Pages d’histoire contemporaine/Chapitre XLV

Plon-Nourrit et Cie (p. 203-207).

LE PARTAGE NÉCESSAIRE


14 février 1905.

Tous ceux qui ont souci de notre empire indo-chinois — et ceux-là, Dieu merci, sont maintenant légion — ont jugé opportunes les sonneries de clairon par lesquelles divers journaux ont secoué la somnolence de la métropole et annoncé les premières lueurs d’une aube inquiétante. Il ne faudrait point cependant passer d’une sécurité intempestive à des alarmes irréfléchies. Pour ma part, j’entends bien que les Japonais ont pris leurs mesures de façon à attaquer, le cas échéant, l’Indo-Chine et je suis persuadé que les archives impériales de Tokio renferment sur nos possessions d’Extrême-Orient des dossiers infiniment plus exacts et plus complets que n’en possèdent à Paris le ministère des colonies et les autres administrations intéressées. N’empêche que l’on ne voit pas le Japon — même au lendemain d’un traité de paix avec la Russie beaucoup plus avantageux que celui dont il est permis d’escompter la conclusion encore lointaine — déclarant sous un prétexte quelconque la guerre à la France et dirigeant sans préambule sur le golfe du Tonkin des escadres agressives. Les Japonais ont tout intérêt à ne point enfermer, aux yeux de l’Europe, le fameux péril jaune dans des formules aussi tangibles ; il suffit de peser le langage habile et mesuré de leurs chancelleries pour sentir qu’ils ont parfaitement conscience de cet intérêt et prennent grand soin d’y subordonner leurs actes. Ils recourraient d’autant moins volontiers à une attaque directe qu’un procédé indirect plus sûr et moins coûteux se trouverait à leur portée.

L’énorme Chine est encore l’un des rares pays du monde qui puissent, au rebours des opinions de M. de La Palisse, faire la guerre sans cesser d’être en paix. Une autorité diffuse, d’astucieux délais, l’habitude de transformer (et même sans utilité quelconque, pour le simple amour de l’art) toute question en labyrinthe font de cette puissance molle et insaisissable la plus redoutable des voisines. Elle possède de véritables arsenaux de conflits envenimés et de querelles à longue échéance : arsenaux dont l’empereur et son gouvernement ne connaissent même point toutes les ressources et dont les clefs sont aux mains d’un vice-roi audacieux ou d’un mandarin influent.

Pour ces motifs, il est relativement aisé de faire naître en ces régions un état de trouble à la faveur duquel les meurtres, les incendies, les rapines, les attaques à main armée se propagent et se multiplient tant et si bien que la guerre existe longtemps avant d’avoir été déclarée. De semblables circonstances ouvrent la porte à toutes sortes d’interventions : mesures de protection pour les nationaux, demandes d’explications, envoi de troupes d’observation, saisies de gages, etc. Bien vite on en vient de là aux ultimatums et, quand il s’agit d’un empire colonial isolé, une catastrophe peut être proche sans que la métropole ait réussi à la prévoir et à se prémunir contre elle.

Telle est la nature du danger qui incontestablement menace l’Indo-Chine. Si, en ce moment, ce danger se présente à nous sous le reflet victorieux des couleurs japonaises, rien n’indique que d’ici à une quinzaine d’années nous ne l’apercevrons pas dans les plis ambitieux du drapeau australien. C’est un danger permanent et pour ainsi dire anonyme. Quiconque nous voudra du mal pourra puiser là à pleines mains des occasions et des moyens de nous en faire.

Dénoncer cette situation ne saurait donc suffire ; il convient d’y chercher un remède. Le premier qui se présente à l’esprit, c’est apparemment d’organiser une robuste défensive. Tenons-nous sur nos gardes, voilà ce qui se répète depuis six semaines dans les couloirs de la Chambre comme aux terrasses des cafés, dans les bureaux des gazettes comme sur les plates-formes des tramways. Parole de bonne volonté et d’impuissance. Qu’est-ce que cela veut dire : se tenir sur ses gardes — si, au préalable, on ne s’est pas mis en état de résister à l’adversaire et de se trouver, le moment venu, aussi fort que lui ? L’Indo-Chine peut-elle, avec le secours de la mère patrie, se rendre assez forte pour résister aux assauts de ses voisins ? Toute la question est là.

Et sans doute elle le peut. Seulement cela reviendra à la transformer en un vaste camp retranché pour l’entretien duquel les Français ne sont peut-être pas décidés à se montrer généreux au delà d’une certaine limite. Après tout, beaucoup d’entre eux ont été là-bas, fort raisonnablement, pour y créer de fécondes industries et y développer un fructueux commerce. Dès qu’il faut des sentinelles pour monter la garde autour des plantations ou des bouches de canon pour protéger les récoltes, la culture du thé ou du coton risque de coûter plus qu’elle ne rapporte. Jusqu’ici, quand nous parlions de défendre nos possessions exotiques nous ne songions qu’aux épisodes accessoires d’une guerre européenne : il s’agit maintenant d’ennemis qui sont sur place et contre lesquels nous n’avons pas même à notre disposition le long ruban métallique d’un Transsibérien. Certes nous devons nous fortifier ; la France ne se résoudra jamais à évacuer sans bataille les rives du fleuve Rouge et du Mékong où ses fils depuis des siècles ont si noblement versé leur sang afin d’implanter sa domination. Mais il ne faut pas en venir à l’aléa de la bataille. Considérons-la comme une suprême ressource pour le cas où des complications imprévues annihileraient l’autre ligne de défense, la première, la plus importante, celle que nous procureront les ententes protectrices.

Avec qui s’entendre ? Avec l’Europe dont nous sommes solidaires. Sur quelles bases ? Il n’en est qu’une : le partage de la Chine en protectorats avec occupations partielles. Hier c’eût été une folie ; aujourd’hui, c’est le salut. Demain peut-être, il sera trop tard. L’outil chinois ne peut plus échapper aux mains qui cherchent à s’en emparer. Entre des mains blanches et des mains jaunes, pouvons-nous hésiter ? Le plan, dans ses grandes lignes, est très clair : favoriser la descente russe vers Pékin ; permettre la coulée anglaise le long du Yang-Tsé ; amener les Allemands à compléter la ligne de leurs stations océaniennes par de solides établissements sur la côte chinoise ; y attirer les Italiens ; parachever notre propre empire au moyen d’un protectorat incontesté sur le Siam et d’une pénétration sérieuse dans le Yunnan et le Kouang-Si ; donner enfin à cette mainmise collective du vieux monde sur une large portion de l’Extrême-Orient la seule sanction qui convienne : un traité général de garantie englobant les possessions néerlandaises et stipulant pour la défense des intérêts communs l’entretien d’une force navale internationale nombreuse et bien en haleine.

Tout cela n’est point aisé sans doute ; l’échec est possible mais la réussite est probable. Et se retrouvera-t-on jamais en face de circonstances aussi exceptionnellement favorables ? Le Japon est immobilisé, la Chine désorientée ; les colères australiennes sont encore négligeables et la neutralité des États-Unis serait acquise en échange d’avantages commerciaux. Américains et Australiens du reste commencent à éprouver de salutaires méfiances à l’égard des jaunes ; ces méfiances tempéreraient leur dépit de voir l’Europe entamer une pareille politique.

Il n’y a contre cette politique-là que des idées philosophiques et des principes abstraits. Chez nous, elle n’est point à la mode. Mais la mode diffère hors de nos frontières. Prenons garde qu’on ne la réalise sans nous et contre nous et qu’un jour nos enfants n’aient doublement à déplorer nos scrupules en constatant que, tout de même, c’était là le chemin du progrès effectif et de la vraie civilisation.