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de ne pas croire à ce fait trop réel ; mais je le vis de mes propres yeux, qui étaient alors limpides et sans chassie. Ces corps n’étaient autres que les poëtes mentionnés dans la liste ci-dessus, dont la force ne souffre point de résistance. Les uns très-connus comme gens de bien, les autres fanfarons et glorieux, très-peu convenablement et la plupart mal vêtus. Il me sembla avoir aperçu parmi eux don Antonio de Galarza, le vaillant gentilhomme d’Apollon, et fort prisé.

Le vaisseau se remplit d’un bout à l’autre. Il est vrai que sa capacité admet tout le monde et laisse à chacun la faculté de s’asseoir à l’aise, avantage très-louable. D’un autre nuage tomba le grand Lope de Vega, poëte insigne, dont le vers et la prose ne souffrent point de supériorité, ni même de comparaison. Il fallait voir l’essaim pressé des poëtes, toujours disposés à réciter leurs vers ; c’était un merveilleux spectacle. Celui-ci mourant de soif, celui-là de faim ; et moi, en voyant un si grand nombre, je m’écriai à haute voix : « Voilà certes une tourbe poético-famélique[1]. »

C’était plus qu’il n’en fallait à Mercure pour apercevoir ce qui manquait. Pour y remédier, il saute légèrement au centre du navire, et armé d’un crible qu’il trouva sous sa

  1. « Cuerpo de mi con tanta poetambre. » Jeu de mots intraduisible. Poetambre, terme burlesque, est composé de deux éléments, poeta et hambre, faim.