Pages d’histoire contemporaine/Chapitre LXIV

Plon-Nourrit et Cie (p. 281-284).

FAUTE D’UN CHEMIN DE FER


14 mars 1906.

Les destinées de l’Afrique française sont enfermées dans un dossier ministériel qui gît quelque part à Paris entre des fiches de fonctionnaires et des demandes de palmes académiques. Il y a bientôt vingt-cinq ans qu’il gît là.

Le sommeil de ce dossier nous aura coûté cher, mais il aura beaucoup rapporté aux Anglais et aux Allemands : aux premiers le Sokoto, la moitié du Bornou et l’évacuation de Fachoda sans compensations ; aux seconds, l’autre moitié du Bornou et la faculté de nous molester au Maroc. Tout cela faute d’un chemin de fer.

Ce n’était pourtant pas une si grande affaire de le construire, ce railway. Les Russes en ont fait un de 6 000 kilomètres aboutissant, à travers les plus âpres obstacles naturels, à la grande incertitude chinoise ; les Américains en ont établi deux de 5 000 kilomètres entre l’Atlantique et le Pacifique, à une époque où la science était loin d’avoir, pour de telles entreprises, armé l’homme comme il l’est aujourd’hui. La voie ferrée sud-africaine, partie du Cap, a déjà dépassé 3 000 kilomètres en franchissant des régions d’accès difficile. Pendant ce temps, nous continuons d’hésiter devant les 2 500 kilomètres en pays plat qui séparent l’Algérie du Tchad.

Serait-ce donc que les renseignements ont manqué ? Nullement car nous possédons depuis 1881 les données préalables essentielles. À cette date, en effet, le colonel Flatters, au cours de deux missions dont la dernière venait de se terminer tragiquement dans le guet-apens de Tadjenout, avait relevé le tracé du futur Transsaharien jusqu’aux environs de Tadent, c’est-à-dire jusqu’au point où son itinéraire, à lui, Flatters, allait se confondre avec celui du célèbre voyageur allemand Barth, venu de Tripoli trente ans plus tôt. Flatters concluait que la construction ne présenterait « aucune difficulté technique » et pourrait « être faite dans des conditions économiques ». Au delà de Tadent, il fallait s’en rapporter au jugement de Barth ; mais ce jugement n’était-il pas appuyé sur des détails probants, des appréciations pondérées, des réflexions perspicaces ? Barth demeure insurpassé dans la série des explorateurs africains ; il reste un modèle que tout le monde admire. Ses descriptions de l’Aïr et du Damerghou, publiées dès 1857 à Gotha, avec des cartes et des gravures, avaient la valeur d’une enquête serrée. Munis d’un pareil document, nous pouvions marcher de l’avant.

Que la perte de Flatters et de ses compagnons — auxquels le gouvernement, par un pacifisme malentendu, avait commis la faute de n’accorder qu’une escorte insignifiante, — que ce triste événement ait pesé lourdement sur l’opinion, on devait s’y attendre. Sensibles à toutes les infortunes, les Français s’émeuvent plus volontiers devant des tombes individuelles que devant une catastrophe collective. L’épouvantable drame de la montagne Pelée fit sur eux une moindre impression que le massacre du puits de Tadjenout. Quoi qu’il en soit, il appartenait aux pouvoirs publics de réagir contre une tendance irraisonnée ; le meilleur hommage, d’ailleurs, que l’on pût rendre à la mémoire de Flatters, n’était ce pas, en poursuivant son œuvre, d’empêcher que son noble effort ne risquât de demeurer stérile ? L’honneur national eût commandé de le venger mais, au seul point de vue de la sécurité des caravanes futures, il convenait de lancer sans retard dans la même direction une mission plus nombreuse et mieux armée que la sienne.

Seize années s’écoulèrent pourtant avant qu’une tentative de ce genre fût osée ; encore, est-ce à des initiatives privées que la France dut la mise en route de la glorieuse mission Foureau-Lamy. Dans l’intervalle tout avait changé. La Nigeria britannique, le Cameroun allemand s’étaient constitués avec accès au lac Tchad. Il avait fallu nous contenter — et encore grâce à l’exhumation opportune faite par M. Ribot de droits anciens et quasi oubliés que nos voisins avaient lésés en disposant entre eux du sultanat de Zanzibar, — il avait fallu donc nous contenter de ce que la convention de 1890 nous attribuait : à savoir une part abondante du Sahara mais une part assez mince du Soudan, part que les accords anglo-français de 1904 ont heureusement accrue. Enfin, au moment où la mission Foureau-Lamy touchait au but, les Anglais, occupés de leur côté à relier Le Caire au Cap, se fâchaient de trouver Marchand sur leur route ; et, ne pouvant les atteindre autrement que par une guerre maritime très coûteuse et risquée, force nous était d’obtempérer à leur ultimatum, nous contentant d’exiger des formes et de prendre notre temps. Pour comble d’ironie, le commandant Lamy allait être amené à dépenser son énergie, ses talents et finalement à verser son sang pour le bien de nos rivaux. À qui a-t-elle mieux profité, cette épopée du renversement de l’empire de Rabah qu’aux détenteurs de la Nigeria et du Cameroun ? Le royaume de Kouka dont il avait fait sa proie ne se trouvait-il pas en territoire britannique et Dikoa, sa capitale, en territoire allemand ? Certes nos possessions souffraient grandement de ses exactions, mais combien plus les leurs !

Le Transsaharien entrepris vers 1884 ou 1885 nous eût évité de voir passer en des mains adverses le Sokoto et le Bornou qu’on a si justement qualifié un des plus beaux morceaux de l’Afrique ; il nous eût donné le droit de négocier l’échange de Fachoda contre quelque terre fertile ou quelque privilège avantageux ; mais par-dessus tout il rendrait aujourd’hui — à nous et à d’autres — l’incomparable service d’assurer la paix générale. Non ! l’Allemagne qui se sait ou se croit plus forte que nous en Europe n’envisagerait gérait même pas l’éventualité d’une guerre continentale si elle savait qu’en deux semaines 15 000 à 20 000 hommes distraits de notre armée d’Afrique peuvent être jetés sur le Togoland et le Cameroun, en chasser ses faibles garnisons et y détruire son embryonnaire et chancelante organisation. Ainsi un geste facile mettrait, le cas échéant, la France en possession de terres allemandes, singulier élément de force dans les négociations auxquelles donnerait lieu ultérieurement le rétablissement de la paix européenne. Mais cela ne se peut pas puisque le chemin de fer est encore à construire.

Qu’attend-on, mon Dieu ? Le remarquable ouvrage dans lequel M. Paul Leroy-Beaulieu a, l’an passé, examiné le problème sous toutes ses faces — résumant les opinions et les enquêtes, serrant de près les raisonnements, révisant les calculs, discutant les probabilités — ne laisse plus de place au moindre doute. Nous savons maintenant ce qu’il faut penser de la vieille légende saharienne et comment les sables n’occupent guère plus du neuvième de la surface totale, tandis que, partout ailleurs, la nature du sol, la présence de l’eau, une végétation appréciable, une main-d’œuvre assez abondante font de l’établissement du Transsaharien exactement ce qu’en disait il y a vingt cinq ans le colonel Flatters : un travail sans difficultés techniques et pouvant être exécuté dans des conditions économiques certaines. D’autre part, nous avons enfin retenu ce que Barth avait inutilement fait connaître dès le milieu du dix-neuvième siècle, à savoir l’extrême fertilité, la magnifique richesse des régions soudaniennes où résident des populations douces et laborieuses aspirant à être débarrassées des pillards qui les font trembler et prêtes à se développer en paix sous l’égide française.

Des vaillants nous ont constitué un vaste empire. Sans notre négligence, il aurait pu être plus vaste encore et plus beau ; mais, tel qu’il est, il excite déjà et excitera davantage dans l’avenir des convoitises redoutables. Allons-nous donc laisser périr tout cela faute d’un chemin de fer ?