Pages d’histoire contemporaine/Chapitre XXXI

Plon-Nourrit et Cie (p. 143-146).

GRAINS DE RIZ
ET RAYONS DE GLOIRE


6 avril 1904.

Ici même, récemment, Marcel Prévost recherchant les raisons profondes du conflit russo-japonais en tirait une, qu’il jugeait péremptoire, de quelque statistique délaissée. Bien éloquents, en effet, ces deux chiffres dont le grand talent du chroniqueur accentuait l’âpre contraste ; l’un disait la population incessamment accrue et prête à déborder de son antique archipel ; l’autre racontait les récoltes diminuées, désormais insuffisantes à nourrir des multitudes innombrables ; ils dressaient, accolés, le spectre horrible de la faim qui suggère le meurtre et excite les convoitises, de la faim qui provoque les guerres et conseille les riches conquêtes. Trop d’habitants, pas assez de riz, — combien de sang a coulé dans le monde à cause d’une semblable disproportion et que d’hécatombes s’expliquent par cette brève formule !

Marcel Prévost rend service aux historiens en leur rappelant un point de vue dont jusqu’ici ils ont souvent méconnu l’importance ; mais il ne faudrait pas qu’ils versassent dans l’excès inverse et qu’ayant longtemps négligé d’approfondir les causes économiques des grands conflits d’autrefois, ils oubliassent de relever dans l’analyse des grands conflits d’aujourd’hui les germes passionnels qui y abondent. Un fait considérable tend à égarer l’opinion : le musellement, si l’on peut ainsi parler, des tyrannies individuelles, la déchéance des égoïsmes dynastiques. Il n’est plus au pouvoir d’aucun despote, si robuste que soit son trône, si incontestée que soit son autorité, de lancer impunément et contre son gré le peuple dont il dirige les destins dans la voie des entreprises belliqueuses. Le sentiment de cette heureuse impuissance est pour beaucoup dans la quiétude que l’avenir inspire aux amis de la paix. Qu’on permette seulement aux institutions démocratiques de s’affermir, disent-ils, qu’on laisse à l’esprit démocratique le temps de s’infiltrer partout — et la guerre sera morte. Se pourrait-il que les nations, consciences collectives au sein desquelles la vérité réussit toujours à faire entendre sa voix, consentissent à déchaîner la sanglante furie, à brandir la torche incendiaire ? Ce que le souverain absolu était tenté de faire d’un simple geste, un parlement nombreux osera-t-il en assumer par son vote la redoutable responsabilité ?

Oui, il l’osera si le riz fait défaut. Mais qu’est-ce que le riz ? Est-ce l’indispensable ou le superflu ? Cela représente-t-il le confort ou simplement de quoi vivre ? Voici les Japonais qui cherchent à prendre la Corée dont ils feront à la fois une annexe et un grenier. Le dernier d’entre eux est prêt à se battre pour atteindre ce résultat parce qu’il se sent menacé, s’il ne l’atteint pas, d’une misère certaine. Mais quand il aura réalisé ce premier avantage et que s’ouvrira devant lui la perspective d’une nouvelle guerre par laquelle il croira possible de s’emparer de la direction commerciale du monde jaune et de se procurer ainsi d’immenses bénéfices, sur quoi comptez-vous pour l’arrêter ? Sur l’esprit démocratique, sur les scrupules humanitaires… Pensez-vous que les hommes ne se battent que pour le pain sec et que, du jour où tous en auront, ils ne se battront point pour le beurre à mettre dessus ? Étrange illusion ! — et prudents sont, parmi les pacifistes, ceux qui se préoccupent avant tout de réorganiser la société. C’est par là que le socialisme s’affirme comme le préambule obligatoire du pacifisme. Lui seul pourrait peut-être établir avec quelque chance de succès le règne de la paix, à condition de créer d’abord une richesse supérieure aux besoins actuels. Malheureusement, tout indique que, loin d’y parvenir, le socialisme, en s’établissant, provoquera un ralentissement immédiat de la production et, partant, un appauvrissement général ; dès lors, son avènement serait le signal inévitable de guerres effroyables.

Donc la poursuite de la richesse amènera des conflits malgré toutes les précautions que pourra prendre l’ardente ingéniosité des amis de la paix. Et quand même régnerait l’abondance universelle, pour en provoquer il resterait encore la folie de la gloire. On ne saurait dire que l’humanité n’arrivera jamais à s’en guérir, qu’elle ne découvrira point une vaccine contre ce noble virus ; mais dans combien de temps ? Les nations nouvelles, sous ce rapport, ne diffèrent point des anciennes. Je me rappellerai toute ma vie l’impression que me causèrent les États-Unis lorsque, voici quinze ans, j’y abordai pour la première fois, curieux d’y observer non pas des chemins de fer en l’air, des abattoirs ou des maisons à quatorze étages mais bien des universités, des laboratoires et des académies, — anxieux d’en rapporter non les statistiques d’un présent prospère mais la philosophie d’un avenir mystérieux. Tout de suite m’apparut clairement la similitude éternelle des fondations morales et sociales. Je vis que la patrie reste là-bas ce qu’elle est ici, une déesse parfois douce, parfois cruelle mais toujours adorable, — une déesse à laquelle on ne marchande point les holocaustes et pour laquelle nul temple ne paraît assez vaste, nul autel assez somptueux. Sous l’influence des idées nouvelles, les prétextes à tirer le canon pourront se colorer diversement ; au fond, le tirera-t-on jamais avec d’autres desseins que celui de servir la patrie et de la fortifier matériellement ou moralement ?… En admettant que l’effort des États-Unis pour émanciper Cuba ait été absolument désintéressé, cet effort n’a-t-il pas doublé l’action mondiale des Américains ? Ne se sentent-ils pas grandis par leur initiative violente ? J’ai dans mes papiers la lettre d’un ami dont le fils tomba vaillamment autour de Santiago : c’est une lettre romaine ; l’amertume individuelle s’y fond en orgueil collectif ; l’ambition satisfaite du citoyen y tempère le douloureux sacrifice du père. Non, certes, la passion du triomphe n’est pas près de sécher dans les cœurs !

Est-ce seulement pour avoir du riz que nos alliés ont assiégé Plevna et fortifié Port-Arthur, que nous-mêmes avons détruit Fou-Tchéou et pris Tananarive, que Gordon est allé mourir à Khartoum et que Cecil Rhodes a convoité le Transvaal ? Est-ce seulement pour avoir du riz que Guillaume ii regarde vers Bagdad, que les soldats d’Édouard vii marchent sur Lhassa, que la diplomatie de Nicolas ii enserre Téhéran ? Est-ce seulement pour avoir du riz que les Hellènes rêvent d’officier dans Sainte-Sophie et les juifs de rebâtir le temple de Salomon ? Des appétits matériels se dissimulent, direz-vous, derrière chacune de ces aspirations, — même la dernière. C’est possible ; l’imperfection humaine emmêle en écheveaux indévidables nos désirs les plus purs et nos calculs les plus retors. Mais il faudrait savoir si, toutes les terres arables distribuées, toutes les possibilités industrielles et commerciales utilisées, les hommes ne se battraient pas encore pour la simple gloire de posséder la banquise ou de conquérir le pôle ?…

C’est sur la disparition de ce vieil instinct que repose la solution des pacifistes : la paix par le désarmement. Celle qui consiste à maintenir la paix en tenant la guerre toujours prête est moins logique mais plus sûre, car elle n’exige aucune transformation préalable et, après tout, fort aléatoire de notre être intime.

En tout cas, depuis trente ans, nous avons vu les armées nationales remplacer les armées de métier et la démocratie s’essayer à ces impulsions souveraines qui s’échappaient jadis de la main de l’autocrate. Il n’apparaît pas que le souci du riz utilitaire y ait eu plus de part que la magie troublante de la gloire superflue…