Pages d’histoire contemporaine/Chapitre XXIII

Plon-Nourrit et Cie (p. 108-112).

NOS HISTORIENS


28 novembre 1903.

Les savants étrangers professaient naguère un respectueux dédain pour notre école historique. Le talent d’un Thiers, d’un Lamartine, d’un Henri Martin, d’un Michelet s’imposait à eux sans conteste mais ils s’indignaient à part eux que ces grands écrivains pussent prétendre au titre d’historiens et se faire considérer comme tels.

Historiens, l’étaient-ils vraiment ? Nous finîmes par en douter, nous aussi. Nous eûmes tort ; ils l’étaient, mais incomplètement et la querelle qu’on leur cherchait n’avait point de raison d’être, provenant d’adversaires dont les titres n’étaient guère mieux fondés. À l’école étrangère manquait précisément ce qui donnait à la nôtre sa valeur.

L’histoire, en effet, se compose de sentiments aussi bien que d’actes ; les uns et les autres y sont étroitement mêlés ; c’est l’union intime d’événements souvent fortuits avec des états d’âme qui ne le sont jamais. Quiconque prétend l’analyser doit distinguer en elle les éléments tangibles des éléments psychologiques, vérifier scrupuleusement les uns et ressusciter ingénieusement les autres. Ainsi l’historien doit posséder à la fois l’esprit d’un contrôleur sagace et l’âme d’un habile évocateur. Car, si les faits laissent des traces certaines au milieu desquelles une critique prudente arrive à démêler le vrai du faux, les sentiments s’évanouissent en fumées impalpables. Ceux-là mêmes qui les ont éprouvés en perdent la notion. Combien peu de contemporains ont su tracer avec exactitude la courbe intellectuelle de leur époque !

Contrôle et évocation, ni Thiers, ni Lamartine, ni Michelet, ni Henri Martin n’ont su réaliser ce difficile mariage. Leur contrôle demeura toujours embryonnaire ; ils choisirent leurs sources d’information au hasard d’une inspiration fantaisiste et suppléèrent à la pauvreté de la documentation par la profondeur de la réflexion. Il advint que ces grands esprits s’élevèrent souvent jusqu’à la vérité par le seul essor de leur génie philosophique mais il leur advint aussi d’errer lamentablement dans de véritables labyrinthes d’erreurs ; nul fil conducteur ne les aidait à en sortir. Au delà de nos frontières, pendant ce temps, les historiens, devenus myopes, cherchaient à surprendre le secret des grandes évolutions nationales en étudiant le travail quotidien de la fourmilière humaine.

La rigoureuse précision de leur méthode, ce fut Taine qui nous la fit connaître et nous la conseilla ; il prêcha d’exemple. Son zèle à observer, sa patience à comparer, sa persévérance à classer l’égalèrent aux plus rudes piocheurs d’outre-Rhin. Et ceux-ci, flattés d’avoir un tel élève, se crurent devenus les précepteurs indispensables du monde latin. Mais le génie français, qu’une semblable discipline courbait sous un joug salutaire, ne pouvait se contenter de recevoir docilement l’empreinte étrangère. C’est une des beautés des Origines de la France contemporaine que d’y sentir, à travers la rigidité du cadre scientifique, palpiter l’idée générale, comme de grandes ailes d’oiseau à travers les barreaux d’une cage. En vain Taine se méfiait-il de ses propres envolées et resserrait-il le grillage de sa propre geôle, — l’oiseau vivait. Il fallut bien, à la fin, le laisser sortir. La question était de savoir s’il rentrerait, une fois sorti, — et il rentra.

Qu’on excuse l’imprévu de cette comparaison ornithologique ; elle exprime bien, à mon sens, ce que sont nos historiens nouveaux : des prisonniers volontaires de la vérité en même temps que des coureurs d’espace et des chercheurs d’horizons. Relisez les grandes œuvres des premiers d’entre eux : de cet infatigable Albert Sorel qui, sur l’influence externe de la Révolution, a ouvert à l’opinion des perspectives si curieuses en même temps que, pour ses nombreux élèves de l’École des sciences politiques, il résumait en traits saisissants les transformations européennes des derniers siècles, — de cet élégant Albert Vandal dont le style réfléchi se ponctue d’un discret enthousiasme, — de Thureau-Dangin dont les sept volumes de la Monarchie de Juillet seront considérés plus tard comme l’un des plus parfaits parmi les monuments historiques de notre époque, — de Pierre de La Gorce en qui l’intégrité du magistrat et le sens inné de la justice et de la modération se doublent d’une franche élocution et d’un jugement limpide… Ne sentez-vous pas que ces écrivains, avant de fixer l’image des temps qu’ils évoquaient, ont pesé le pour et le contre de chaque problème et longuement analysé les sources diverses de chaque émotion ? « Historiens de droite », les a qualifiés un professeur qui se prétend lui-même historien et qui n’est qu’un avocat historique. Qu’est-ce à dire ? Sont-ce là des hommes de parti torturant le passé pour mieux triturer le présent selon leurs passions ? Appartiennent-ils à l’école de cet ineffable journaliste qui parlait naguère de « l’attitude défensive de Néron envers les chrétiens » ? On reproche à Thureau-Dangin d’être orléaniste ; mais ses récits de 1830 et la préface qu’il y a donnée dans son Parti libéral sous la Restauration contiennent maints jugements dont la sévérité s’accorde mal avec un semblable étiquetage. Taine, lorsqu’il se mit en route, ne pensait-il pas avoir à consacrer à nouveau la gloire de la Convention ? Vandal et La Gorce, si d’affligeantes comparaisons s’imposent parfois à leur esprit, hésitent-ils à blâmer les souverains dont ils racontent les exploits, à critiquer les ministres dont la politique leur paraît répréhensible ? Et qui donc a donné du 18 Brumaire un récit définitif dans lequel le rôle de la chance et les médiocres dessous, inséparables d’un coup d’État, sont loyalement mis en relief au détriment des clartés que le succès final avait jusqu’ici projetées sur la figure centrale ? Pour un « historien de droite », voilà, certes, un acte d’indépendance qui peut compter.

Et ce qu’il convient encore d’admirer dans les œuvres de nos modernes Tacites, c’est la pondération du patriotisme. Amoureux de la France, ils le sont de toutes les manières ; la grandeur de sa mission passée ne décourage pas leurs ambitions futures ; ils peuvent déplorer certains des spectacles contemporains, il en est d’autres dont ils exultent : on sent qu’ils désespéreraient d’eux-mêmes avant de perdre confiance en leur patrie. Le Gesta Dei per Francos, pourtant — cette traditionnelle formule de notre orgueil national — n’a pas sous leur plume l’intransigeance et l’absolutisme du « Dieu et mon droit » des Anglais, du Gott mit uns des Allemands. Ils n’ont pas besoin, pour faire place à la France, d’empiéter sur le terrain des autres peuples ; leur appréciation de ce qu’elle représente dans le monde — des bienfaits qu’elle a répandus autour d’elle, des services éminents qu’elle a rendus à la cause de la civilisation — n’a rien d’exagéré.

Vient de mourir en Germanie un professeur de grand renom dont, précisément, le génie incontestable fut souvent dévoyé par une conception démesurée de la grandeur de sa race. La dernière manifestation de la pensée de Mommsen, ce fut cet étrange appel jeté aux Anglo-Saxons afin qu’ils se reconnussent frères par le sang des Germains ; les Boërs y étaient qualifiés de « Bas-Allemands », tout comme jadis l’avaient été les Hollandais ; il y était même question des « républiques allemandes de la Suisse ». Merveilleux stratagème ! le terme canton aurait impliqué la reconnaissance d’une nationalité helvétique : on y substitue délicatement le terme république, — de même que, dans les atlas et les manuels géographiques, on s’obstine à ignorer le département français et à rénover les provinces déchues ; dans quel but ? afin d’insinuer que la partie de la Lorraine demeurée française devra logiquement, dans l’avenir, faire retour à l’Empire ; ce détail d’apparence minime est le germe d’un droit éventuel sur Nancy, germe qu’on sème à pleines mains à travers les jeunes esprits. De telles malhonnêtetés peuvent être inconscientes, ce n’en sont pas moins des malhonnêtetés.

Rien de pareil chez les historiens de notre école nouvelle ; un tel procédé les révolterait comme un éclat boueux qui sauterait au visage de la science : le triple respect de la vérité, d’eux-mêmes et de la patrie les préserve d’y avoir recours.

Mais, dites-moi, chers concitoyens, nous autres — leurs lecteurs — sommes-nous assez fiers de ces hommes et avons-nous conscience de leur avoir assuré les succès dont ils étaient dignes ?