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irreparabile tempus, tempi passati, etc., que la sagesse des nations a formulés ou adoptés et qui expriment simplement la conviction de l’irréparabilité du passé, partie intégrante de notre concept du temps. En effet, c’est bien cette idée, l’idée qu’à mesure que le temps s’avance le monde ne reste pas identique à lui-même, mais se modifie sans cesse, qu’il se passe quelque chose, qui fait le fond de notre concept du temps. Si nous supposons qu’il ne se passe rien, ce concept s’évanouit aussitôt.

Nous voyons ainsi clairement en quoi la notion de la mesure du temps selon Carl Neumann est inférieure à celle de d’Alembert et de Poisson (p. 20 ss.). La conscience que nous avons de l’écoulement du temps repose sur la différence entre l’antécédent et le conséquent, c’est-à-dire sur l’irréversibilité des phénomènes. Or, non seulement les phénomènes du mouvement ne jouissent à ce point de vue d’aucun privilège, mais leur considération introduit comme un élément de trouble dans ces notions.

En effet, nous postulons ici le changement. Mais l’aspect du mouvement, vu sous cet angle, est double ; le mouvement est et n’est pas un changement ; le principe d’inertie, par le fait même qu’il est un principe de conservation, s’appuie sur le second de ces deux aspects en assimilant le mouvement rectiligne et uniforme au repos (p. 209). Le principe d’inertie et la réduction des phénomènes au mouvement, au déplacement, appartiennent en quelque sorte à un autre ordre d’idées, à une conception différente du monde, à la conception causale qui découle du postulat de la persistance des objets et tend, par conséquent, en dernier terme, à l’élimination du temps. Au contraire, la définition de la mesure du temps selon d’Alembert se rattache réellement à l’essence même du concept.

Selon la profonde formule de M. Bergson, les grandes découvertes se sont fréquemment faites par « des coups de sonde donnés dans la durée pure[1] ». Le maître-coup de sonde, la découverte définitive, c’est le principe de Carnot, parce qu’il précise ce qui fait le fond de notre concept du monde sensible et ce que pourtant nous ne sentons qu’obscurément : les notions de temps, de changement et d’irréversibilité.

Nous voyons clairement à présent combien nous aurions eu tort d’attribuer à la science l’évanouissement progressif de

  1. Bergson. Introduction à la métaphysique. Revue de métaphysique, 1903, p. 30.