Pages d’histoire contemporaine/Chapitre XXX

Plon-Nourrit et Cie (p. 139-142).

RENAISSANCE NAVALE


26 mars 1904.

Le déboulonnage salutaire auquel ce journal prête main-forte — celui qui vise l’homme le plus néfaste d’un néfaste cabinet — se serait opéré d’une façon autrement aisée et rapide si l’opinion publique de chez nous connaissait quoi que ce soit aux choses de la marine. Mais son ignorance à cet égard est aussi profonde et aussi complète que celle de M. Tissier lui-même. Les Français, avec leur 3 140 kilomètres de côtes contre 2 380 kilomètres de frontières continentales, avec leur empire colonial de 10 310 000 kilomètres carrés, avec le puissant passé de souvenirs et de traditions que leur ont légué de hardis navigateurs, ont une compétence navale à peu près semblable à celle, non point des Suisses, possesseurs d’un grand nombre de lacs mais des Serbes lesquels se contentent, en fait d’aquatisme, de regarder couler le Danube. Prenez le premier d’entre nous qui vous tombera sous la main ; demandez-lui de combien d’unités se compose notre flotte, où sont nos escadres et nos principaux arsenaux, comment fonctionne l’inscription maritime, quel est le rôle d’un commissaire de la marine, ce qu’on entend par tonnage et cabotage, ce que c’est qu’un croiseur, un contre-torpilleur, un bassin de radoub, un wharf, un port franc, à quels chiffres se montent le personnel des équipages et celui des ateliers… Gageons qu’il n’en saura rien et que ses réponses se résumeront en quelques âneries émergeant d’un océan d’imprécision. La faute en est à lui-même assurément ; mais il y a d’autres coupables : l’administration d’abord qui se délecte depuis bel âge en de routinières complications et ne fut jamais ennemie d’une obscurité somniférente ; la presse ensuite qui ne fait rien pour dénoncer ces errements et dissiper ces ténèbres.

M. Camille Pelletan ne pouvait manquer, au cours de ses dépositions devant la commission du budget, d’insister sur la série des abus antérieurs à son règne et de chercher à éblouir en même temps, par un verbiage approprié, l’incompétence du public. On le sent tout réjoui de se savoir précédé par tant d’impéritie et entouré de tant d’ignardise !… Certains ont trouvé son procédé plein de malice et d’esprit. En fallait-il tant pour s’accrocher à ces engins de sauvetage ? En vérité le moins expérimenté des politiciens se fût avisé de cette manœuvre-là.

Tout ceci n’atténue guère la maladie mais cela complique la guérison ; et pourtant, il faut guérir au plus vite, l’avenir de la patrie l’exige. Il le faut pour notre commerce mondial qui déchoit malgré les avantages commerciaux que nous tenons de notre situation géographique, de notre prestige historique, de notre richesse inépuisable, de notre génie actif, souple et fertile. Il le faut pour nos colonies qui végètent malgré qu’elles constituent l’empire le plus enviable et le plus séduisant qu’après celui de l’Angleterre aucune puissance civilisée ait réussi à se créer à la surface du globe.

L’œuvre à accomplir est triple : intéresser la nation — préciser les réformes — organiser la propagande. Voilà quel serait chez nous le rôle d’une Ligue navale. Il ne conviendrait pas de prendre modèle sur nos voisins d’outre-Manche, mais bien sur ceux d’outre-Rhin. En Angleterre où la foule est au courant des besoins de la flotte, de simples particuliers peuvent assembler leurs deniers en vue d’apporter à l’Amirauté une aide matérielle et de substituer à ses initiatives, trop lentes à leur gré, la leur, plus audacieuse et plus rapide ; ils ont toutes chances d’être compris, applaudis, secondés. Ceux qui eurent à cœur la création d’une marine allemande procédèrent autrement : ils discoururent copieusement. Mesurant l’effort à la hauteur des ambitions impériales plutôt qu’à l’étendue de leurs rivages ingrats, ils appelèrent à la rescousse la statistique et l’illustration. Je me souviens d’avoir vu dans une des salles du Reichstag, à Berlin, ces fameux cartons où, de sa propre main, Guillaume ii avait représenté en silhouettes d’une simplicité saisissante, entremêlées de chiffres éloquents, les flottes des grandes puissances à côté desquelles la sienne faisait alors modeste figure. Cette ingénieuse leçon de choses s’imposait ainsi avec une redoutable insistance aux députés et à leurs leaders ; ils percevaient chaque jour l’humiliante disproportion et finissaient par s’en trouver atteints dans leur orgueil national.

Le crayon et la plume dont le César germanique ne dédaigna point de se servir pour gagner son Parlement, hésiterons-nous à y avoir recours pour agir sur nos concitoyens ? Allons sans vergogne jusqu’à l’image d’Épinal en passant par les affiches artistiques et par ces couvertures de cahiers scolaires qui peuvent semer tant d’idées fécondes dans les cerveaux populaires. Jetons pêle-mêle dans le creuset d’une telle réclame les récits héroïques du passé et les comparaisons inquiétantes du présent, les renseignements suggestifs et les calculs avantageux, les plans de détail et les vues d’ensemble. Mais renonçons à ces études oiseuses, à ces disputes pédantes qu’accueillent parfois les revues graves et que remplit la fausse science d’ingénieurs à thèse et de marins imaginaires. Ce n’est pas là ce qui fera progresser notre marine. La recherche du navire parfait, du navire idéal n’est qu’un jeu puisque d’incessants progrès atténuent déjà sa supériorité au cours de la construction et que le « dernier bateau » a déjà quelque peu vieilli à l’heure du lancement. L’important est d’avoir une flotte homogène fortement dirigée et solidement entraînée, des points d’appui nombreux, des arsenaux commodes et bien remplis, un outillage complet, un personnel sans peur et sans reproche.

Toutes ces choses, paraît-il, ne sont point à notre portée. La marine française constitue un écheveau si bien embrouillé que nul ne saurait venir à bout de le dévider. Voyez-vous cela ! Voilà un argument commode à l’usage des routiniers et flemmards. Et quelle est donc l’institution dont les complexités puissent résister à l’effort d’une volonté soutenue ? Les Anglais se sont-ils jamais perdus dans l’invraisemblable labyrinthe de leur législation constitutionnelle et les Japonais se découragèrent-ils devant les barrières innombrables qu’un passé séculaire dressait en travers de leur zèle réformateur ?

Il est possible, il est même certain que notre organisation navale ne comporte point les solutions simples et pratiques que M. Lockroy a décrites dans son enquête sur la marine allemande. Nous n’avons pas les coudées absolument franches ; faire chez nous table rase de ce qui existe constituerait un médiocre moyen d’assurer l’avenir. Le jour où nous le voudrons pourtant, nous arriverons aisément à savoir en quoi peut et doit consister notre renaissance navale. Nous posséderons le devis des dépenses à faire, l’énumération des constructions à mettre en train, la mention des avantages à escompter, l’indication des abus à réformer.

Encore une fois, l’heure est venue de ce vouloir… Mais avouez que ce serait drôle si le prodigieux ministère de M. Camille Pelletan allait devenir la cause déterminante d’un si grand bienfait. Il ne faudrait point hésiter dans ce cas à promettre audit Pelletan une statue après sa mort et le titre d’amiral pour la fin de ses jours. Ce serait « l’amiral malgré lui ».