PAGES D’HISTOIRE SOCIALISTE


I

Deux dates historiques.

(À propos du congrès de Zurich.)

Le monde socialiste fut bien surpris par l’attitude de la majorité légalitaire du congrès soi-disant de l’internationale en 1893. Mais personne n’a soulevé depuis une question intéressante à résoudre : — la conduite de la majorité fut-elle une simple bévue, commise par les délégués, ou fut-elle le résultat logique de tout ce qu’on prêche depuis des années sous le nom de socialisme « scientifique », une conséquence éclatante d’une tactique de légalisme, de réformes mesquines et de groupements purement politico-électoraux ?

Heureusement pour nous, Engels lui-même nous a donné la réponse.

« Il y a juste cinquante ans, disait-il à la dernière séance du congrès, que Marx et moi avons fait nos premières armes. C’était à Paris, en 1843, dans une revue qui s’appelait les Annales franco-allemandes. À ce moment, le socialisme n’était représenté que par de petites sectes… Cette année-ci marque encore un autre anniversaire : celui du congrès socialiste tenu il y a vingt ans et dans lequel nous avons arrêté le plan de campagne poursuivi jusqu’ici sans changement et sans défaillance. C’était en 1873[1]. Nous nous sommes recueillis, nous avons arrêté un plan de conduite, et vous voyez où nous en sommes aujourd’hui… Restons fermement unis dans notre ligne de conduite générale, et la victoire sera à nous[2]. »

C’est bien clair, n’est-ce pas ? Il est évident que le monde socialiste ne fut surpris que grâce à son ignorance de la ligne de conduite de la majorité, et que le chef du « socialisme scientifique » se glorifie justement de cette attitude prévue depuis cinquante ans et arrêtée depuis vingt ans. Alors, voyons ce que Marx et Engels ont apporté de nouveau dans la conception socialiste et quel fut le caractère du congrès de 1872. Avant tout, je tiens beaucoup à établir que Marx, révolutionnaire et défenseur du prolétariat, Marx, polémiste incomparable, qui mit toute sa science économique au service du peuple, reste une grande figure dans l’histoire du développement du socialisme moderne. Et ce n’est pas pour diminuer les services rendus par lui à l’émancipation de la classe ouvrière que je tiens à donner un bref aperçu de ses idées socialistes en 1843-48. Non, je veux tout simplement voir si les prétentions monstrueuses d’Engels ont quelque confirmation dans le passé et quel était l’ensemble de leur doctrine à l’époque indiquée.

Nous savons que, de 1839 à 1848, il existait en France un large mouvement révolutionnaire avec tendance nettement socialiste. Ses publications inondaient le pays. Proudhon, P. Leroux, V. Considérant, G. Sand, Auguste Comte, Lamennais, Barbès, Blanqui, et L. Blanc, prêchaient des doctrines socialistes souvent différentes les unes des autres, mais qui toutes étaient goûtées par la masse ouvrière. Louis Blanc surtout était populaire. C’est pour son projet Organisation du travail que le peuple le porta en triomphe comme membre du gouvernement provisoire du 24 février 1848. Dans son journal Revue du Progrès, fondé en 1839, Louis Blanc commença la publication de son système de socialisme d’État, doctrine toute neuve à cette époque. Il disait que la question sociale serait résolue par un État démocratique seulement ; que le peuple doit, avant tout, conquérir le pouvoir politique, prendre dans ses propres mains le pouvoir législatif, mais que la lutte politique doit être subordonnée à l’émancipation économique et sociale du peuple. La dernière est le but, la première un simple moyen. Une fois l’État conquis, on doit abolir tout privilège, toute organisation sociale capitaliste, et les remplacer par une organisation d’ateliers nationaux, et par le crédit gratuit aux associations autonomes. Les ateliers constitués, le « crédit aux pauvres » mis en pratique, l’État n’avait pas le droit de s’immiscer dans la vie propre des associations, qui devaient s’organiser sur la base communiste avec la devise : De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins. C’est en quelques mots la doctrine de Louis Blanc. On voit que la social-démocratie de nos jours… mais laissons Engels lui-même nous faire connaître ce qu’avec Marx, ils prêchèrent après Louis Blanc.

Quelques mois avant la révolution du 24 février 1848, la Ligue communiste allemande publia le fameux « Manifeste Communiste » rédigé par Marx et Engels. Les moyens pratiques recommandés au peuple étaient formulés comme suit[3] :

1. L’expropriation de la terre et l’emploi de la rente pour les dépenses de l’État.

2. Un lourd impôt progressif sur les revenus.

3. L’abolition du droit d’héritage.

4. La confiscation des biens des émigrés et des révoltés.

5. La concentration du crédit entre les mains du gouvernement par le moyen d’une banque d’État et par un monopole exclusif.

6. La centralisation des moyens de transport dans les mains de l’État.

7. L’augmentation du nombre des fabriques de l’État et des instruments de travail ; la culture et l’amélioration de la terre d’après un plan général.

8. Le travail obligatoire pour tous ; l’organisation d’une armée du travail, spécialement pour l’agriculture.

C’est avec ce programme que Marx et Engels commencèrent leur propagande socialiste et révolutionnaire. Que les gens impartiaux jugent chez qui les idées humanitaires et sociales ont été conçues plus largement : ou chez Louis Blanc, avec sa devise : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins », et avec les associations autonomes, ou chez Marx et Engels, avec leur « monopole exclusif », la « culture de la terre d’après un plan général » et l’ « organisation d’une armée du travail spécialement pour l’agriculture » ?

De quoi se vante donc Engels ? Je comprends que l’on fête l’anniversaire de la publication du Manifeste de Robert Owen en 1813, parce qu’il proclamait des idées socialistes réellement larges et humanitaires. Mais glorifier la date d’apparition sur l’horizon politique d’Engels avec ses idées rétrogrades et sa tactique maintes fois néfaste !… Excusez du peu.

Étudions à présent l’autre date glorieuse, celle de 1872-73, l’époque à laquelle on « arrêta un plan de conduite » qui aboutit à Zurich aux déclarations que l’on sait et dont le seul résultat possible est de soutenir le système gouvernemental actuel, basé qu’il est sur l’exploitation capitaliste et sur un militarisme inconnu dans le passé.

Il faut dire que nous sommes un peu surpris qu’Engels trouve matière à féliciter Marx et lui-même au sujet des derniers congrès de l’Internationale. La gloire réelle de Marx, c’est la rédaction des considérants et des statuts généraux de la grande Association ; elle correspond à la période qui s’écoule, de 1864 à 1869, jusqu’au congrès de Bâle — l’apogée de Marx. Autant que l’on sait, les congrès de 1872 et 1873 laissèrent des souvenirs amers chez Marx, qui vit bien que leur résultat était une condamnation à mort de sa fraction centraliste-étatiste. En vérité, depuis cette époque, la fraction marxiste de l’internationale cessa d’exister et les congrès tenus jusqu’à 1882 le furent exclusivement par les fédéralistes-bakounistes connus sous le nom d’anarchistes. Mais si Marx ne fut pas content du résultat du congrès de 1872, Engels, au contraire, triompha, car depuis longtemps il méditait de provoquer une scission dans l’internationale. Imbu des idées rétrogrades que nous avons citées plus haut, Engels avait voué une haine implacable au parti fédéraliste-anarchiste, surtout aux membres de l’ « Alliance socialiste internationale ». Les fédéralistes dominaient dans l’internationale en Suisse, en Belgique, en Espagne, en Italie.

Engels, en sa qualité de membre du Conseil général de l’Internationale et comme membre correspondant pour l’Espagne, écrivait, le 24 juillet 1872, au conseil fédéral espagnol une lettre incroyable, dans laquelle il réclamait « une liste de tous les membres de l’Alliance » et qui se terminait par cette phrase : « À moins de recevoir une réponse catégorique et satisfaisante par retour du courrier, le Conseil général se verra dans la nécessité de vous dénoncer publiquement… » etc. (Voir Mémoire de la Fédération Jurassienne, page 250.) Engels écrivit cette lettre sans demander l’opinion des autres membres du Conseil. Le Conseil, sur l’avis de Jung et de Marx, ne donna pas suite à cette lettre, fameuse désormais.

La place me manque pour donner les détails des intrigues menées par Engels, Lafargue, Outine et tant d’autres contre les fédéralistes et contre Bakounine et James Guillaume spécialement. Disons seulement que ces intrigues amenèrent la scission de l’internationale qui eut lieu au congrès de triste mémoire de 1872. En général, on ne connaît pas beaucoup la manière dont ce congrès fut convoqué. Il suffit de dire que Marx et Engels donnèrent l’ordre au délégué Sorge, de la section allemande de New-York, de ramasser des mandats en blanc en aussi grande quantité qu’il pourrait. Sorge en apporta réellement beaucoup. Ils furent distribués à droite et à gauche aux partisans de Marx et d’Engels. Mais ce qui fut un comble, c’est que ces messieurs amenèrent avec eux comme membres du Conseil général de l’internationale des hommes qui n’avaient jamais fait partie d’aucune section, et même le fameux ami intime d’Engels, Multman Barry, le correspondant du Standard et l’agent des conservateurs anglais. Avec une majorité composée de la sorte, ils exclurent Bakounine, Guillaume et avec eux les fédérations jurassienne, espagnole, italienne, belge, anglaise. Avec Marx, Engels, M. Barry et autres restèrent seulement les Allemands et quelques groupes isolés dans les différents pays. Tous les éléments actifs et révolutionnaires se rallièrent aux fédéralistes-anarchistes et ce sont eux qui continuèrent jusqu’en 1882 à convoquer les congrès de l’internationale[4].

Quelles dates évoqua Engels ! Qu’y a-t-il d’étonnant à ce qu’une majorité légalitaire, issue de bases aussi glorieuses, pactisât à Zurich avec les gouvernements, battît les indépendants et prêchât la guerre ?…


  1. Le congrès de 1873 fut sans signification aucune pour le mouvement socialiste. Mais celui de la Haye de 1872, où Marx et Engels triomphèrent, fut réellement d’une grande importance historique. Ces messieurs chassèrent les fédéralistes de l’internationale et, par le même acte, tuèrent la grande Association. Par conséquent, nous parlerons ici seulement du congrès de 1872 qui a sa place marquée dans l’histoire.
  2. Nous citons d’après le Journal des Économistes, page 328, no 9, 1893.
  3. Je cite d’après-le texte de la première édition de 1848.
  4. Il n’est pas inutile de rappeler que Jung avait refusé de se rendre à ce congrès. « Marx et Engels me pressèrent de venir… Je refusai… Le jour suivant, ils revinrent… Engels me dit même : « Vous êtes le seul homme qui puisse sauver l’Association. » Je lui répondis que je ne pouvais aller à la Haye qu’à une seule condition, c’était que Marx et lui n’y allassent pas. » — On voit que, même parmi leurs adhérents, on considérait leur influence comme néfaste.