II

Dictature et prétention scientifique.

Pour avoir une idée plus nette de la conduite de Marx et d’Engels comme inspirateurs du Conseil général de l’Internationale, il faut voir quelle fut leur attitude pendant la Commune de Paris.

Le 3 avril 1871, le Conseil général de l’Internationale de Londres écrivait à Paris : Les citoyens, membres du bureau de Paris, sont invités, vu l’état des choses, à adresser au bureau central à Londres des rapports journaliers.

Demander des rapports à des gens qui se battent ! Mais pourquoi des rapports ?

Du 9 avril : Nous attendons le résultat pour vous donner nos instructions.

Au moins Bismarck et l’empereur Guillaume, qui prétendaient commander, étaient présents sur le champ de bataille ! Mais le Comité général, dirigé par Marx et Engels, aimait mieux rester en sécurité, les pieds sur les chenets, et donner des instructions. Et quelles instructions !

Du 4 avril : Ne créez pas d’agitations inutiles en province.

Du 9 avril : D’ici là, laissez agir les républicains et ne vous compromettez en rien.

Ou bien : La lutte est définitivement engagée. Nous comptons sur vous pour la soutenir.

Mais le comble de l’absurdité, c’est que ces gens, avides de pouvoir, voulaient aussi contrôler le mouvement de chaque combattant socialiste. Ainsi :

Du 23 mars : Gardez Gobert à Lyon, Henriet avec vous et envoyez Estein à Marseille.

Du 24 mars : Envoyez Cluseret à Paris (beau cadeau, ma foi ! qu’ils lui faisaient).

Du 20 mars : En présence des difficultés qui entravent le départ pour Lyon des citoyens Assi et Mortier, le citoyen Landeck est délégué à Marseille et à Lyon avec pleins pouvoirs[1].

Suivant les statuts de l’internationale, son Comité général n’avait que des fonctions purement administratives et ne devait servir que comme bureau central pour la correspondance des différentes organisations nationales. Le Conseil n’avait en rien à intervenir dans les affaires intérieures de chaque pays. Pourtant, sous la direction de Marx et d’Engels, il s’arrogea peu à peu d’autres droits, comme de guider les organisations ouvrières et il en arriva en folie de dictature à envoyer des ordres comme ceux que nous venons de lire : Pleins pouvoirs sur Marseille et Lyon à un illustre inconnu ! (Et quel tact ! Deux Allemands déléguant un bonhomme à nom allemand pour diriger les socialistes français, tandis que l’empereur, les princes allemands et Bismarck étaient à Versailles !)

Dès 1870, des membres intelligents de l’Internationale, comme Guillaume et Bakounine, avaient déjà vu percer cette tendance dangereuse et ridicule à vouloir s’ériger en dictateurs internationaux. Ils formèrent un courant contraire qui peu à peu se dessina ; les protestations s’élevèrent de plus en plus nombreuses et violentes : de là date la haine que la coterie marxiste voua aux fédéralistes, surtout à Guillaume et à Bakounine. Cette coterie employa toute son énergie et toute l’autorité dont elle put se saisir ; elle ne s’en tint pas aux menaces. Nous avons vu comment elle s’assura de la majorité au congrès de 1872, à la Haye, et leur pamphlet : L’Alliance internationale, paru à cette époque, est un exemple unique de calomnies et d’absurdités.

Après la scission au congrès de la Haye de l’internationale, les deux fractions suivirent deux tactiques bien différentes. Tandis que les fédéralistes accentuaient de plus en plus la lutte sur le terrain économique et révolutionnaire, les partisans d’un État centralisé, qui en 1873 avaient arrêté un programme d’action légale et parlementaire, étaient entraînés par les événements politiques et par la lutte électorale dans la voie de modération et de compromissions que l’on connaît. On sait jusqu’à quel point, au congrès de Gotha, la social-démocratie allemande poussa l’esprit de conciliation entre les revendications socialistes et l’ordre social actuel et l’État[2] ; aussi n’y a-t-il rien d’étonnant à ce que l’ancienne qualification de « socialiste révolutionnaire » fût devenue gênante pour tous ces messieurs, députés et conseillers. Il fallut trouver un autre qualificatif, mieux adapté à leur nouvelle conception du socialisme, à leur récente et si distinguée situation de législateurs.

Le mot voulu se trouva : au lieu de « socialisme révolutionnaire », on commença à employer l’expression « socialisme scientifique », tout comme s’il existait un socialisme des ignorants : probablement celui de Saint-Simon, d’Owen, de Proudhon et de Tchernychevsky. Malheureusement, l’adjectif « scientifique » se prête à un malentendu, car ce sont justement les défenseurs des iniquités de l’organisation capitaliste qui ont toujours le mot de « science » à la bouche ; d’un autre côté ; depuis longtemps en Allemagne une certaine classe de réformateurs à l’eau de rose, endormeurs patentés, se sont fait connaître sous le nom de socialistes de la chaire — Katheder Sozialist.

Il fallait absolument se distinguer de ces savants officiels. Alors commença la création d’une légende sur leur science à eux, exclusivement à eux, et basée sur les découvertes spéciales dues aux fondateurs de la social-démocratie. Au lieu de dire tout simplement que le développement colossal de la culture intellectuelle nous oblige à accomplir un changement radical dans l’organisation capitaliste et étatiste, et que la science tout entière, dans les recherches des hommes indépendants, condamne le mode de production et de consommation individuelle, ils voulurent s’attribuer tout le mérite d’une science spéciale : la science de la social-démocratie. L’affirmation est outrecuidante, elle ne tient pas debout dès qu’on est assez audacieux pour la regarder de près : la science réelle se rattache à toutes les vérités connues, et agit dans toutes les branches du savoir humain en entraînant par une pression irrésistible tous les esprits indépendants…

Nous allons voir si leur science a ce caractère.

Écoutez les affirmations des « penseurs » et des publicistes officiels du parti :

« Les lois de la production capitaliste découvertes par Marx, lisons-nous dans la biographie d’Engels (Neue Zeit., IXe année, no 8), sont aussi stables que celles de Newton et de Kepler pour le mouvement du système solaire. »

« C’est à Marx, dit Engels, que nous sommes redevables de deux grandes découvertes :

« 1o La divulgation du secret de la production capitaliste par l’explication de la plus-value ;

« 2o La conception matérialiste de l’histoire (Engels, Le Développement du socialisme scientifique).

« …En 1845, nous avons (Marx et Engels) décidé de nous adonner aux recherches nécessaires pour élaborer l’explication matérialiste de l’histoire, découverte par Marx (Préface de Ludwig Feuerbach, par Engels). »

Dans une polémique contre Dühring, nous trouvons chez Engels : « … Si Dühring entend dire que tout le système économique de nos jours… est le résultat de l’antagonisme entre les classes, de l’oppression…, alors il répète des vérités devenues lieux communs depuis l’apparition du « Manifeste Communiste » (rédigé par Marx et Engels). »

Racontant l’histoire de l’évolution de leur jeunesse, Engels dit naïvement : « Ce qui est bien remarquable, c’est que nous ne fûmes pas les seuls à découvrir la dialectique matérialiste. L’ouvrier Joseph Dietzgen a fait la même découverte… (L. Feuerbach). » Après une pareille outrecuidance, il semble que l’on puisse tirer l’échelle. Mais non, les adeptes de ces deux penseurs vont beaucoup plus loin. Ils affirment que leurs maîtres furent les premiers à appliquer la méthode dialectique aux recherches et études historiques, économiques et sociologiques, grâce… à quoi ils ont trouvé la loi de concentration capitaliste, — une sorte de fatalisme économique. C’est encore eux qui « ont créé un parti socialiste, le plus révolutionnaire que l’histoire ait jamais connu » (la social-démocratie). « Il faut étudier la brochure d’Engels : L. Feuerbach, parce qu’elle est le plus complet exposé de la philosophie de ces deux penseurs » (Plekhanoff, préface) ; il faut que l’humanité s’occupe sérieusement des moindres faits et gestes de leur jeunesse, car « elles sont les premiers pas du socialisme scientifique » (Neue Zeit., Biographie d’Engels).

Ces citations sont assez claires, mais il y a mieux. Nous savons à présent que ce furent Engels et Marx qui découvrirent les lois éternelles de la vie sociale. Et personne avant eux ne soupçonnait même l’existence de ces lois ? — Personne, nous affirment les social-démocrates.

« L’Allemagne, dit Bebel, a entrepris le rôle d’un guide dans la lutte gigantesque de l’avenir. Elle est même prédestinée à ce rôle par son développement et sa position géographique… Ce n’est pas un simple hasard que ce soient les Allemands qui aient découvert la dynamique du développement de la société actuelle, et aient jeté les bases scientifiques du socialisme. Parmi ces Allemands, la première place appartient à Marx et à Engels ; après eux vient Lassalle, comme organisateur de la masse ouvrière (La Femme, conclusion).

Cette admirable citation d’un caractère complètement social-démocratique par sa vantardise nous apprend enfin sur quoi Marx et Engels fondaient leur prétention à une dictature universelle : l’Allemagne est à la tête de l’humanité, eux sont deux gloires de leur pays, par conséquent ils étaient au-dessus de l’humanité toute ignorante…


  1. Voir Histoire de l’Internationale par un bourgeois républicain (Fiaux).
  2. Au congrès de Francfort en 1894, un délégué dit : « La médecine du socialisme doit être administrée à petites doses. ».

    Un honnête savant disait dernièrement à un de nos amis : « Mais, que veux-tu, le programme des radicaux est plus avancé que celui des socialistes ! » Et c’est vrai.