Pages d’histoire contemporaine/Chapitre XXXII

Plon-Nourrit et Cie (p. 147-151).

REGRETS ET ESPÉRANCES


15 avril 1904.

Les récentes conventions franco-anglaises peuvent être envisagées sous deux angles très différents selon qu’on s’en tient à l’examen des litiges auxquels elles apportent une solution ou bien que l’on apprécie la situation générale qui en découle et la politique nouvelle dont elles vont permettre de tenter l’application. Le premier de ces points de vue se restreint au présent ; le second embrasse l’avenir.

Pour nous autres Français, cet avenir se dessine sous des couleurs attrayantes ; mais ce présent, d’autre part, est de nature à nous inspirer quelques regrets. Peut-être eût-il été préférable pour la défense de nos intérêts de ne point négocier un traité global sans que la pesée des sacrifices consentis et des avantages obtenus fût faite de façon strictement équitable.

L’Angleterre obtient de nous deux satisfactions considérables. Nous reconnaissons le protectorat qu’elle a établi de fait en Égypte ; car on ne saurait interpréter différemment l’engagement « de ne pas entraver son action dans ce pays en demandant qu’un terme soit fixé à l’occupation britannique, ou de toute autre manière ». D’autre part, « la France renonce aux privilèges établis à son profit par l’article 13 du traité d’Utrecht et confirmés ou modifiés par des dispositions postérieures ». Ce sont là des termes formels dont aucune réserve ne tempère la rigide précision. Avons-nous eu raison d’accepter ces formules absolues ? Je n’hésite pas à le croire. Précisément parce que de telles questions présentaient pour l’Angleterre un caractère essentiel, on n’en pouvait parler qu’à condition d’admettre, dès l’abord, le principe libérateur hors duquel il n’y avait eu place jusqu’ici que pour des modus vivendi sans valeur et sans durée. Du moment que de justes indemnités étaient accordées à nos pêcheurs terre-neuviens lésés par l’abandon des avantages dont ils bénéficiaient, que la prépondérance scientifique acquise par nos savants sur les bords du Nil se trouvait garantie, qu’enfin des sécurités nouvelles venaient appuyer les énormes capitaux engagés par nous dans les entreprises égyptiennes, il nous devenait possible d’adhérer audit principe. Restait à fixer les compensations.

Malgré qu’aucun homme sincère ne puisse comparer en droit ni en fait la situation de l’Angleterre au Maroc avec celle de la France en Égypte, le parallélisme de circonstance établi entre les deux contrées et les deux situations est de nature à satisfaire sinon les esprits grincheux qui aiment à ergoter sur une virgule et présupposent toujours la mauvaise foi, du moins la portion la plus raisonnable et la plus nombreuse de l’opinion publique. Il convient en effet de prendre en considération d’abord l’ampleur de l’effort déjà accompli par les Anglais au pays des Pharaons, et aussi l’allure très franche des déclarations par lesquelles ils s’effacent devant nous dans l’empire d’Abdul-Aziz.

Mais en ce qui concerne Terre-Neuve, les éléments d’un semblable parallélisme ne paraissent pas même avoir été recherchés ; en tout cas, ils n’ont pas été trouvés. De tout temps l’Angleterre était préparée à accorder à la France, en échange de sa renonciation à l’article 13 du traité d’Utrecht, une compensation territoriale considérable. On ne saurait donner ce nom à l’abandon qui nous est fait des îlots de Los et du district du Yarbartenda, non plus qu’aux insignifiantes rectifications que va subir notre frontière entre le Niger et le lac Tchad. On le peut d’autant moins qu’il est pour ainsi dire de règle entre nations civilisées de reviser, à l’amiable et selon les nécessités d’une géographie lente à se préciser, les délimitations antérieures arrêtées en Afrique d’après des données insuffisantes et parfois inexactes. Il y a là un travail de mise au point dont la légitimité est depuis longtemps reconnue. Comme on cherche après tout à civiliser le continent noir et à y faire pénétrer le commerce européen, aucun pays n’a intérêt à entraver l’œuvre collective, l’effort de chacun tendant à y accroître la sécurité et la richesse générales. Ce point de vue avait prévalu jusqu’ici. Nul n’aurait pensé qu’il pût y avoir dans des régions dont lord Salisbury parlait, il y a seulement dix ans, avec un si parfait dédain, la monnaie d’un rachat du traité d’Utrecht. Cette monnaie, l’Angleterre qui s’attendait qu’on la lui demandât du côté des îles normandes, où elle aurait d’ailleurs refusé de la prendre, était toute prête à la chercher aux Nouvelles-Hébrides. Voilà la faute capitale qui vient d’être commise. Le gouvernement a laissé échapper une occasion particulièrement propice d’effacer les conventions de 1878 et de 1887, de mettre fin à un régime absurde et de rétablir la France dans les droits incontestés qu’elle possédait en 1876 et qui périclitèrent bien plus par la coupable négligence de ses dirigeants que par l’audace de ses rivaux.

Autre faute : on a procédé à un partage intempestif des États de Chulalongkorn. Cela constitue pour nous un recul marqué sur les avantages que nous pouvions espérer du récent traité franco-siamois. Ce traité nous donnait le moyen de préparer au Siam l’établissement d’un protectorat qui a toujours été désirable pour la sécurité de notre empire indo-chinois, que les ambitions japonaises rendent aujourd’hui indispensable et auquel l’Angleterre s’attend depuis le jour où l’amiral Humann, forçant les passes du Meïnam, est venu apporter à Bangkok un énergique ultimatum. Le nouvel état de choses délimite les sphères d’influence respective de la France et de l’Angleterre. Les parts sont territorialement à peu près égales mais les Anglais possèdent dans la leur la capitale et le souverain.

Tels sont les motifs de regret que doivent nous inspirer les arrangements franco-anglais. En regard il convient de placer les perspectives importantes qui s’ouvrent par la possibilité désormais assurée au gouvernement de la République française de s’employer à rapprocher l’une de l’autre l’Angleterre et la Russie.

L’œuvre jusqu’ici semblait hors de portée, non pas qu’elle ne répondît aux vœux secrets qu’entretiennent depuis longtemps, à Londres comme à Pétersbourg, le sentiment de la sécurité véritable et le souci des intérêts bien entendus. Des années ont passé depuis le jour où Cecil Rhodes, au cours d’une rapide visite au quai d’Orsay, indiquait à notre ministre des affaires étrangères d’alors ce moyen certain d’asseoir la paix du monde sur des bases formidables et de replacer la France au sommet des nations. Ce qu’entrevoyait de son coup d’œil d’aigle le génial aventurier est devenu clair aux yeux des hommes politiques les plus avisés ; bientôt l’opinion le saisira à son tour.

Des difficultés, des obstacles ; il y en a certainement. N’oublions pas cependant que les difficultés fondamentales, les obstacles principaux ont déjà été tournés ou franchis par le seul jeu des événements, par la simple poussée de l’évolution générale, sans que les dirigeants aient eu à combiner d’intervention précise. Reportez-vous par la pensée à quelques années en arrière. N’eût-on point traité d’utopique tout calcul reposant sur un abandon par l’Angleterre de son insularisme traditionnel et sur un règlement amical de ses difficultés avec la France ? Ces choses auraient paru quasi impossibles, — elles sont accomplies pourtant.

Mais, dira-t-on, en admettant même que l’alliance anglo-franco-russe soit réalisable, l’heure n’est guère propice d’en parler. Le pensez-vous vraiment ?… La guerre qui a éclaté en Extrême-Orient a placé les belligérants aussi bien que leurs alliés en face de réalités farouches propres à engendrer non point le découragement ou la lassitude, mais la réflexion et la sagesse. On a jugé un moment en Europe qu’il s’engageait là-bas une de ces luttes décisives et fatales auxquelles les destins ironiques condamnent parfois les générations les plus éprises de paix ; mais déjà l’aspect du conflit s’atténue et les difficultés par contre grandissent et se multiplient. L’Angleterre éprouve des impressions analogues dans son agression contre le Thibet. Et pendant que les soldats au cœur simple, éveillés par les fanfares, sentent monter en eux l’enthousiasme patriotique, les gouvernants calculateurs se repentent peut-être de n’avoir pas assez négocié. L’Angleterre et la Russie, dans tous les cas, s’apprécient mieux et s’estiment plus aujourd’hui qu’il y a un an.

Ce serait une belle œuvre que d’établir en Asie une paix durable basée sur leur accord. Par là, l’un des foyers de guerre de l’ellipse moderne se trouverait supprimé. Resterait l’autre, plus dangereux et plus proche de nous : la question d’Autriche. Mais qui sait ? peut-être devrions-nous enhardis par le succès, l’aborder à son tour dans le même esprit et lui chercher une solution qui satisfît de légitimes aspirations sans compromettre un équilibre nécessaire. En ce faisant, la France aurait mieux mérité de l’humanité qu’en remplissant ses archives de conventions arbitrales vagues et imprécises. Seulement, pour ces besognes-là il faut une France d’épée redoutable et non point une France qui se répande en déclamations creuses.

Non ! l’alliance anglo-franco-russe n’est pas au-dessus des forces humaines. Elle demeure la combinaison la plus puissante et la plus féconde qui se puisse réaliser. Et sans doute, sous le rocher tragique des monts Matoppo, l’ombre de Cecil Rhodes y pense encore.