Pages d’histoire contemporaine/Chapitre LIX

Plon-Nourrit et Cie (p. 260-263).

NI ROME NI CARTHAGE ?


6 décembre 1905.

Ce ne sont pas les destins du Maroc qui vont se fixer à Algésiras, ce ne sont pas non plus ceux de la France, ce sont ceux de l’Allemagne.

Un journal d’outre-Rhin établissait, il n’y a pas bien longtemps, un parallèle entre la rivalité de Rome et de Carthage d’une part, celle de Londres et de Berlin d’autre part. Il est douteux, s’exclamait fièrement l’auteur de l’article, que Londres trouve un Annibal mais Berlin trouvera beaucoup de Catons. C’est donc Londres qui joue Carthage et Berlin qui incarne Rome ?… Les Allemands n’en doutent pas ; vieille chimère qu’ils n’ont cessé de nourrir depuis quarante ans, cette idée que l’empire teuton est l’héritier direct et intégral de l’empire romain. Qu’y a-t-il de fondé dans cette prétention ?… Uniquement ceci, que l’Allemagne est obligée, de par sa situation, sa configuration et les conditions de son développement, de choisir entre la conception romaine et la conception carthaginoise, mais que, n’étant pas parvenue à le faire encore, il en est résulté pour elle toutes sortes de dangers et de tracas ; la source de ses présents déboires est dans ce fait qu’elle n’a su être jusqu’ici ni Rome ni Carthage.

Pax Romana, la paix romaine ! Ces deux mots gigantesques éclairent la route de l’historien à travers les ruines pesantes des palais écroulés ; impossible, sans les méditer, de comprendre ce que fut la domination de Rome et comment son empreinte s’imprima, indélébile, sur la moitié de l’univers. Elle était armée, cette paix, assurément. Des légions fidèles en avaient la garde, peu nombreuses en proportion de l’ampleur des territoires qu’elles protégeaient mais fortes de leur permanence, de la bienveillance impériale et de l’esprit de corps noble et viril qui animait chefs et soldats. Elle était légale aussi ; la majesté de l’inexorable loi contribuait à l’assurer. Mais l’armée se tenait aux frontières et les principes de la législation dominaient de très haut le détail de l’existence quotidienne, n’entravant la pensée ni le geste de personne. La puissance romaine, satisfaite de l’ordre garanti, évitait — on peut même dire dédaignait — de peser sur lui. Elle s’en remettait, pour le conquérir, aux bienfaits distribués par elle et au cadre de beauté dont elle s’entourait. C’est ainsi que les peuples conquis entraient presque joyeusement dans la vaste unité de l’empire, certains d’y trouver, avec les éléments essentiels du progrès, la tolérance et la liberté. Nous avons pénétré désormais la nature du malentendu qui amena les persécutions et nous comprenons que la sublime et obligatoire intolérance du christianisme naissant, en heurtant de front une civilisation basée sur des notions inverses, ait amené ces crises sanguinaires. Si terrible qu’en soit le souvenir, il ne saurait enlever pourtant à la Paix romaine les caractères qui la distinguent entre toutes, — à savoir la sage réserve de l’action collective en face de l’autonomie individuelle et le respect robuste et serein accordé au citoyen par l’État.

De l’autre côté de la mer, une formule différente s’était dessinée qui, sans avoir jamais été reprise d’une manière aussi absolue par aucun peuple, inspira pourtant depuis lors plus d’une politique. Issue de l’idéal phénicien et de l’idéal grec combinés, elle inscrivait au premier rang des instincts humains la conquête de la richesse envisagée à la fois comme source du bien-être et comme instrument de pouvoir. On a trop médit de Carthage. Les jalousies haineuses qu’elle inspira à sa rivale la poursuivirent jusque dans le tombeau et ce que l’archéologie nous en a rendu compose une figure si imprécise et si estompée que nous devinons plutôt que nous ne saisissons le charme subtil émané d’elle. Mais si son raffinement nous demeure trop lointain nous sommes sûrs d’une chose, c’est que Carthage inventa la nationalisation du commerce et qu’elle en fit un prodigieux levier de grandeur.

Rome ou Carthage ? L’Allemagne nouvelle avait le choix entre les deux modèles. Ne possédant ni les privilèges géographiques de l’Angleterre ni les titres traditionnels de la France, elle ne pouvait prétendre à présider la pensée universelle non plus qu’à créer à son profit un insularisme social. Par contre, comme jadis Rome, elle était entourée de peuples que la force de ses armes ou l’évolution des circonstances condamnaient à vivre d’elle et par elle. À ces peuples faibles ou momentanément désorganisés, elle pouvait procurer le bien précieux entre tous, la Paix, — la Paix qui n’est pas seulement le silence des canons mais aussi le repos des esprits, — la Paix qui suppose, avec l’ordre fortement maintenu, la tolérance résolument appliquée.

Elle pouvait d’autre part, utilisant les ressources que la victoire d’abord, les hasards favorables ensuite accumulaient entre ses mains, se proposer d’étendre de tous côtés le réseau triomphant de ses entreprises économiques, d’organiser des transports géants, de susciter des initiatives lointaines, de détourner à soi les nouveaux Pactoles. Ces besognes ne sont point associables. Le même architecte n’édifie pas de sublimes portiques et des comptoirs opulents — et l’éducation qui peuple les premiers ne remplit pas les seconds.

La meilleure preuve que s’offraient de telles missions, c’est qu’elles furent acceptées tour à tour et proclamées : Bismarck s’attacha à l’une ; Guillaume ii, par la suite, sembla préférer l’autre. Mais tous deux méconnurent, dans l’exécution, les principes supérieurs. L’effort pour établir une Pax Germanica ne se doubla d’aucune contrainte sur soi-même en vue de respecter les coutumes et les susceptibilités des minorités soumises ; on opprima, on persécuta. Quant à l’œuvre de richesse, au lieu de lui attribuer le premier plan et de lui tout subordonner, il sembla que des arrière-pensées et de tortueux calculs se fussent abrités derrière elle, répandant autour de ses artisans une atmosphère de méfiance et d’inquiétude.

L’antinomie des deux conceptions gouvernementales s’est exaspérée dernièrement jusqu’à ce qu’un heurt se produisît. Car c’est le choc de deux Allemagnes incompatibles qui se répercute en ce moment sur l’Europe. Qu’en sera-t-il ? Si l’Allemagne allait se résigner à ne tendre dans l’avenir ni vers Rome ni vers Carthage, aucune voie féconde et stable ne lui serait ouverte, — rien qu’une impasse tragique au bout de laquelle se dresserait la coalition inévitable des droits qu’elle a violentés et des intérêts qu’elle a lésés.

Et parce que tout de même l’Allemagne est digne d’un meilleur sort, le monde veut espérer encore…