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IMAGINATION.

Cette faculté passive, indépendante de la réflexion, est la source de nos passions et de nos erreurs ; loin de dépendre de la volonté, elle la détermine, elle nous pousse vers les objets qu’elle peint, ou nous en détourne, selon la manière dont elle les représente. L’image d’un danger inspire la crainte ; celle d’un bien donne des désirs violents ; elle seule produit l’enthousiasme de gloire, de parti, de fanatisme ; c’est elle qui répandit tant de maladies de l’esprit, en faisant imaginer à des cervelles faibles, fortement frappées, que leurs corps étaient changés en d’autres corps ; c’est elle qui persuada à tant d’hommes qu’ils étaient obsédés ou ensorcelés, et qu’ils allaient effectivement au sabbat, parce qu’on leur disait qu’ils y allaient. Cette espèce d’imagination servile, partage ordinaire du peuple ignorant, a été l’instrument dont l’imagination forte de certains hommes s’est servie pour dominer. C’est encore cette imagination passive des cerveaux aisés à ébranler qui fait quelquefois passer dans les enfants les marques évidentes de l’impression qu’une mère a reçue : les exemples en sont innombrables ; et celui qui écrit cet article en a vu de si frappants qu’il démentirait ses yeux s’il en doutait[1].

Cet effet de l’imagination n’est guère explicable ; mais aucune autre opération de la nature ne l’est davantage ; on ne conçoit pas mieux comment nous avons des perceptions, comment nous les retenons, comment nous les arrangeons : il y a l’infini entre nous et les ressorts de notre être.

L’imagination active est celle qui joint la réflexion, la combinaison à la mémoire. Elle rapproche plusieurs objets distants ; elle sépare ceux qui se mêlent, les compose et les change ; elle semble créer quand elle ne fait qu’arranger : car il n’est pas donné à l’homme de se faire des idées ; il ne peut que les modifier.

Cette imagination active est donc au fond une faculté aussi indépendante de nous que l’imagination passive ; et une preuve qu’elle ne dépend pas de nous, c’est que, si vous proposez à cent personnes également ignorantes d’imaginer telle machine nouvelle, il y en aura quatre-vingt-dix-neuf qui n’imagineront rien, malgré leurs efforts. Si le centième[2] imagine quelque chose, n’est-il pas évident que c’est un don particulier qu’il a reçu ?

  1. Voltaire cite un fait, dans l’article Influence, composé longtemps après l’article Imagination.
  2. Rigoureusement, il faudrait ici La centième, et qu’elle a reçu ; mais je laisse ce qui est dans toutes les éditions. (B.)