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MÉMOIRES.

découvertes de Newton, en langage intelligible. Les préjugés cartésiens, qui avaient succédé en France aux préjugés péripatéticiens, étaient alors tellement enracinés que le chancelier Daguesseau regardait comme un homme ennemi de la raison et de l’État quiconque adoptait des découvertes faites en Angleterre. Il ne voulut jamais donner de privilége pour l’impression des Éléments de la Philosophie de Newton[1].

J’étais grand admirateur de Locke : je le regardais comme le seul métaphysicien raisonnable ; je louai surtout cette retenue si nouvelle, si sage en même temps, et si hardie, avec laquelle il dit que nous n’en saurons jamais assez par les lumières de notre raison pour affirmer que Dieu ne peut accorder le don du sentiment et de la pensée à l’être appelé matière.

On ne peut concevoir avec quel acharnement et avec quelle intrépidité d’ignorance on se déchaîna contre moi sur cet article. Le sentiment de Locke n’avait point fait de bruit en France auparavant, parce que les docteurs lisaient saint Thomas et Quesnel, et que le gros du monde lisait des romans. Lorsque j’eus loué Locke, on cria contre lui et contre moi. Les pauvres gens qui s’emportaient dans cette dispute ne savaient sûrement ni ce que c’est que la matière, ni ce que c’est que l’esprit. Le fait est que nous ne savons rien de nous-mêmes, que nous avons le mouvement, la vie, le sentiment et la pensée, sans savoir comment ; que les éléments de la matière nous sont aussi inconnus que le reste ; que nous sommes des aveugles qui marchons et raisonnons à tâtons ; et que Locke a été très-sage en avouant que ce n’est pas à nous à décider de ce que le Tout-Puissant ne peut pas faire.

Cela, joint à quelques succès de mes pièces de théâtre, m’attira une bibliothèque immense de brochures dans lesquelles on prouvait que j’étais un mauvais poète athée et fils d’un paysan[2].

On imprima l’histoire de ma vie, dans laquelle on me donna cette belle généalogie. Un Allemand n’a pas manqué de ramasser tous les contes de cette espèce, dont on avait farci les libelles qu’on imprimait contre moi. On m’imputait des aventures avec des personnes que je n’avais jamais connues, et avec d’autres qui n’avaient jamais existé.

Je trouve, en écrivant ceci, une lettre de M. le maréchal de Richelieu qui me donnait avis d’un gros libelle où il était prouvé

  1. Voyez tome XXII, page 393.
  2. Voyez tome XXIII, pages 34 et 61.