Pages d’histoire contemporaine/Chapitre XXIV

Plon-Nourrit et Cie (p. 113-117).

L’ŒUVRE DE PAIX


23 décembre 1903.

Si les pacifistes se montrent satisfaits de l’année 1903, c’est que vraiment ils ne sont point difficiles. Sans doute, au cours de ces douze mois, ils ont copieusement banqueté. Tudieu ! messeigneurs, que de festoiements, que de lumières électriques, que de foies gras et de musiques suaves ! Mais ils ont, en même temps, abondamment péroré et c’est une circonstance grave qu’à travers tant de discours, d’ailleurs fort éloquents, il demeure impossible de relever une parole sérieuse. On s’est salué, félicité, complimenté et embrassé. Rien n’a été dit qui permette de fonder une espérance solide et durable sur cet arbitrage qu’on nous présentait comme devant « abolir la guerre » et dont les débuts, il faut l’avouer, avaient déjà quelque peu trompé notre attente.

Bien plus ! un acte a été passé entre deux nations voisines et désormais réconciliées, acte que les pacifistes appelaient de tous leurs vœux ; on eût dit qu’il suffisait d’en prendre l’initiative pour convertir d’un coup tous les peuples et les pénétrer de la lumière nouvelle. Cette Pentecôte, hélas ! ne s’est pas produite, et comment aurait-elle pu se produire ? La convention franco-anglaise donne la mesure de ce qu’on doit escompter pour l’avenir en matière d’arbitrage. Oui, la chose est entendue ; les petites querelles douces, anodines, telles que relevés de frontières exotiques, indemnités pour dommages matériels ou sévices injustifiés, interprétations de clauses d’un traité, etc., ces querelles-là seront soumises d’office à un tribunal permanent, sans qu’il y ait d’entente préalable à négocier ni de juges à choisir. La belle avance, si les questions qui touchent à l’honneur et aux intérêts vitaux des nations sont soustraites à cette procédure ! Or, le texte de la convention le dit expressément et, depuis lors, un Livre jaune fort instructif a montré que les deux gouvernements s’étaient trouvés d’accord pour spécifier ces prudentes réserves.

Et comme il a donc bien fait, M. Delcassé, de partager à cet égard les méfiances de lord Lansdowne ! Serions-nous donc disposés à soumettre à un arbitrage quelconque — fût-ce celui de l’archange Gabriel — la question de Terre-Neuve ou celle d’Égypte ou celle du Maroc ?… pourquoi pas celle d’Alsace-Lorraine pendant qu’on y est ? Peut-être y a-t-il en France des amants de la logique assez épris de leur déesse pour lui faire de pareils sacrifices ; ce sont à coup sûr des logiciens mais non plus des Français.

Tout ce qui oppresse le présent et complique l’avenir échappe à l’arbitrage ; chaque jour qui s’écoule nous le fait mieux comprendre. Ni les libertés finlandaises, ni le rétablissement de la Pologne, ni l’émancipation de la Bohême, ni le conflit suédo-norvégien, ni le chaos austro-hongrois, ni l’agitation des Balkans, ni les rivalités d’Extrême-Orient, ni les complications qui peuvent naître au Thibet ou dans le golfe persique, ni les convoitises que peuvent exciter le canal de Suez ou le chemin de fer de Bagdad, — rien de tout cela n’est susceptible de se régler par sentence arbitrale ; et si, d’aventure, une telle sentence était rendue sur quelqu’une de ces questions « vitales » que, d’instinct, chacun prétend réserver, qui donc oserait affirmer qu’elle serait obéie ? Il faudrait pour cela que tout le monde eût désarmé et que, seuls, les braves messieurs de La Haye possédassent des mitrailleuses et quelques sous-marins : état de choses qui peut tenter le crayon d’un Caran d’Ache mais ne sera accepté par aucun cerveau pondéré.

Pour avoir lié leur sort avec tant d’énergie et d’exaltation à celui de l’arbitrage, pour avoir fait en son nom tant de promesses inconsidérées et avoir mené autour de son char un tapage si imprudent, les sociétés de la paix risquent aujourd’hui de compromettre irrémédiablement le but si élevé et si noble qu’elles se proposaient. Quand l’arbitrage aura échoué, la paix sera la victime de cet échec. Personne ne voudra plus y croire. N’y avait-il pas mieux à faire pour la servir ? N’y avait-il pas de moyen plus efficace de travailler pour elle ?

Il fallait viser moins haut, ne point transformer en prophétie une parole lyrique de Michelet et ne point promettre l’abolition de la guerre. Les savants, de même, ont nui à la science en promettant, en son nom, la vérité. La vérité, comme la paix, correspond à une formule mathématique bien connue : ce sont, l’une et l’autre, des infinis positifs. Les hommes peuvent y tendre, s’en rapprocher, mais non point y atteindre. Nous versons dans la bataille comme dans l’erreur par une nécessité résultant de notre imperfection, et notre imperfection est un élément fondamental de notre être. Diminuer les chances de guerre, voilà, si l’on ne cherche à tromper personne, tout ce qu’il y avait lieu d’annoncer à l’univers comme « essayable », sinon pleinement réalisable.

Or, d’où viennent les chances de guerre ? Quatre-vingt-dix-huit fois sur cent, de l’ignorance. Les querelles s’avivent et s’irritent parce que les intéressés eux-mêmes comprennent mal les différents aspects du conflit originel. L’opinion se divise ensuite et prend parti, ne les comprenant pas du tout. Et pourtant, quelle question n’a qu’une face ? la plus simple est encore un prisme qu’il faut manier pour le connaître.

C’était la tâche naturelle des sociétés de la paix de créer, puis de répandre les informations utiles, et cela posément, pratiquement, sans déclamations ni protestations vaines, en exposant les faits et en les commentant dans le sens des solutions sages et raisonnables. Une revue en plusieurs langues, des brochures par milliers, des correspondances dans les journaux, des conférences, voilà en quoi devait consister leur action. Et surtout point de cet antimilitarisme qui semble une forme nouvelle de la névrose, une sorte de phobie des armes, enfantine et piteuse ! Que dirait-on d’un homme qui, consulté sur une affaire d’honneur, commencerait par poser en principe qu’on ne doit se battre en aucun cas, quelle que soit l’injure ? Il perdrait immédiatement toute influence et tout prestige. Le moyen de raréfier le duel, ce n’est point de le honnir mais, exaltant au contraire sa gravité et sa dignité, d’en respecter le caractère. Maudire la guerre, ce n’est pas davantage le moyen d’en diminuer la fréquence. Seuls, les forts et ceux qui honorent la force ont qualité pour prêcher le calme, l’immobilité et — au besoin — la retraite.

Voilà dans quel sens aurait dû être conçue la propagande pacifiste. Pourquoi n’avons-nous ouï parler du Congo que par les notes partiales de l’Angleterre et de la Belgique ? pourquoi sont-ce les Grecs, les Slaves et les Turcs qui nous renseignent sur l’état de la Macédoine ? pourquoi la complainte des juifs roumains nous vient-elle d’Amérique ? Il appartenait aux sociétés de la paix de fouiller ces problèmes et de dire aux gens de bonne foi et de bonne volonté ce qu’ils contiennent d’erreurs et de vérités. À elles non point d’écarter, mais de prévoir les orages et de les annoncer. Ainsi font les bureaux météorologiques et, par là, ils évitent des sinistres, des ruines, des naufrages. La météorologie morale qu’il fallait organiser devait s’inspirer des mêmes méthodes et se baser, avant tout, sur l’aveu de la même impuissance — l’impuissance de l’homme en face du fléau qui passe…

Mais point. Les pacifistes, le sourire aux lèvres, se sont flattés de tuer la guerre : ils ont tendu devant elle le filet de l’arbitrage comme des enfants joyeux qui poseraient des fils de fer sur la crête des falaises, pour arrêter le vent.