Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Imagination

Éd. Garnier - Tome 19
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IMAGINATION.
SECTION PREMIÈRE.[1].

C’est le pouvoir que chaque être sensible sent en soi de se représenter dans son cerveau les choses sensibles. Cette faculté est dépendante de la mémoire. On voit des hommes, des animaux, des jardins : ces perceptions entrent par les sens ; la mémoire les retient ; l’imagination les compose. Voilà pourquoi les anciens Grecs appelèrent les muses filles de mémoire.

Il est très-essentiel de remarquer que ces facultés de recevoir des idées, de les retenir, de les composer, sont au rang des choses dont nous ne pouvons rendre aucune raison. Ces ressorts invisibles de notre être sont de la main de la nature, et non de la nôtre.

Peut-être ce don de Dieu, l’imagination, est-il le seul instrument avec lequel nous composons des idées, et même les plus métaphysiques.

Vous prononcez le mot de triangle ; mais vous ne prononcez qu’un son, si vous ne vous représentez pas l’image d’un triangle quelconque. Vous n’avez certainement eu l’idée d’un triangle que parce que vous en avez vu, si vous avez des yeux, ou touché, si vous êtes aveugle. Vous ne pouvez penser au triangle en général, si votre imagination ne se figure, au moins confusément, quelque triangle particulier. Vous calculez, mais il faut que vous vous représentiez des unités redoublées ; sans quoi il n’y a que votre main qui opère.

Vous prononcez les termes abstraits grandeur, vérité, justice, fini, infini ; mais ce mot grandeur est-il autre chose qu’un mouvement de votre langue qui frappe l’air, si vous n’avez pas l’image de quelque grandeur ? Que veulent dire ces mots vérité, mensonge, si vous n’avez pas aperçu par vos sens que telle chose qu’on vous avait dit être existait en effet, et que telle autre n’existait pas ? Et de cette expérience ne composez-vous pas l’idée générale de vérité et de mensonge ? Et quand on vous demande ce que vous entendez par ces mots, pouvez-vous vous empêcher de vous figurer quelque image sensible qui vous fait souvenir qu’on vous a dit quelquefois ce qui était, et fort souvent ce qui n’était point ?

Avez-vous la notion de juste et d’injuste autrement que par des actions qui vous ont paru telles ? Vous avez commencé dans votre enfance par apprendre à lire sous un maître : vous aviez envie de bien épeler, et vous avez mal épelé ; votre maître vous a battu, cela vous a paru très-injuste. Vous avez vu le salaire refusé à un ouvrier, et cent autres choses pareilles. L’idée abstraite du juste et de l’injuste est-elle autre chose que ces faits confusément mêlés dans votre imagination ?

Le fini est-il dans votre esprit autre chose que l’image de quelque mesure bornée ? L’infini est-il autre chose que l’image de cette même mesure que vous prolongez sans trouver fin ? Toutes ces opérations ne sont-elles pas dans vous à peu près de la même manière que vous lisez un livre ? Vous y lisez les choses, et vous ne vous occupez pas des caractères de l’alphabet, sans lesquels pourtant vous n’auriez aucune notion de ces choses : faites-y un moment d’attention, et alors vous apercevrez ces caractères sur lesquels glissait votre vue. Ainsi tous vos raisonnements, toutes vos connaissances sont fondées sur des images tracées dans votre cerveau. Vous ne vous en apercevez pas ; mais arrêtez-vous un moment pour y songer, et alors vous voyez que ces images sont la base de toutes vos notions. C’est au lecteur à peser cette idée, à l’étendre, à la rectifier.

Le célèbre Addison, dans ses onze essais sur l’imagination, dont il a enrichi les feuilles du Spectateur, dit d’abord que « le sens de la vue est celui qui fournit seul les idées à l’imagination ». Cependant il faut avouer que les autres sens y contribuent aussi. Un aveugle-né entend dans son imagination l’harmonie qui ne frappe plus son oreille ; il est à table en songe ; les objets qui ont résisté ou cédé à ses mains font encore le même effet dans sa tête. Il est vrai que le sens de la vue fournit seul les images ; et, comme c’est une espèce de toucher qui s’étend jusqu’aux étoiles, son immense étendue enrichit plus l’imagination que tous les autres sens ensemble.

Il y a deux sortes d’imagination : l’une, qui consiste à retenir une simple impression des objets ; l’autre, qui arrange ces images reçues et les combine en mille manières. La première a été appelée imagination passive ; la seconde, active. La passive ne va pas beaucoup au delà de la mémoire ; elle est commune aux hommes et aux animaux. De là vient que le chasseur et son chien poursuivent également des bêtes dans leurs rêves, qu’ils entendent également le bruit des cors, que l’un crie et l’autre jappe en dormant. Les hommes et les bêtes font alors plus que se ressouvenir, car les songes ne sont jamais des images fidèles. Cette espèce d’imagination compose les objets ; mais ce n’est point en elle l’entendement qui agit, c’est la mémoire qui se méprend.

Cette imagination passive n’a certainement besoin du secours de notre volonté, ni dans le sommeil, ni dans la veille : elle se peint malgré nous ce que nos yeux ont vu, elle entend ce que nous avons entendu, et touche ce que nous avons touché ; elle y ajoute, elle en diminue. C’est un sens intérieur qui agit nécessairement : aussi rien n’est-il plus commun que d’entendre dire : « On n’est pas le maître de son imagination. »

C’est ici qu’on doit s’étonner et se convaincre de son peu de pouvoir. D’où vient qu’on fait quelquefois en songe des discours suivis et éloquents, des vers meilleurs qu’on n’en ferait sur le même sujet étant éveillé ? que l’on résout même des problèmes de mathématiques ? Voilà certainement des idées très-combinées qui ne dépendent de nous en aucune manière. Or, s’il est incontestable que des idées suivies se forment dans nous, malgré nous, pendant notre sommeil, qui nous assurera qu’elles ne sont pas produites de même dans la veille ? Est-il un homme qui prévoie l’idée qu’il aura dans une minute ? Ne paraît-il pas qu’elles nous sont données comme les mouvements de nos fibres ? Et si le P. Malebranche s’en était tenu à dire que toutes les idées sont données de Dieu, aurait-on pu le combattre ?

Cette faculté passive, indépendante de la réflexion, est la source de nos passions et de nos erreurs ; loin de dépendre de la volonté, elle la détermine, elle nous pousse vers les objets qu’elle peint, ou nous en détourne, selon la manière dont elle les représente. L’image d’un danger inspire la crainte ; celle d’un bien donne des désirs violents ; elle seule produit l’enthousiasme de gloire, de parti, de fanatisme ; c’est elle qui répandit tant de maladies de l’esprit, en faisant imaginer à des cervelles faibles, fortement frappées, que leurs corps étaient changés en d’autres corps ; c’est elle qui persuada à tant d’hommes qu’ils étaient obsédés ou ensorcelés, et qu’ils allaient effectivement au sabbat, parce qu’on leur disait qu’ils y allaient. Cette espèce d’imagination servile, partage ordinaire du peuple ignorant, a été l’instrument dont l’imagination forte de certains hommes s’est servie pour dominer. C’est encore cette imagination passive des cerveaux aisés à ébranler qui fait quelquefois passer dans les enfants les marques évidentes de l’impression qu’une mère a reçue : les exemples en sont innombrables ; et celui qui écrit cet article en a vu de si frappants qu’il démentirait ses yeux s’il en doutait[2].

Cet effet de l’imagination n’est guère explicable ; mais aucune autre opération de la nature ne l’est davantage ; on ne conçoit pas mieux comment nous avons des perceptions, comment nous les retenons, comment nous les arrangeons : il y a l’infini entre nous et les ressorts de notre être.

L’imagination active est celle qui joint la réflexion, la combinaison à la mémoire. Elle rapproche plusieurs objets distants ; elle sépare ceux qui se mêlent, les compose et les change ; elle semble créer quand elle ne fait qu’arranger : car il n’est pas donné à l’homme de se faire des idées ; il ne peut que les modifier.

Cette imagination active est donc au fond une faculté aussi indépendante de nous que l’imagination passive ; et une preuve qu’elle ne dépend pas de nous, c’est que, si vous proposez à cent personnes également ignorantes d’imaginer telle machine nouvelle, il y en aura quatre-vingt-dix-neuf qui n’imagineront rien, malgré leurs efforts. Si le centième[3] imagine quelque chose, n’est-il pas évident que c’est un don particulier qu’il a reçu ? C’est ce don que l’on appelle génie ; c’est ici qu’on a reconnu quelque chose d’inspiré et de divin.

Ce don de la nature est imagination d’invention dans les arts, dans l’ordonnance d’un tableau, dans celle d’un poëme. Elle ne peut exister sans la mémoire ; mais elle s’en sert comme d’un instrument avec lequel elle fait tous ses ouvrages.

Après avoir vu qu’on soulevait avec un bâton une grosse pierre que la main ne pouvait remuer, l’imagination active inventa les leviers, et ensuite les forces mouvantes composées, qui ne sont que des leviers déguisés ; il faut se peindre d’abord dans l’esprit les machines et leurs effets pour les exécuter.

Ce n’est pas cette sorte d’imagination que le vulgaire appelle, ainsi que la mémoire, l’ennemie du jugement. Au contraire, elle ne peut agir qu’avec un jugement profond ; elle combine sans cesse ses tableaux, elle corrige ses erreurs, elle élève tous ses édifices avec ordre. Il y a une imagination étonnante dans la mathématique pratique ; et Archimède avait au moins autant d’imagination qu’Homère. C’est par elle qu’un poëte crée ses personnages, leur donne des caractères, des passions, invente sa fable, en présente l’exposition, en redouble le nœud, en prépare le dénoûment : travail qui demande encore le jugement le plus profond, et en même temps le plus fin.

Il faut un très-grand art dans toutes ces imaginations d’invention, et même dans les romans. Ceux qui en manquent sont méprisés des esprits bien faits. Un jugement toujours sain règne dans les fables d’Ésope ; elles seront toujours les délices des nations. Il y a plus d’imagination dans les contes des fées ; mais ces imaginations fantastiques, dépourvues d’ordre et de bon sens, ne peuvent être estimées ; on les lit par faiblesse, et on les condamne par raison.

La seconde partie de l’imagination active est celle de détail ; et c’est elle qu’on appelle communément imagination dans le monde. C’est elle qui fait le charme de la conversation ; car elle présente sans cesse à l’esprit ce que les hommes aiment le mieux, des objets nouveaux. Elle peint vivement ce que les esprits froids dessinent à peine ; elle emploie les circonstances les plus frappantes ; elle allègue des exemples, et quand ce talent se montre avec la sobriété qui convient à tous les talents, il se concilie l’empire de la société. L’homme est tellement machine que le vin donne quelquefois cette imagination que l’ivresse anéantit ; il y a là de quoi s’humilier, mais de quoi admirer. Comment se peut-il faire qu’un peu d’une certaine liqueur, qui empêchera de faire un calcul, donnera des idées brillantes ?

C’est surtout dans la poésie que cette imagination de détail et d’expression doit régner. Elle est ailleurs agréable, mais là elle est nécessaire. Presque tout est image dans Homère, dans Virgile, dans Horace, sans même qu’on s’en aperçoive. La tragédie demande moins d’images, moins d’expressions pittoresques, de grandes métapbores, d’allégories, que le poëme épique ou l’ode ; mais la plupart de ces beautés, bien ménagées, l’ont dans la tragédie un effet admirable. Un homme qui, sans être poëte, ose donner une tragédie, fait dire à Hippolyte :

Depuis que je vous vois j’abandonne la chasse.

(Pradon, Phèdre et Hippolyte, acte I, scène ii.)

Mais Hippolyte, que le vrai poëte fait parler, dit :

Mon arc, mes javelots, mon char, tout m’importune.

(Racine, Phèdre, acte II, scène ii.)

Ces imaginations ne doivent jamais être forcées, ampoulées, gigantesques. Ptolémée parlant dans un conseil d’une bataille qu’il n’a pas vue, et qui s’est donnée loin de chez lui, ne doit point peindre

Ces montagnes de morts privés d’honneurs suprêmes,
Que la nature force à se venger eux-mêmes,
Et dont les troncs pourris exhalent dans les vents
De quoi faire la guerre au reste des vivants.

(Corneille, Mort de Pompée, acte I, scène i.)

Une princesse ne doit point dire à un empereur :

La vapeur de mon sang ira grossir la foudre
Que Dieu tient déjà prête à le réduire en poudre.

(Héraclius, acte I, scène iii.)

On sent assez que la vraie douleur ne s’amuse point à une métaphore si recherchée.

L’imagination active qui fait les poëtes leur donne l’enthousiasme, c’est-à-dire, selon le mot grec, cette émotion interne qui agite en effet l’esprit, et qui transforme l’auteur dans le personnage qu’il fait parler : car c’est là l’enthousiasme ; il consiste dans l’émotion et dans les images : alors l’auteur dit précisément les mêmes choses que dirait la personne qu’il introduit :

Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ;
Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue.
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler.

(Racine, Phèdre, acte I, scène iii.)

L’imagination, alors ardente et sage, n’entasse point de figures incohérentes ; elle ne dit point, par exemple, pour exprimer un homme épais de corps et d’esprit, qu’il est

Flanqué de chair, gabionné de lard ;


et que la nature,

En maçonnant les remparts de son âme,
Songea plutôt au fourreau qu’à la lame[4].

Il y a de l’imagination dans ces vers ; mais elle est grossière, elle est déréglée, elle est fausse : l’image de rempart ne peut s’allier avec celle de fourreau ; c’est comme si on disait qu’un vaisseau est entré dans le port à bride abattue.

On permet moins l’imagination dans l’éloquence que dans la poésie. La raison en est sensible. Le discours ordinaire doit moins s’écarter des idées communes. L’orateur parle la langue de tout le monde ; le poëte a pour base de son ouvrage la fiction : aussi l’imagination est l’essence de son art ; elle n’est que l’accessoire dans l’orateur.

Certains traits d’imagination ont ajouté, dit-on, de grandes beautés à la peinture. On cite surtout cet artifice avec lequel un peintre mit un voile sur la tête d’Agamemnon, dans le sacrifice d’Iphigénie, artifice cependant bien moins beau que si le peintre avait eu le secret de faire voir sur le visage d’Agamemnon le combat de la douleur d’un père, de l’autorité d’un monarque, et du respect pour ses dieux ; comme Rubens a eu l’art de peindre dans les regards et dans l’attitude de Marie de Médicis la douleur de l’enfantement, la joie d’avoir un fils, et la complaisance dont elle envisage cet enfant[5].

En général les imaginations des peintres, quand elles ne sont qu’ingénieuses, font plus d’honneur à l’esprit de l’artiste qu’elles ne contribuent aux beautés de l’art. Toutes les compositions allégoriques ne valent pas la belle exécution de la main, qui fait le prix des tableaux.

Dans tous les arts la belle imagination est toujours naturelle ; la fausse est celle qui assemble des objets incompatibles ; la bizarre peint des objets qui n’ont ni analogie, ni allégorie, ni vraisemblance, comme des esprits qui se jettent à la tête dans leurs combats des montagnes chargées d’arbres, qui tirent du canon dans le ciel, qui font une chaussée dans le chaos ; Lucifer, qui se transforme en crapaud ; un ange coupé en deux par un coup de canon, et dont les deux parties se rejoignent incontinent, etc., etc.[6]..... L’imagination forte approfondit les objets ; la faible les effleure ; la douce se repose dans les peintures agréables ; l’ardente entasse images sur images ; la sage est celle qui emploie avec choix tous ces différents caractères, mais qui admet très-rarement le bizarre, et rejette toujours le faux.

Si la mémoire nourrie et exercée est la source de toute imagination, cette même mémoire surchargée la fait périr. Ainsi, celui qui s’est rempli la tête de noms et de dates n’a pas le magasin qu’il faut pour composer des images. Les hommes occupés de calculs ou d’affaires épineuses ont d’ordinaire l’imagination stérile.

Quand elle est trop ardente, trop tumultueuse, elle peut dégénérer en démence ; mais on a remarqué que cette maladie des organes du cerveau est bien plus souvent le partage de ces imaginations passives, bornées à recevoir la profonde empreinte des objets, que de ces imaginations actives et laborieuses qui assemblent et combinent des idées ; car cette imagination active a toujours besoin du jugement, l’autre en est indépendante.

Il n’est peut-être pas inutile d’ajouter à cet essai que par ces mots, perception, mémoire, imagination, jugement, on n’entend point des organes distincts, dont l’un a le don de sentir, l’autre se ressouvient, un troisième imagine, un quatrième juge. Les hommes sont plus portés qu’on ne pense à croire que ce sont des facultés différentes et séparées. C’est cependant le même être qui fait toutes ces opérations, que nous ne connaissons que par leurs effets, sans pouvoir rien connaître de cet être[7].
SECTION II[8].

Les bêtes en ont comme vous, témoin votre chien qui chasse dans ses rêves.

« Les choses se peignent en la fantaisie, » dit Descartes, comme les autres. Oui ; mais qu’est-ce que c’est que la fantaisie ? et comment les choses s’y peignent-elles ? est-ce avec de la matière subtile ? Que sais-je ? est la réponse à toutes les questions touchant les premiers ressorts.

Rien ne vient dans l’entendement sans une image. Il faut, pour que vous acquériez cette idée si confuse d’un espace infini, que vous ayez eu l’image d’un espace de quelques pieds. Il faut, pour que vous ayez l’idée de Dieu, que l’image de quelque chose de plus puissant que vous ait longtemps remué votre cerveau.

Vous ne créez aucune idée, aucune image, je vous en défie. L’Arioste n’a fait voyager Astolphe dans la lune que longtemps après avoir entendu parler de la lune, de saint Jean, et des paladins.

On ne fait aucune image, on les assemble, on les combine. Les extravagances des Mille et une Nuits et des Contes des fées, etc, etc, ne sont que des combinaisons.

Celui qui prend le plus d’images dans le magasin de la mémoire est celui qui a le plus d’imagination.

La difficulté n’est pas d’assembler ces images avec prodigalité et sans choix. Vous pourriez passer un jour entier à représenter sans effort et sans presque aucune attention un beau vieillard avec une grande barbe blanche, vêtu d’une ample draperie, porté au milieu d’un nuage sur des enfants joufflus qui ont de belles paires d’ailes, ou sur un aigle d’une grandeur énorme ; tous les dieux et tous les animaux autour de lui ; des trépieds d’or qui courent pour arriver à son conseil ; des roues qui tournent d’elles-mêmes, qui marchent en tournant, qui ont quatre faces, qui sont couvertes d’yeux, d’oreilles, de langues et de nez ; entre ces trépieds et ces roues une foule de morts qui ressuscitent au bruit du tonnerre ; les sphères célestes qui dansent et qui font entendre un concert harmonieux, etc., etc. ; les hôpitaux des fous sont remplis de pareilles imaginations.

On distingue l’imagination qui dispose les événements d’un poëme, d’un roman, d’une tragédie, d’une comédie, qui donne aux personnages des caractères, des passions ; c’est ce qui demande le plus profond jugement et la connaissance la plus fine du cœur humain : talents nécessaires avec lesquels pourtant on n’a encore rien fait ; ce n’est que le plan de l’édifice.

L’imagination qui donne à tous ces personnages l’éloquence propre de leur état, et convenable à leur situation : c’est là le grand art, et ce n’est pas encore assez.

L’imagination dans l’expression, par laquelle chaque mot peint une image à l’esprit sans l’étonner, comme dans Virgile :

Remigium alarum. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

(Æn., VI, 19.)

Mœrentem abjungens fraterna morte juvencum.

(Georg., III, 518.)

. . . . . . . . . . . . . . Velorum pandimus alas.

(Æn., III, 520.)

Pendent circum oscula nati

(Georg., II, 523.)

Immortale jecur tundens, fœcundaque pœnis
Viscera.

(Æn., VI, 598.)

Et caligantem nigra formidine lucum.

(Georg., IV, 468.)

Fata vocant, conditque natantia lumina somnus.

(Georg., IV, 496.)


Virgile est plein de ces expressions pittoresques dont il enrichit la belle langue latine, et qu’il est si difficile de bien rendre dans nos jargons d’Europe, enfants bossus et boiteux d’un grand homme de belle taille, mais qui ne laissent pas d’avoir leur mérite, et d’avoir fait de très-bonnes choses dans leur genre.

Il y a une imagination étonnante dans les mathématiques. Il faut commencer par se peindre nettement dans l’esprit la figure, la machine qu’on invente, ses propriétés ou ses effets. Il y avait beaucoup plus d’imagination dans la tête d’Archimède que dans celle d’Homère.

De même que l’imagination d’un grand mathématicien doit être d’une exactitude extrême, celle d’un grand poëte doit être très-châtiée. Il ne doit jamais présenter d’images incompatibles, incohérentes, trop exagérées, trop peu convenables au sujet.

Pulchérie, dans la tragédie d’Héraclius, dit à Phocas :

La vapeur de mon sang ira grossir la foudre
Que Dieu tient déjà prête à le réduire en poudre.

(Acte I, scène iii.)

Cette exagération forcée ne paraît pas convenable à une jeune princesse qui, supposé qu’elle ait ouï dire que le tonnerre se forme des exhalaisons de la terre, ne doit pas présumer que la vapeur d’un peu de sang répandu dans une maison ira former la foudre. C’est le poëte qui parle, et non la jeune princesse. Racine n’a point de ces imaginations déplacées. Cependant, comme il faut mettre chaque chose à sa place, on ne doit pas regarder cette image exagérée comme un défaut insupportable : ce n’est que la fréquence de ces figures qui peut gâter entièrement un ouvrage.

Il serait difficile de ne pas rire de ces vers :

Quelques noires vapeurs que puissent concevoir
Et la mère et la fille ensemble au désespoir,
Tout ce qu’elles pourront enfanter de tempêtes,
Sans venir jusqu’à nous, crèvera sur nos têtes ;
Et nous érigerons, dans cet heureux séjour,
De leur haine impuissante un trophée à l’Amour.

(Corneille, Théodore, acte I, scène i.)

« Ces vapeurs de la mère et de la fille qui enfantent des tempêtes, ces tempêtes qui ne viennent point jusqu’à Placide, et qui crèvent sur les têtes pour ériger un trophée d’une haine, » sont assurément des imaginations aussi incohérentes, aussi étranges que mal exprimées. Racine, Boileau, Molière, les bons auteurs du siècle de Louis XIV, ne tombent jamais dans ce défaut puéril.

Le grand défaut de quelques auteurs qui sont venus après le siècle de Louis XIV, c’est de vouloir toujours avoir de l’imagination, et de fatiguer le lecteur par cette vicieuse abondance d’images recherchées, autant que par des rimes redoublées, dont la moitié au moins est inutile. C’est ce qui a fait tomber enfin tant de petits poëmes, comme Vert-Vert, la Chartreuse[9], les Ombres, qui eurent la vogue pendant quelque temps.

Omne supervacuum pleno de pectore manat.

(Hor., de Art. poet., 337.)

On a distingué, dans le grand Dictionnaire encyclopédique, l’imagination active et la passive.

L’active est celle dont nous avons traité ; c’est ce talent de former des peintures neuves de toutes celles qui sont dans notre mémoire.

La passive n’est presque autre chose que la mémoire, même dans un cerveau vivement ému. Un homme d’une imagination active et dominante, un prédicateur de la Ligue en France, ou des puritains en Angleterre, harangue la populace d’une voix tonnante, d’un œil enflammé et d’un geste d’énergumène ; représente Jésus-Christ demandant justice au Père éternel des nouvelles plaies qu’il a reçues des royalistes, des clous que ces impies viennent de lui enfoncer une seconde fois dans les pieds et dans les mains. Vengez Dieu le père, vengez le sang de Dieu le fils, marchez sous les drapeaux du Saint-Esprit ; c’était autrefois une colombe ; c’est aujourd’hui un aigle qui porte la foudre. Les imaginations passives, ébranlées par ces images, par la voix, par l’action de ces charlatans sanguinaires, courent du prône et du prêche tuer des royalistes et se faire pendre.

Les imaginations passives vont s’émouvoir tantôt aux sermons, tantôt aux spectacles, tantôt à la Grève, tantôt au sabbat.



  1. « Nous vous demandons l’article Imagination, écrivait d’Alembert à Voltaire, 13 décembre 1756. Qui peut mieux s’en acquitter que vous ? Vous pouvez dire, comme M. Guillaume : Je le prouve par mon drap. » Voltaire composa l’article, mais la publication de l’Encyclopédie ayant été suspendue, ce morceau ne parut qu’en 1765, à la reprise de l’œuvre, et cette même année, il fit aussi partie des Nouveaux Mélanges. (G.A.)
  2. Voltaire cite un fait, dans l’article Influence, composé longtemps après l’article Imagination.
  3. Rigoureusement, il faudrait ici La centième, et qu’elle a reçu ; mais je laisse ce qui est dans toutes les éditions. (B.)
  4. J.-B. Rousseau, allégorie intitulée Midas. Le texte porte :
    La nature et l’art....
    Songèrent plus, etc.
  5. Voyez Anciens et Modernes, tome XVII, page 235.
  6. Tout ceci porte évidemment sur le Paradis perdu de Milton.
  7. Ici finit le morceau inséré dans l’Encyclopédie. « À la suite de ce bel article de M. de Voltaire, disent les éditeurs de ce grand Dictionnaire, le lecteur ne sera pas fâché de trouver celui de M. Marmontel. » Et Marmontel suit. (G. A.)
  8. Cette seconde section composait tout l’article dans les Questions sur l’Encyclopédie, septième partie; 1771. (B.)
  9. Par Gresset.


Ignorance

Imagination

Impie