste » disait que « les communistes agissent partout d’accord avec les révolutionnaires ». Nous connaissons leurs « agissements d’accord » avec les révolutionnaires de la Commune de Paris. Voyons comment ils agirent avec les autres révolutionnaires.

En 1875-76, pendant la révolution serbo-bulgare, quand tout le monde sympathisait avec les insurgés, quand Gladstone et les hommes honnêtes de la bourgeoisie anglaise organisaient des meetings et des souscriptions au profit des insurgés, seuls les organes social-démocratiques firent une propagande nuisible à ceux qui combattaient pour leur liberté, en assurant aux ouvriers que la révolution était provoquée par le despotisme russe et au profit de ce dernier. La même infamie, ils l’ont lancée contre la malheureuse nation arménienne, massacrée par l’armée turque, laquelle est organisée et commandée par des officiers allemands[1].

Quand nos amis italiens ont organisé, en 1877, l’insurrection de Benevento, les social-démocrates à Berlin crièrent que Cafieror, Malatesta et leurs amis — parmi ces derniers se trouvait le héros de la révolution russe, Stepniak — ; étaient tous des agents provocateurs. La conduite de ces policiers amateurs de Berlin fut si révoltante, qu’un journal bourgeois observait que Liebknecht et Cie pourraient désapprouver l’acte, mais qu’il n’était guère honnête de traiter de malfaiteur et de provocateur Cafiero, qui, renonçant à une carrière brillante, sacrifia son immense fortune pour la cause de l’affranchissement social du peuple.

Ce fut surtout envers nous, les révolutionnaires russes, que leur conduite fut révoltante. De 1876 à 1881, à chaque attentat révolutionnaire, à chaque manifestation du parti de cette jeunesse héroïque, qui faisait l’admiration du monde civilisé, ces calomniateurs internationaux, avec une rage réactionnaire, vomissaient les plus stupides, les plus grossières injures.

Au commencement, nous, les proscrits russes, évadés de Sibérie et des prisons, nous protestions contre leurs attaques dans la presse socialiste ; mais, bientôt, nous comprîmes que ce qui pouvait nuire au mouvement révolutionnaire russe n’était pas leurs attaques, mais au contraire leur sympathie et leur concours. Ceux d’entre nous, les socialistes russes, qui adoptaient les doctrines social-démocratiques et avaient les sympathies d’Engels, de Liebknecht et Cie, devenaient immédiatement les adversaires de la révolution et combattaient les révolutionnaires. Un de ces Russes, très estimé et protégé par la coterie d’Engels, Outine, se distingua par ses exploits contre les révolutionnaires et finit par implorer le pardon du tsar.

Un autre, protégé des social-démocrates, Plekhanoff, qui continue la « triste besogne » d’Outine, se vanta, dans son rapport au congrès social-démocratique de 1891, à Bruxelles, d’avoir eu, lui et ses amis, « à lutter pendant des années entières contre les différentes fractions des doctrines bakounistes » (page 4).

À proprement parler, le rapport comprend, sous le nom de « bakounistes », les communistes-fédéralistes russes, qui furent les instigateurs du grand mouvement de propagande parmi les ouvriers et chez les paysans (1873-1878), inaugurèrent la lutte héroïque du Comité exécutif, et fondèrent le fameux parti socialiste révolutionnaire « Zemlia i Volia » (Terre et Liberté). Plekhanoff et ses amis, continuateurs d’Outine, combattaient toutes les fractions révolutionnaires.

« Remarquez bien, citoyens, écrit ainsi Plekhanoff, que ce ne sont pas les anarchistes seuls que nous entendons sous le nom de bakounistes. Feu P. Tkatcheff se croyait partisan de Blanqui (il l’était). Il combattait les anarchistes et polémisait avec Bakounine lui-même » (page 5). Il en est de même pour le parti de « la Volonté du Peuple » dirigé par le célèbre « Comité exécutif » (page 5).

Autrement dit, les social-démocrates russes, élèves imitateurs et fidèles d’Engels, de Liebknecht et Cie, combattirent toutes les fractions du parti révolutionnaire russe. Cela est parfaitement vrai ; ils les combattirent ! Et quand ? Alors que la stupidité et la cruauté proverbiales régnaient en Russie, sous le nom d’Alexandre III ; alors que Pobodonostzeff, ce Torquemada russe, les mouchards, les gendarmes et les bourreaux pendaient, étranglaient, déportaient dans les mines de Sibérie des femmes sublimes de dévouement, des hommes héroïques dans leur lutte pour l’émancipation sociale du peuple russe, alors que la bourgeoisie éclairée et paisible admirait et glorifiait les martyrs du despotisme russe ; c’est à ce moment que ces disciples de la caserne, de l’armée, du travail spécialement pour l’agriculture, les combattaient. Tandis que notre grand romancier Tourgueneff écrivait l’apologie de la modestie, du dévouement des jeunes filles révolutionnaires, — Plekhanoff les combattait ; tandis que le même Tourgueneff, sur son lit de mort, reconnaissait « les terroristes russes (Comité exécutif) pour des hommes de grand caractère » ; tandis que l’écrivain américain George Kennan publiait son admiration pour les victimes d’Alexandre III, Plekhanoff les combattait ; tandis que la Russie souterraine — cette galerie de portraits si vivants et si attrayants des révolutionnaires russes due à la plume du valeureux Stepniak — faisait le tour du monde en toutes langues, que les honnêtes gens de toute condition sociale sympathisaient avec eux, que les femmes du monde entier s’attendrissaient devant ces portraits, Plekhanoff les combattait ; il combattait toujours, ce courageux social-démocrate russe…

Mais ce qu’il y a de plus révoltant, de plus honteux, c’est qu’un pareil rapport pût être présenté, lu et approuvé dans un congrès d’hommes se disant socialistes et révolutionnaires.

Voilà jusqu’à quel point la propagande de légalisme, de discipline, de subordination, dut démoraliser la social-démocratie, pour que fût approuvée pareille malpropreté !

Pas une voix indignée ne s’éleva pour rappeler à la pudeur cet étrange révolutionnaire. Au contraire, le rapporteur est devenu un homme populaire chez les social-démocrates, justement grâce à ce rapport. Comme jadis Outine un peu avant qu’il n’implorât son pardon auprès du tsar, Plekhanoff, depuis son apparition sur la scène social-démocratique en Occident, est devenu persona grata auprès d’Engels, de Liebknecht et Cie. Ce digne homme déclare encore dans le même rapport :

« Nous (Plekhanoff et consorts) pouvons nous féliciter maintenant d’avoir déblayé le terrain pour le socialisme scientifique. » (Rapport, page 4.) Non, ce ne fut pas Plekhanoff qui « déblaya le terrain » de toutes les fractions révolutionnaires en Russie. Si ce déblaiement du terrain eut vraiment lieu — ce qui n’est pas prouvé, — la gloire tout entière en revient au grand fétiche des patriotes français, à Alexandre III, à ses ministres pendeurs, à ses mouchards innombrables… Je crois même que le rapporteur eut tort de triompher sitôt : d’après les articles nombreux publiés dans les journaux et les revues russes, d’après les sifflets que la jeunesse russe octroya à Plekhanoff lui-même, quand cette jeunesse honnête et généreuse connut le contenu de son rapport, — il semble, en somme, que, dans la Russie proprement dite, le terrain n’est pas déblayé pour le « socialisme scientifique » et que le monde socialiste russe a plus d’estime pour les « utopistes » comme Tchernychevsky et ses disciples… que pour Engels et Plekhanoff.



Faut-il blâmer le monde socialiste russe de cette préférence ? Selon la définition des social-démocrates, chaque socialiste convaincu, tout ami éclairé de l’humanité peut revendiquer hautement le titre d’utopiste accompli. Dans une brochure : Anarchism and Socialism, chaleureusement recommandée par Mme Marx-Aveling, nous lisons en caractères italiques : « Utopiste est celui qui s’appuie sur un principe abstrait, dans la recherche d’une organisation sociale parfaite[2] »

Lisez attentivement cette phrase et vous y découvrirez que les utopistes sont des hommes de principes et qu’ils veulent réorganiser la société actuelle, basée sur l’exploitation, l’ignorance et l’oppression, pour en faire une société solidaire et communiste, où l’individu aura liberté, instruction et bonheur, au milieu de ses semblables libres aussi, éclairés et heureux. J’avoue nettement que je suis utopiste, j’ai même peur de ne pas l’être assez, car on pourrait me soupçonner d’être un homme sans principes, comme Engels et ses disciples, et d’être comme eux capable de dénaturer la terminologie scientifique, la conception du socialisme, et enfin, au lieu de prêcher l’affranchissement, l’émancipation et la solidarité, de me déshonorer au point de prêcher « l’organisation de l’armée du travail spécialement pour l’agriculture », la discipline, la subordination, en un mot, la social-démocratie…

À vous aussi, ami lecteur, je souhaite de tout mon cœur que vous soyez toujours un homme de principes. Chaque honnête homme doit avoir des principes, et si cette qualité est le propre des utopistes, alors soyez utopiste. Dites hautement et répétez sans cesse que les grands utopistes, — Saint-Simon, Fourier, R. Owen, Tchernychevsky — étant des hommes de principes, furent en même temps les grands amis de l’humanité ; qu’ils sacrifièrent leur fortune et leur vie à l’émancipation de cette humanité souffrante, tandis que les hommes sans principes, Engels, Singer[3] et autres multiplièrent leur fortune en exploitant les ouvriers[4]… Ajoutez encore à cela qu’en qualité d’homme de principes socialistes, vous ne propagerez jamais l’exploitation et le salaire qualificatif, que vous ne calomnierez personne, et surtout jamais les hommes, les partis et les nations qui luttent pour la liberté ; qu’au contraire, vous soutiendrez toujours et partout les efforts des déshérités pour secouer le joug d’oppression et d’esclavage, et que quand les événements réclameront l’action et le dévouement pour nos principes, vous saurez supporter, comme les autres, de longues années de persécution et d’emprisonnement, et serez même capable de monter à l’échafaud, aussi courageux, aussi tranquille que Jean Huss, Thomas Morus, Giordano Bruno, Varlin et Sophie Perovsky[5].


  1. Le « grand » Moltke fut l’organisateur ; Holz-Pacha et autres en sont les commandants.
  2. The utopian is one who, starting from an abstract principle, secks for a perfect social organisation (page 4).
  3. Parmi les députés social-démocrates, on compte 7 fabricants, 2 rentiers, 3 négociants, etc.
  4. D’après les journaux, Engels laissa une énorme fortune, gagnée par son association à une fabrique de Manchester.
  5. Liebknecht qui nie le fédéralisme, calomnie Bakounine, Domela Nieuwenhuis, Cafiero et autres, encourage la police à l’oppression des révolutionnaires et des anarchistes dans tous les pays, et dénonça Werner, le même triste sire déclarait, en 1892, pendant les désordres des affamés à Berlin, qu’aucun social-démocrate ne devait secourir les malheureux fusillés et sabrés par la police et par l’armée. « Un social-démocrate, disait-il, déshonore le parti en sympathisant avec les victimes de Guillaume II » ; et il appelait ces affamés fusillés « lumpen proletariat » — en français, « la canaille ». La bourgeoisie de la Cité de Londres, pendant les grandes émeutes populaires, en 1886, non seulement ne défendait pas de secourir les malheureux révoltés, mais avait souscrit une somme énorme au profit des émeutiers. Quelle leçon pour la social-démocratie !