Pages d’histoire contemporaine/Chapitre XXII

Plon-Nourrit et Cie (p. 103-107).

LA REVANCHE DE TAMMANY


12 novembre 1903.

Tout le monde, en Europe, comprend et excuse ce qui vient de se passer à Panama ; c’est logique et normal. Si, en pareil cas, l’insurrection n’est pas « le plus sacré des devoirs », elle est, à coup sûr, la plus légitime des sauvegardes. C’est pour l’isthme une question tellement vitale, cet achèvement du canal interocéanique, que tous les moyens sont bons pour l’assurer et avoir raison des « nicaraguistes ».

Par contre, ce qui vient de se passer à New-York a plongé le vieux monde dans une stupeur certaine. Nous n’avions jamais compris, de ce côté-ci de l’Océan, comment Tammany Hall avait pu s’emparer de l’administration new-yorkaise et maintenir si longtemps la grande métropole américaine sous le joug d’une savante et infernale corruption. Eh quoi ! ces Yankees d’allures si énergiques, d’esprit si ferme, de civisme si solide, ces Yankees inventeurs de la loi de Lynch et des « Comités de vigilance », c’est-à-dire de la justice sous une forme tellement expéditive qu’elle en devient parfois l’injustice, tolèrent d’être administrés par une bande de filous et n’arrivent point à se débarrasser d’une pareille tyrannie ? Mais c’est incroyable.

Aussi les américanophiles qui chez nous deviennent de jour en jour plus nombreux avaient-ils poussé un soupir de profond soulagement en apprenant naguère la retentissante victoire des honnêtes gens conduits à la bataille par M. Seth Low. Enfin, New-York se reprenait et allait vivre désormais de la vie des cités respectables ! Suivirent les couplets habituels sur la beauté des institutions démocratiques où l’effort collectif des citoyens permet de faire pénétrer de façon opportune les réformes utiles. Mais, hélas ! le règne de l’incorruptibilité n’a pas été long et la revanche de Tammany Hall est foudroyante. Les télégrammes ne laissent aucun doute possible. Tammany a reconquis ses positions et les occupe plus fortement que jamais. Nos braves bourgeois n’y comprennent rien. M. Prudhomme est ahuri, M. Perrichon également ; M. Poirier s’indigne ; M. Paturot s’afflige ; quant à M. Homais, il est devenu aussi jaune que le bocal pharmaceutique qui s’illumine chaque soir à sa devanture.

Ils s’en prennent volontiers à M. Seth Low qu’ils soupçonnent de mollesse dans le balayage. Ils accusent le maire de New-York qui avait une si belle occasion de balayer, de ne s’en être pas acquitté aussi bien qu’il eût fallu. M. Seth Low n’en est pas moins un homme de haute valeur qui, du temps qu’il présidait aux destinées de l’université Columbia, a fait montre des qualités dont précisément New-York avait besoin : autorité, habileté, coup d’œil, sang-froid. M. Seth Low s’est dévoué à sa tâche ; il s’est entouré de collaborateurs dignes de lui, et, pour tout dire, les New-Yorkais n’ont rien de sérieux à lui reprocher. Alors ?…

Alors, avez-vous remarqué que son successeur, M. Mac Clellan qui porte un nom dont les syllabes résonnent glorieusement aux oreilles américaines, jouit également d’une réputation intègre ? Et c’est là ce qui met le comble à l’ahurissement de M. Prudhomme et à l’affliction de M. Paturot. De quel bois sont donc fabriqués ces Américains et par quelle déplorable faillite du sens moral Tammany Hall peut-il se réclamer de candidats estimables prêts à négocier leur honnêteté contre ses lentilles déshonnêtes ? Cela seul indique que la question a des dessous incompris de l’Européen. L’attrait du vice ne s’exerce pas sur l’àme transatlantique avec une puissance spéciale et, quand même New-York, véritable filtre humain, conserve la plupart des mauvais éléments d’une immigration dont les bons éléments s’épandent de là vers l’Ouest, il faut chercher ailleurs le motif de la défaillance qui, par sa permanence sinon par son ampleur, demeure sans précédent dans l’histoire des autres peuples.

L’organisation de Tammany Hall répond à un secret instinct de l’esprit américain et surtout de l’esprit new-yorkais. C’est, en somme, une vaste entreprise qui se charge de toute la machinerie ; elle décharge par là le citoyen d’initiatives qu’il serait prêt à exercer si elles ne lui prenaient le temps réclamé par le soin de ses affaires personnelles et, à ses yeux, celles-là priment toutes les autres. Oui, volontiers, s’il en avait le loisir, le New-Yorkais siégerait dans les commissions, discuterait des statistiques, étudierait d’ingénieuses améliorations. Mais c’est impossible : il est trop pressé. C’est bon, cela, pour les gens de Boston, de Baltimore ou de Washington. Lui doit gagner plus d’argent que son voisin, plus d’argent aujourd’hui qu’hier ; c’est le secret de sa force et il croit que c’est aussi le secret de la force de cette cité qu’il aime et dont il est fier. Make money… honestly if you can. Enrichis-toi et, si tu le peux, honnêtement. New-York est tout entier dans ce précepte d’une crudité vraiment savoureuse.

Mais alors qui se chargera d’administrer l’énorme ville ? Dans la démocratie transatlantique, l’élection n’est rien, elle ne représente qu’une signature, un paraphe donné par le peuple ; le point capital, c’est la désignation des candidats après examen et classement. Voilà ce qui prend du temps, et il faut bien que ce soit fait pourtant car aucun pouvoir permanent et régulateur ne subsiste pour préparer la besogne ou la contrôler : rien qui ressemble aux corporations de Londres ou aux préfectures parisiennes. Les électeurs sont seuls en face d’une tâche énorme ; puisqu’ils n’ont pas le loisir de la remplir en s’associant, force leur est de recourir à des intermédiaires : les gens de Tammany s’offrent à eux pour jouer ce rôle.

Oui, ce sont des voleurs mais des voleurs intelligents, malins et qui empêchent les autres de voler ; tout le monde mettrait la main dans le sac si les cordons du sac n’étaient énergiquement serrés, à défaut des honnêtes gens, par ces voleurs-là. Naguère la part qu’ils prélevaient pour eux-mêmes était devenue si grosse que les citoyens révoltés firent un effort pour briser Tammany ; mais cet effort, ils ne sont pas disposés à le recommencer. La leçon, du reste, a porté : Tammany ne franchira plus les bornes de la prudence en manière de corruption ; ses chefs sentent jusqu’à quel chiffre on peut tondre le contribuable et ce chiffre ne sera pas dépassé. Le New-Yorkais en a la conviction et voilà d’où vient sa sérénité d’âme ; car, n’en doutez pas, il envisage sans ennui la chute de M. Seth Low et ses conséquences ; il est seulement un peu contrarié quand il regarde du côté de l’Europe parce qu’il craint que les vieilles gens de là-bas, à la bonne opinion desquels il tient plus qu’il ne l’avoue, ne se scandalisent de ce revirement.

Ah ! si l’on pouvait trouver des demi-voleurs ou même des quarts de voleur qui ne prendraient que 10 pour 100, par exemple, là où les autres en prennent 40 ! Si l’on pouvait constituer un second Tammany Hall, moins exigeant et moins coûteux ! Ce serait une solution parfaite ; les suffrages des New-Yorkais iraient en foule vers cette compagnie-là, bien préférable à sa rivale puisqu’elle ferait la même chose à moins de frais. Tout le monde y trouverait avantage et chacun serait content.

Les initiateurs de la lutte contre Tammany Hall ont manqué leur coup en n’envisageant point le problème sous cet angle pas très noble mais très pratique. Je sais que les demi-voleurs sont, par essence, des gens difficiles à se procurer ; en cherchant bien, pourtant !