Pages d’histoire contemporaine/Chapitre XLIV

Plon-Nourrit et Cie (p. 199-202).

L’HOMME
DES NOUVELLES-HÉBRIDES


26 janvier 1905.

Un jour que l’amiral Pothuau, ministre de la marine, exprimait à John Higginson sa reconnaissance pour les services rendus par ce grand Français à sa patrie d’adoption et lui demandait en quelle façon le gouvernement les pourrait reconnaître :

— Amiral, répondit Higginson, si vous voulez me récompenser, occupez les Nouvelles-Hébrides.

Celui qui parlait ainsi était arrivé en 1858, n’ayant pas encore vingt ans, en Nouvelle-Calédonie. Irlandais d’origine, il se sentait libre de tout attachement national. Mais déjà la France l’attirait et, quand il eut décidé de vivre sous son drapeau, il lui donna tout son cœur. Il y avait cinq ans seulement que s’exerçait là-bas notre tardive autorité. La haine farouche des indigènes n’était point calmée, ni leurs habitudes sanguinaires entravées. Les richesses de l’île gisaient cachées au sein d’une nature aux aspects souvent trompeurs. La géographie même en était imprécise. Dans les vallées de Canala et de Nakety s’abritaient timidement les premières plantations et l’admirable rade sur les bords de laquelle s’alignent aujourd’hui les maisons de Nouméa n’était visitée que par la modeste flottille de l’armateur Paddon. Jusqu’aux destins futurs de cette lointaine possession qui demeuraient incertains ! À Paris, on songeait à en faire une colonie pénitentiaire mais aucune décision n’avait encore été prise et le premier convoi de déportés n’y devait aborder que six ans plus tard.

Higginson eut la foi ; il ne se préoccupa point de ce que feraient les autres ; il agit par lui-même. Le cadre lui plaisait ; il sut deviner les ressources qu’il ignorait ; la fortune répondit à ses efforts. D’une brousse habitée par les sauvages, il fit un centre de féconde activité. Il créa l’industrie métallurgique du cuivre et fonda au Diahot une importante usine. Non loin avait été découvert un gisement aurifère ; il y établit une exploitation perfectionnée. Ailleurs, il mit en œuvre des mines de plomb argentifère. Au Bourail qui devint ainsi un grand centre de travail pour les libérés, il construisit une usine pour le traitement des cannes à sucre. Il organisa un service postal à vapeur entre Nouméa et Sydney et un autre service entre Nouméa, i’île des Pins et les Loyalty. Enfin, il inaugura la grande industrie du nickel. Avant lui, la France était, à cet égard, tributaire de l’Angleterre et de l’Allemagne. Grâce à lui, la situation est désormais renversée.

Voilà, semble-t-il, de quoi remplir une vie humaine et l’illustrer. Higginson n’en jugeait pas ainsi. Il ne se trouvait pas quitte envers la France. Les gouvernants lui avaient octroyé des lettres de « grande naturalisation ». Il voulut en échange leur assurer un archipel.

Cet archipel, à ses yeux, constituait une dépendance naturelle et nécessaire de la Nouvelle-Calédonie. Au point de vue du droit, on devait l’estimer compris dans l’acte d’annexion dressé en 1853, — seule, la longue négligence des pouvoirs publics (qu’excusait dans une certaine mesure l’inutilité apparente d’une semblable initiative) en ayant retardé la prise de possession effective. Il est vrai que, dans l’intervalle, des colons anglais s’y étaient installés. Mais ces mêmes colons n’avaient-ils pas, à deux reprises, sollicité du gouverneur de la Nouvelle-Calédonie l’établissement du protectorat français ? Que, dans leur besoin de voir s’organiser un régime régulier, ils se fussent adressés à la France plutôt qu’à l’Angleterre, n’y avait-il pas là une preuve irréfutable de l’excellence de nos titres ? Si, à ce moment, la France avait tout uniment annexé les Nouvelles-Hébrides, nulle protestation ne se fût élevée ni à Londres ni à Sydney. Mais aux pétitionnaires onques n’avait répondu. Les années passaient. Comme, en fin de compte, le mot de sir Charles Dilke — « là où sont les intérêts, là doit être la domination » — a pratiquement la valeur d’un axiome mondial, John Higginson résolut d’organiser, aux Hébrides, la colonisation française… à lui tout seul.

Il n’était que temps. Le gouverneur des îles Fidji venait de se faire attribuer par le cabinet de Londres la surveillance des colons anglais aux Nouvelles-Hébrides et il leur avait prescrit d’avoir à faire enregistrer, pour qu’ils fussent valables, leurs titres de propriété. En quelques jours, Higginson fonda la « Société calédonienne des Nouvelles-Hébrides ». En quelques mois, ladite Société eut acquis 300 000 hectares de terres dans l’archipel, mis la main sur les meilleurs ports, racheté les établissements existants, pris à son compte les agents étrangers, construit un magasin, entrepris des routes et amorcé d’importantes relations commerciales. Ainsi furent conquises l’île Vaté et ses voisines.

Ce coup de maître, Higginson eut à le recommencer deux ans plus tard et son succès fut égal. Il s’agissait cette fois de l’île Mallicolo, une des plus étendues de l’archipel. La nouvelle était parvenue à Nouméa de la prochaine formation d’une compagnie anglo-australienne d’exploitation à laquelle le Parlement de Wellington se proposait d’octroyer de puissantes garanties. En présence d’un projet si menaçant et dans l’impossibilité d’obtenir une prompte intervention de la métropole, Higginson affréta à la hâte un vapeur, la Néoblie, sur lequel il s’embarqua discrètement avec un groupe de ses amis. Le navire cingla sur l’île Vaté, y chargea des produits des établissements français et prit à la remorque un vieux ponton — jadis navire de guerre, le Chevert — qui servait de magasin flottant. Par une mer démontée et après de terribles péripéties, la Néoblie et son épave arrivèrent la nuit en face de l’île Mallicolo, franchirent audacieusement les récifs de corail et vinrent mouiller dans la baie de Port-Sandwich. Le lendemain, les chefs néo-hébridais, convoqués à bord, y signaient une convention de trafic, la vente à la Société franco-calédonienne de la baie et des territoires avoisinants, et enfin une demande de protectorat français.

Tel fut l’homme pour lequel on vient de creuser à Nouméa une tombe glorieuse et dont les restes mortels voguent en ce moment vers le lieu de leur suprême repos. À l’affliction de ses enfants, de cette nombreuse famille grandie à son foyer dans l’amour de la France, viendra se joindre, pour lui composer le plus désirable des cortèges, la reconnaissance de tous ceux que son inépuisable bonté a aidés et secourus au cours d’une si noble et si vaillante existence.

Il faut qu’un monument, digne de sa mémoire, s’élève au centre de l’archipel auquel son nom demeurera attaché ; il faut aussi que le socle en demeure vierge de toute inscription jusqu’au jour où l’on pourra y graver sa fière réponse à l’amiral Pothuau : « Amiral, si vous voulez me récompenser, occupez les Nouvelles-Hébrides. » Aux Français qui ont souci de la grandeur nationale de hâter l’aube d’un si beau jour.