Pages d’histoire contemporaine/Chapitre XLVI

Plon-Nourrit et Cie (p. 208-211).

L’HELLÉNISME


10 avril 1905.

Or donc, on a créé récemment à Paris une association philhellène. J’en sais quelque chose, car les aimables fondateurs m’avaient réservé, selon leur flatteuse expression, le poste de « cheville ouvrière ». Si je n’ai pas cru pouvoir l’accepter, c’est par impossibilité matérielle de le remplir et non par défaut d’enthousiasme. Peut-être, du reste, aurais-je été une cheville mauvaise ouvrière par suite du radicalisme de mes aspirations et de la véhémence de ma propagande. J’ai eu déjà bien des occasions de le dire, l’hellénisme m’apparaît comme le grand principe rénovateur de l’Orient, la flamme claire et chaude autour de laquelle la civilisation balkanique pourrait reprendre, après le long entr’acte turc, sa marche originale vers des destins progressistes.

Savez-vous, lecteurs, ce que signifie ce terme d’hellénisme que nous employons volontiers mais dont notre esprit n’est point curieux de sonder la forte signification ? Vieux mot qui fut à la mode et que l’on répète d’instinct, il résume les souvenirs majestueux du siècle de Périclès et les souvenirs attendrissants de la lutte héroïque de 1821. Voilà pourquoi nous ne le prononçons qu’avec une sorte d’intonation sympathique, même lorsqu’il s’agit de desservir l’idée qui s’incarne en lui. Mais, direz-vous, l’hellénisme, est-ce donc autre chose que le serbisme ou le bulgarisme ? Est-ce mieux ou plus que l’ambition — naturelle d’ailleurs et compréhensible — de voir la Grèce s’agrandir et s’enrichir autant que faire se pourra ? Annexion de la Crète, extension de territoires en Macédoine, situation privilégiée à Constantinople, ce sont là, n’est-il pas vrai, les revendications qui se dissimulent sous la rubrique d’hellénisme ? Et si ces revendications reposent pour une part sur des droits incontestables, ne heurtent-elles point d’autres droits également certains et qu’il faut respecter ?

Non, ce n’est là qu’un aspect de la question. L’hellénisme constitue quelque chose de plus. C’est une formule d’humanité et l’une des plus harmonieuses, des mieux proportionnées, des plus parfaites qui aient été inventées. L’Église, la cité, l’intérêt personnel, voilà le grand trépied sur lequel, qu’on le veuille ou non, reposent les sociétés — et les sociétés modernes comme les anciennes. Or l’aplomb s’établit difficilement parce que le sol n’est pas uni et que le trépied est inégal. Tantôt la tyrannie du moi nuit à la collectivité, tantôt celle-ci opprime l’individu. Tantôt le culte est envahissant et tantôt sans action. Tantôt la production de la richesse se trouve paralysée par une hypertrophie du patriotisme et tantôt sa fonction est dévoyée par une exagération du sentiment religieux. Surtout le dosage de l’idéal et du réel s’opère mal ; leurs exigences n’arrivent point à se concilier. Au lieu qu’ils s’entr’aident et collaborent à la même œuvre, il leur advient de se contrarier jusqu’à s’annihiler. Voyez l’Allemagne d’aujourd’hui, les États-Unis, l’Italie, la Hongrie, la France surtout, notre France qui, par tant de côtés, ressemble à l’Hellade ! Partout la formule humaine apparaît embarrassée, inquiète, mobile. En Grèce pourtant elle s’affirme robuste, éclairée, durable. C’est là, n’en doutez pas, ce qui a soutenu les Grecs à travers des angoisses prodigieuses et leur a permis d’entrevoir l’aurore dont ils n’avaient jamais désespéré.

Nous ignorons profondément l’Église grecque. Elle n’est ni une servante ni une associée de l’Église russe. Elle possède une autonomie philosophique complète. Sa particularité essentielle est d’opérer, à l’autel, la surnaturalisation du prêtre (si l’on peut employer une pareille expression) sans menacer par là l’indépendance d’esprit des fidèles. Avec ses pompes extérieures, son hiératisme souverain, ses rites nombreux, elle n’en constitue pas moins une sorte d’éloquent intermédiaire entre le catholicisme et le protestantisme. Rien dans ses origines ni dans son dogme ne l’orientait vers une pareille voie. C’est le génie grec qui l’a faite ainsi, à l’image de sa propre complexité bienfaisante et de ses préoccupations diverses : génie de lumière et de tradition, respectueux des formes antiques et avide de nouveautés.

La cité ! combien puissante est, en Grèce, son empreinte sur le citoyen, et combien pourtant il sait lui échapper ! Un lien souple et rude, doux et résistant les retient l’un à l’autre. Il y a des despotismes que, là-bas, nulle loi n’oserait proclamer et des anarchies que nulle conscience ne rêverait d’établir. La cité romaine ne fut jamais qu’un ensemble, solide et magnifique, mais non point un organisme vivant comme l’ancienne cité grecque. De même que dans l’organisme vit la cellule, tel dans cette cité vivait l’individu, à la fois autonome et associé, ne pouvant réussir, quand même on le lui demanderait, ni à abdiquer complètement son indépendance ni à supprimer totalement son instinct de solidarité.

C’est ainsi que s’est développée chez l’Hellène une personnalité tour à tour ondoyante et volontaire, capricieuse et persévérante mais qui ne s’absente et ne s’efface jamais. Prompt à se dévouer à la chose publique, il ne sacrifie pas pour cela son intérêt privé ; il ne perd pas de vue l’urgence de son propre progrès et de ses avantages personnels. Il fait la part de Dieu, la part de la patrie ; il les fait vastes, mais tout le reste est pour lui. Et parce qu’après tout il y a en nous de l’ange et de l’animal, on ne saurait nier que cette façon d’envisager l’existence ne soit normale et saine.

Cet hellénisme-là se trouve en germe dans la foule et s’épanouit au sein d’une élite que les circonstances adverses avaient empêchée jusqu’ici d’être nombreuse et qui va s’accroissant de jour en jour. On le craint. À constater ce qu’il a pu dans le passé, on devine ce dont il serait capable dans l’avenir et les fougueuses coalitions qui se nouent pour lui faire obstacle prennent toute leur raison d’être. On redoute sa présence et son contact parce qu’on sent en lui un de ces conquérants qui s’installent à jamais. De fait, le monde a vu les républiques grecques se débander, et plus tard s’écrouler l’empire grec. Il a vu jusqu’au nom de la terre grecque disparaître de la géographie. Mais où sont les reculs de l’hellénisme ? Forcé d’interrompre son travail, l’hellénisme le reprend au bout d’un siècle au point où s’était faite l’interruption. Il sommeille et ne meurt pas ; il dure et ne vieillit pas. C’est un voisin terrible qui lasse tous les efforts et annule l’un des pires ennemis de l’homme, le temps. Sur lui le temps n’a aucune prise.

Ces choses sont vraies. Convenons-en pourtant, l’Europe n’aime pas les entendre. Elle préfère qu’on quémande sa sympathie et qu’on sollicite ses bons offices au nom des chefs-d’œuvre qu’épellent ses écoliers, au nom des monuments qu’exhument ses archéologues, au nom de ces vieux pans de mur dont la beauté nous confond et dont les secrets techniques nous échappent, de ces pans de mur le long desquels, au soleil couchant, Renan venait faire sa prière…