Pages d’histoire contemporaine/Chapitre LVIII

Plon-Nourrit et Cie (p. 256-259).

L’ERREUR INITIALE


22 novembre 1905.

Il y avait, en France, trois choses qu’il ne fallait pas faire : 1o  toucher à l’armée ; 2o  rompre avec le Vatican ; 3o  gêner le mouvement mutualiste… on les a faites ou on va les faire. Par contre, il y en avait trois autres qu’il fallait faire : 1o  réformer l’éducation ; 2o  transformer le commerce colonial ; 3o  décentraliser… on ne les a point faites. Voilà le mal dont nous souffrons.

L’armée de la République en était arrivée à vivre en équilibre stable sur deux bases contradictoires ou du moins jugées telles non seulement par Tocqueville mais par la plupart des grands penseurs : la perfectibilité professionnelle et la subordination à un gouvernement démocratique parlementaire. C’était là un chef-d’œuvre sans précédent, un miracle du patriotisme. Le grand nom de Gambetta y demeurait attaché. Par ses actes plus encore que par ses paroles — notamment lorsqu’il avait choisi le général de Miribel comme chef d’état-major général — l’illustre tribun avait contribué à créer cet état de choses devant lequel l’opinion étrangère manifestait une admiration étonnée. Il est à croire que la postérité ne ménagera pas ses louanges aux hommes de parti qui surent rivaliser sur ce terrain d’abnégation réciproque ; mais, assurément, elle jugera avec une sévérité justifiée l’initiative de ceux qui s’employèrent à ébranler une institution nécessaire au pays et à risquer sa ruine. Le bon sens le plus élémentaire commandait de n’y porter la main qu’avec d’infinies précautions et seulement lorsqu’une nécessité inéluctable obligerait de le tenter. Or, nul n’oserait prétendre qu’une telle nécessité ait surgi. C’est brutalement en tous les cas et avec un désir non équivoque de tout « chambarder » que d’imprudents républicains s’en sont pris à l’armée.

La valeur du Concordat semblait moins évidente ; sa fragilité un peu vermoulue pouvait inciter à le démolir les amateurs de constructions nouvelles. Certes on ne saurait nier qu’il ait procuré à la France tout un siècle de paix religieuse, dans des conditions plus onéreuses pour l’Église que pour l’État. Mais, après tout, le Concordat ne constituait qu’un règlement intérieur d’administration ecclésiastique ; un règlement nouveau basé sur des principes tout à fait différents pouvait lui être substitué sans que l’on dût pour cela mettre fin avec le Saint-Siège à des rapports que les gouvernements hérétiques, schismatiques, neutres jugent utile de nouer, d’entretenir ou de fortifier.

Il peut sembler inopportun de parler d’entraves à l’expansion du mutualisme alors que des manifestations récentes ont établi non seulement de quelles forces considérables il dispose, mais encore de quelle bienveillance les pouvoirs publics envisagent ses progrès. Et pourtant la question capitale autour de laquelle tourne le mutualisme n’est plus à résoudre ; elle est déjà résolue et contre lui. On pouvait, en effet, lui confier la solution de bien des problèmes sociaux — celui des retraites, par exemple — et par là éluder tout recours aux solutions plus ou moins révolutionnaires préconisées par les socialistes. Mais ces derniers ont été assez habiles et assez influents pour imposer les éléments d’une législation coercitive et uniforme dont il est immanquable que le développement ultérieur vienne contrecarrer les entreprises mutualistes. Par l’étendue du dommage il sera aisé de mesurer alors celui de la faute !

La réforme de l’éducation, c’est le carrefour de toute notre civilisation. Étrange cité ! les boulevards ont beau sembler concentriques avec leur belle ordonnance architecturale, les rues ont beau s’enchevêtrer en une diversité pittoresque de direction : tout converge vers ce centre mystérieux ; on y revient toujours, même lorsqu’on croit y tourner le dos ; à chaque difficulté qui surgit répond un des aspects de la tâche éducatrice. Routine administrative, probité politique, initiative individuelle, sang-froid collectif, tout ce qui nous manque, tout ce qui pèse sur nous s’obtient ou s’écarte par l’éducation. Je viens de recevoir le livre vibrant de M. Grosjean, l’École et la Patrie. Eh bien, cette crise de l’enseignement primaire qui l’inquiète si fort, c’est la conséquence de nos errements pédagogiques. Nous avons stupidement formé nos instituteurs : gonflés d’idées creuses et de raisonnements pompeux, ils sont aujourd’hui d’une ignorance épouvantable sur tout ce qui concerne leur temps ; leur notion de l’univers se rapproche de la réalité à peu près comme la géographie de Ptolémée ressemble à celle de nos plus récents allas ; leur mentalité fait vraiment pitié… À qui la faute ?

Notre système d’éducation, du primaire au normal, n’a pas de contact avec les faits, il flotte parmi les nuages. Rien de viril, rien de pratique, rien de solide ; nuls points d’appui ; des programmes, c’est-à-dire des phrases ; des aspirations, c’est-à dire du mirage. On a péroré, enquêté, mais en vain. Si les améliorations imposées par le bataillon des volontaires de l’éducation physique n’existaient pas, aucun progrès n’aurait été réalisé depuis trente ans, car l’autonomie universitaire n’a transformé que l’enseignement supérieur ; or l’étudiant n’est plus un scolaire, c’est presque un citoyen ; il est trop tard pour le former.

Quiconque a étudié les grandes colonies françaises sait ce qu’il faut penser de notre prétendue inertie coloniale. L’essor est merveilleux, au contraire, si on prend soin de noter les obstacles au travers desquels il s’est opéré ; obstacles de toute nature : règlements antédiluviens, précautions devenues absurdes, pertes de temps indéfinies, tarifs illogiques, inégalités sans raison, préjugés, méfiance, laisser aller ; on ferait un Larousse en dix volumes s’il fallait dénombrer tout cela. N’était-ce pas au gouvernement à creuser un large canal par où doléances et réformes auraient pu circuler vite et bien des colonies à la métropole, et retour ? N’était-ce pas à lui à surveiller jalousement les progrès du commerce intercolonial et du commerce métropolitain, à les faciliter par tous les moyens ? Qu’a-t-on créé ? De lentes statistiques et quelques bureaux de renseignements ; un point, c’est tout.

Décentraliser est souvent représenté comme un effort titanesque dépassant la hardiesse et les ressources des partis. Il se trouve au contraire que nulle entreprise n’était plus simple à amorcer. Un texte autorisant les conseils généraux des départements d’une même région à s’unir pour certaines entreprises d’assistance, d’hygiène, d’art et d’éducation, — et voilà la porte légale ouverte à la rénovation de cette vie provinciale devenue indispensable à la sécurité et aux progrès de la civilisation française. Le pays, du reste, a eu conscience de cette nécessité car il s’est efforcé d’y répondre ; encore eût-il fallu ménager une issue à sa bonne volonté ; la réglementation prévoyante de Napoléon avait tout enclos solidement : on devait commencer par creuser un passage quelconque sous les bastionnages de l’empereur premier.

Ainsi, de toutes ces besognes, les plus faciles — celles qu’on n’a point tentées — étaient les bonnes : on s’est attelé aux plus difficiles qui étaient les mauvaises. Rien d’étonnant dès lors à ce que la situation se révèle déplorable. Seulement ce n’est pas un motif pour se lamenter et perdre courage. Bon Dieu ! la France en a vu bien d’autres !