Pages d’histoire contemporaine/Chapitre LXV

Plon-Nourrit et Cie (p. 285-288).

TERRE DE CALIFORNIE


10 avril 1906.

Endeuillée aujourd’hui par une catastrophe dont les relations directes avec celle de Naples prêchent éloquemment la douloureuse solidarité des hommes en face de la nature, la Californie ne tardera guère à voir refleurir sur son sol merveilleux sa nature printanière. San-Francisco renaîtra de ses cendres plus prestigieux et plus beau ; la ligne pressée de ses maisons montera de nouveau à l’assaut des coteaux aux pentes rudes sur lesquels il était si pittoresquement assis. Les milliardaires recommenceront d’y retraiter leur activité de brasseurs d’affaires et les touristes d’errer sur les pas d’un robuste policeman à travers l’opium nocturne du quartier chinois ; et par la « Porte d’or » à la silhouette si étrangement paradisiaque continuera d’entrer dans l’harmonieuse baie, troublée un instant par une marée diabolique, la longue houle paisible du Pacifique immense.

Ce pays unique au monde est promis à de hautes destinées que dissimule encore le fracas d’une vie matérielle intense. Les Californiens, songez donc, n’ont pas fini de s’installer et c’est bien l’impression d’un fantastique emménagement que donnent les premiers coups d’œil jetés sur leurs allées et venues ; des trains entiers qui passent l’eau sur des bacs, un réseau enchevêtré de fils télégraphiques et téléphoniques, des quais et des docks chargés de marchandises, la respiration saccadée des machines en mouvement… et pourtant, même au centre de San-Francisco, les caractéristiques d’un avenir tout différent s’inscrivent dans les regards, dans les altitudes, dans mille petits riens isolément imperceptibles mais dont l’ensemble signifie beaucoup…

C’est le 7 juin 1846 que les États-Unis s’emparèrent de la Californie et de sa capitale qui s’appelait alors Yerba-Buena. La domination mexicaine expirante laissait peu de regrets au cœur des dix mille blancs éparpillés entre la sierra Nevada et l’Océan. La vieille aristocratie locale, aimablement paresseuse, élégante, naïve et brave, criblée de dettes d’ailleurs et incapable d’établir une autonomie durable, considérait comme des parvenus et des roturiers les républicains de Mexico. Ses sympathies s’en allaient, fidèles, vers la mère patrie, vers l’Espagne lointaine et faible dont aucun secours ne viendrait… Dans les replis des vallons fleuris, au bord des anses aux eaux calmes, les vieilles missions franciscaines s’acheminaient doucement vers la mort. Une végétation délirante parant leurs ruines de pisé envahissait les longs cloîtres, soulevait les dallages, grimpait le long des tours, mettait partout du pittoresque et de la grâce. Le reste de la population se composait surtout d’aventuriers yankees, trappeurs, outlaws, gens d’énergies farouches et d’ambitions effrénées qui filtraient pour ainsi dire au travers de la presque infranchissable barrière des montagnes Rocheuses et commençaient d’établir çà et là des settlements embryonnaires. Ceux-là ne se souciaient guère de l’Espagne ou des Franciscains et peut-être n’avaient-ils pas même le sentiment des spectacles radieux qu’offraient quotidiennement à leur vue l’atmosphère cristalline, les soirs embrasés, l’alternance heureuse des plaines, des bois et des monts, la caresse des flots sur les grèves dorées et cette effervescence joyeuse de la nature qui chaque printemps revêt le pays d’un manteau de fleurs aux nuances triomphales.

Et voilà pourtant ce qui créera l’avenir de ce pays, avenir d’art et de poésie dont la traînée royale apparaît déjà sur l’horizon. La Californie vient de traverser un demi-siècle de folles agitations et de secousses successives. À peine les premiers colons entreprenaient-ils de demander à son sol un rendement régulier que le cyclone de l’or passa sur elle, emportant les bons éléments déjà trop rares pour y substituer le fâcheux grouillement des centres miniers. Des jours vinrent où, dans San-Francisco transformé en antre de perdition, l’effort révolutionnaire des honnêtes gens dut intervenir ; les fameux « Comités de vigilance » de 1851 et de 1866 usèrent largement des méthodes expéditives appliquées naguère par le Comité de Salut public à des cas certes moins pressants. Et plus tard les spéculations, les paniques, le mouvement socialiste de 1877 contribuèrent à organiser une société singulièrement instable, manquant de toutes les bases habituelles, n’ayant ni unité ni but, essentiellement étrangère à l’idéal américain commun à l’ensemble des citoyens des États-Unis, dont il semblait enfin que le nouveau monde ne pût attendre aucun progrès véritable et dût au contraire redouter beaucoup d’imprudences, d’erreurs et de fautes.

Les éléments bigarrés qui composent cette société californienne sont loin, certes, d’avoir fusionné en un tout harmonieux. Le travail qui s’est opéré dans son sein n’en est pas moins visible et suggestif. Il y a des lieux privilégiés dont les lignes, les couleurs, les émanations opèrent sur l’homme au rebours de ce que sembleraient annoncer la race et l’éducation. Pourquoi le sens de la poésie et des arts germerait-il là-bas ? Rien dans le caractère et dans les entreprises de leurs ancêtres n’a marqué les Californiens pour une tâche immatérielle. L’instinct s’en révèle pourtant : on le voit sourdre timidement, en gouttelettes… Paroles, gestes, chants, l’arrangement d’une fête, l’ordonnance d’un spectacle, un croquis sur le coin d’un menu, une sérénade improvisée, la proportion d’un balustre ou l’à-propos d’un sonnet suffisent à montrer partout présent et circulant pour ainsi dire à fleur d’humanité le don précieux qui fait les peuples-rois, l’instinct de la beauté. Non, ce ne sera pas pour demain : il reste encore trop d’argent à gagner en ce pays ; mais ce sera pour après-demain. Si l’ivresse commerciale remplit encore la baie de San-Francisco, il y a non loin le prodigieux observatoire de Lick perché sur sa crête montagneuse et les portiques de jeunes universités ambitieuses, édifices symboliques.

En ces jours cruels où plusieurs cités effondrées se débattent dans l’abîme creusé soudain sous les pas de leurs habitants, la notion d’un tel avenir se présente comme une puissante consolation. Et je pense à la pauvre cité française disparue il y aura bientôt quatre ans et qui ne représentait, elle, que du passé. Que de temps ils mettront à se relever, les édifices modestes de Saint-Pierre de la Martinique ! que de temps il faudra pour effacer les traces matérielles et morales d’une catastrophe dans laquelle a disparu un morceau de la vieille France transporté sous le ciel des Antilles par la remuante humeur et la vaillance des boucaniers d’antan !