Pages d’histoire contemporaine/Chapitre LXIII

Plon-Nourrit et Cie (p. 276-280).

LE BALANCIER BRITANNIQUE


14 février 1906.

Presque en tous pays — soit que leurs leaders aient intérêt à égarer l’opinion, soit en vertu d’une inaptitude spéciale à résumer leurs aspirations d’une façon claire et précise — les partis politiques se choisissent des dénominations incolores ou inexactes. Les « démocrates » des États-Unis le sont un peu moins que leurs adversaires les « républicains », mais par contre ils sont tout aussi républicains qu’eux. C’est « centralistes » et « particularistes » qu’il faudrait dire. Chez nous, les « opportunistes » furent des « progressistes » à tendances radicales ; les « progressistes » sont en réalité des conservateurs et les « conservateurs » sont des réactionnaires. Il existe tel pays des Balkans où les radicaux sont les meilleurs champions du capitalisme bourgeois. Allez donc vous y reconnaître.

On nous répète ces temps-ci qu’une grande vague de libéralisme vient de balayer l’Angleterre. Je vois bien qu’un parti dit « libéral » a infligé une défaite écrasante à un autre parti dit « conservateur », mais je vois aussi qu’à part un petit groupe de gens avancés qui désirent sincèrement des réformes considérables, la masse des élus et des électeurs est tout aussi anxieuse aujourd’hui qu’hier de maintenir dans son ensemble et dans ses détails l’organisation présente ; et ce n’est pas moi qui l’en blâmerai car cette organisation, pour n’être pas parfaite — le ciel préserve les humains de la perfection ! — n’en compte pas moins parmi les plus robustes et les mieux agencées qu’ait connues l’univers.

Il y a pourtant quelque chose de changé — de momentanément changé — en Angleterre, mais ce quelque chose ne répond pas aux idées de liberté ou de conservation. Les Anglais qui avaient traversé une longue crise d’impérialisme subissent un accès normal d’insularisme. Quand cet accès sera passé, ils retourneront à l’impérialisme et sans doute nos enfants les verront-ils s’insulariser encore une fois. Comment en serait-il autrement ? Ce n’est pas la volonté des hommes qui a établi le balancier britannique, c’est la toute-puissance des faits. Aucun Josué n’en saurait actuellement arrêter le mouvement.

L’impérialisme est une chose coûteuse et lassante. Et, après tout, le père qui a mis au monde de nombreux enfants et les a conduits au seuil de l’âge viril éprouve aussi quelque fatigue et quelque velléité d’égoïsme. Il ne cesse pas d’aimer ses fils et de s’intéresser à leurs succès. Il leur viendra en aide à l’occasion mais trouve bon qu’ils se débrouillent de leur côté et que chacun d’eux se fasse sa propre vie à sa guise. Supposez pourtant que l’aîné, devenu très riche et occupant une situation sociale prépondérante, se pose en chef de famille et qu’usurpant sans méchanceté et comme par la force des choses les prérogatives paternelles, il tende à grouper ses frères sous son influence. Le père aussitôt, renonçant à son repos, fera le nécessaire pour reprendre au milieu des siens la place à laquelle lui donnent droit son titre et son âge.

Le voilà, dès lors, en présence d’un pesant dilemme. Tantôt la tâche lui semblera trop vaste et il sera tenté de revenir à sa précédente conception d’une existence individuelle agréable et facile, tantôt le sentiment de son autorité nécessaire le galvanisera et il voudra employer toutes ses forces au service des intérêts familiaux. Telle est exactement la situation de l’Angleterre par rapport aux États qui sont issus d’elle. La période d’éducation — sauf pour le Sud-Afrique — est terminée et il y a un aîné dont le prestige a tellement grandi par le monde que ses frères dirigent vers lui des regards d’admiration, s’évertuent à prendre modèle sur lui, s’inspirent de ses exemples, suivent ses conseils et se réclament de son nom avec orgueil. Que l’Angleterre s’efface, se replie sur elle-même et les États-Unis, ne lui laissant que la présidence honoraire, exerceront, eux, la présidence effective de l’empire britannique.

Lorsqu’en 1899 j’avais accepté de faire pour l’Indépendance belge une enquête sur l’avenir politique de l’Europe, deux ordres de questions troublantes m’étaient apparus, — le premier provenant de l’« inachèvement de l’Allemagne » et le second du fait que l’Angleterre était désormais « la prisonnière de ses enfants ». — Depuis lors, une troisième source de complications est née de la malheureuse initiative russe aboutissant à dresser en face du Vieux Monde une Asie rénovée matériellement et moralement par l’élixir de victoire. Cet événement a aggravé mais n’a pu modifier la situation antérieure. Il a contribué à précipiter l’évolution de l’esprit germanique, en sorte que le problème allemand se dessine maintenant au premier plan tandis que le problème anglais, au contraire, paraît s’éloigner sous l’action du prestige dont la conclusion de la guerre sud africaine, les débuts d’un règne brillant, d’heureuses alliances et des hasards favorables ont revêtu l’Angleterre. Par là l’autorité de la métropole sur la grande famille anglo-saxonne s’est trouvée consolidée et la prospérité des États-Unis n’a plus été pour celle-ci qu’un sujet de fierté et non d’inquiétude.

Mais le danger demeure, et tenez pour certain qu’il ne tardera guère à s’affirmer de nouveau du moment que les Anglais ont cru pouvoir repasser à l’insularisme ; car tel est le sens profond, on oserait dire le sens absolu des élections récentes. Quelques hommes d’État préconisaient des sacrifices considérables destinés à asseoir l’impérialisme anglo-saxon sur des bases de granit. Nos voisins ont trouvé que cela coûtait trop cher et, satisfaits de leurs efforts précédents et des résultats obtenus, ils ont marqué leur volonté de songer un moment à leurs affaires personnelles de se reposer… dans leur île. Le repos, certes, ne sera pas de longue durée. Avant que les six ans parlementaires aient passé, ils se trouveront en butte à de nouvelles exigences impériales ; de lointains ultimatums seront posés et la silhouette reparaîtra du grand frère robuste, candidat permanent à la direction de l’empire. Il faudra bien alors s’entendre, faire des concessions, se montrer impérialistes avant tout.

Quant à l’attente d’une dislocation générale, elle est vaine parce que le monde anglo-saxon, réputé si pratique et si peu sentimental, obéit au contraire à quelque chose de plus fort que l’intérêt, à un esprit de famille ou, si vous voulez, de race dont le passé n’offre point d’équivalent. La séparation des colonies d’Amérique s’est effectuée jadis avec violence dans des circonstances propres à laisser subsister de persistantes rancunes. Pourtant il est impossible de comprendre l’évolution des États-Unis si l’on ne tient pas compte du britannisme qui s’y révèle à chaque pas et qui a fini par triompher au grand jour de toutes les aspirations contraires. Une opinion cimentée par de tels liens moraux dépasse singulièrement en puissance et en résistance celles qu’établissent des traités ou même la similitude des intérêts. Seulement, pour me permettre une comparaison scientifique, je dirai que ladite union qui figure actuellement un cercle dont le centre est à Londres tend perpétuellement à se transformer en une ellipse dont Washington serait un des foyers et Londres l’autre. Un impérialisme vibrant et généreux qui ne se dépense pas seulement en paroles mais s’affirme par des actes est et restera l’unique moyen pour l’Angleterre de retarder sinon d’empêcher cette transformation. Voilà pourquoi il est quasiment certain que les initiatives insularistes des Anglais deviendront de plus en plus rares et de moins en moins durables.