Pages d’histoire contemporaine/Chapitre LXVI

Plon-Nourrit et Cie (p. 289-292).

COSAS DE ESPAÑA


3 juin 1906.

La portée de ce qui vient de se passer à Madrid ne saurait être diminuée par le geste isolé d’une brute infâme, si sanglants qu’en aient été d’ailleurs les résultats. Aussi bien faut-il voir dans ce geste une manifestation nouvelle de cette imbécillité mentale engendrée çà et là par une civilisation matérielle trop pesante pour la force morale sur laquelle elle s’appuie. Donc les fêtes de Madrid ont une signification européenne, mondiale même qui mérite de retenir l’attention. Et ce n’est pas qu’il doive en résulter quelque alliance susceptible de modifier l’orientation de la politique générale. Il est bien rare d’abord que le « matrimonialisme » influe sur les groupements des puissances ; des preuves quotidiennes du contraire nous sont fournies. Puis, quand même une entente directe se scellerait entre l’Espagne et l’Angleterre, ni le nombre ni la nature des questions dont la solution en dépendrait ne permettent de penser que la marche de l’univers puisse s’en trouver modifiée dans un sens ou dans un autre. La portée — l’immense portée — du mariage royal découle d’une tout autre cause. Quel que soit le rôle que le hasard des circonstances aussi bien que le dessin de sa propre personnalité attribueront à la nouvelle reine dans les conseils de la couronne, elle demeurera toujours, de par la force des choses, la représentante obligatoire d’un principe général vers lequel la monarchie actuelle tendait déjà à incliner, dont pourtant bien des traditions robustes et bien des influences subtiles travaillaient à la détourner, — le libéralisme.

Par ce mot n’entendez pas le courant chimérique et obstiné auquel s’abandonnent trop volontiers les peuples et qui les conduit à des solutions de plus en plus avancées, à des réformes de plus en plus audacieuses — mais bien cette façon, raisonnable toujours, résignée parfois, de comprendre et de pratiquer la marche en avant quand elle paraît s’imposer ou le recul quand la prudence le conseille. Dépouillée de son apparat et réduite à son essence, voilà bien la politique anglaise ; voilà bien, entre beaucoup d’autres éléments secondaires, l’élément principal dont est faite la force britannique. Toute l’histoire de nos voisins d’outre-Manche, depuis cent ans, se compose de semblables alternatives indéfiniment répétées. Whigs et tories non seulement se sont succédé au pouvoir, mais ont recueilli, avec un libéralisme à peu près identique, leurs héritages respectifs. On les a vus se léguer les difficultés de tous genres, affronter bravement les unes, tourner habilement les autres et… trouver cela tout naturel. Or, en soi, rien n’est plus illogique que cette collaboration forcée entre opinions contraires, ces solidarités entre adversaires irréconciliables, ces responsabilités engagées par autrui et auxquelles on peut se soustraire évidemment, mais à condition de sacrifier les intérêts nationaux ou de compromettre les institutions. Plutôt que d’en venir à cette extrémité, les partis anglais ont presque toujours, en arrivant au pouvoir, « pris la suite des affaires » sans hésitation ni murmure, donnant ainsi la formule d’une politique illogique, soit, mais féconde à coup sûr.

Quelque chose de cela est apparu dans les annales de l’Espagne contemporaine. Le temps n’est pas si loin où Canovas del Castillo et Sagasta, ces éminents soutiens d’une régence laborieuse et inquiète, devenaient tour à tour premiers ministres, amenant avec eux de brillants états-majors politiques formés à leur école. L’éloquence parlementaire en ce temps (où vivait d’ailleurs, retraité dans son républicanisme bienveillant, l’illustre Castelar) s’élevait à des degrés inhabituels et le gouvernement espagnol, si troublé et menacé qu’il fût parfois, avait quand même grand air. Sa faiblesse c’est que, du balancier britannique, il possédait surtout les apparences. Les chefs étaient de premier ordre mais les troupes manquaient de cohésion et les programmes de précision. Lorsqu’un cabinet avait été renversé ou que, pour une cause quelconque, les ministres en exercice éprouvaient le désir de « passer la main », leurs successeurs à peine nommés obtenaient de la couronne la signature d’un décret de dissolution, ce qui leur permettait de triturer la pâte électorale de façon à en faire sortir une majorité ; ils n’y employaient guère la corruption car leur prestige de nouveau venus suffisait généralement à obtenir le résultat désiré ; la majorité ainsi formée s’effritait ensuite plus ou moins lentement, selon le cours des événements.

Donc, pour défectueux que fût son fonctionnement, le système de bascule n’en existait pas moins ; or, sous un régime parlementaire, c’est là l’unique base, l’unique fondement sérieux du libéralisme. Et le libéralisme à son tour est indispensable à l’Espagne. Pourquoi ?… Parce que l’Espagne présente est une terre d’incohérences et de contradictions. L’absolutisme de gauche aussi bien que l’absolutisme de droite, le radicalisme aussi bien que le carlisme auraient vite fait de dresser ces incohérences les unes contre les autres et de les exaspérer en d’interminables conflits et en d’irréconciliables haines. Incohérence géographique d’abord : faite pour dominer la Péninsule, l’Espagne n’en possède que les trois quarts, exclue qu’elle est du rivage le plus intéressant par l’établissement portugais ; et d’autre part, les populations qui résident sur son sol, demeurées diverses à travers les âges, veulent d’un vouloir également passionné le maintien de l’unité nationale et celui des particularismes provinciaux. Incohérence économique car sa configuration et sa position la destinaient, à défaut des batailles navales, aux échanges lointains et le sort, en même temps qu’il enlevait à sa fougue guerrière les occasions de s’alimenter, a atteint sa puissance de production et de consommation. Incohérence historique aussi, car l’entreprise superbe dont elle se réclame est précisément en ruine autour d’elle, en sorte que tout regard jeté par ses fils sur son passé est fait pour désavantager et, si l’on peut ainsi dire, pour handicaper lourdement le présent. Incohérence religieuse encore, car les sentiments les plus aigus se heurtent étrangement à cet égard dans l’âme espagnole…

Pourtant il faut que l’Espagne vive et prospère. Première d’une race qui s’inscrit, dans les statistiques mondiales, immédiatement après la race anglo-saxonne, elle est demeurée jusqu’ici, pour ses colonies émancipées qu’attendent de si belles destinées, une sorte de clef de voûte morale et il importe aux amis de la paix qu’elle le demeure bien longtemps encore. On nous parle souvent des États-Unis d’Europe, conception monstrueuse qui aboutirait à organiser entre deux continents des luttes effrénées. Notre vieille Europe doit au contraire espérer ne point voir se rompre les deux câbles qui l’unissent au nouveau monde et par là assurent son repos : l’Angleterre est l’un, l’Espagne est l’autre.

Tel apparaît l’avenir. Pour l’assurer, une seule recette : le libéralisme. Quoi donc de plus fortuné que d’assister à l’élévation d’une princesse que sa race, son intelligence, son éducation et ses penchants désignaient, semble-t-il, pour incarner l’orientation si heureuse qu’esquissait, dès le début de son règne, le prince charmant dont elle devient ta compagne ?