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trentième runo

nos jours, pendant toute notre vie, sous la voûte du ciel ! »

Tiera prit la parole et dit : « Hélas ! c’est en vain, malheureux que nous sommes ! c’est en vain que nous sommes partis pour les grandes batailles, pour les sombres demeures de Pohjola ; nous périrons, nous perdrons la vie dans ces horribles régions, sur ces routes inconnues.

« Nous ne savons, nous ignorons par quels chemins, par quels sentiers, nous irons mourir au milieu d’un bois, tomber inanimés au milieu d’une bruyère, sur les champs habités par les corbeaux, sur les plaines fréquentées par les corneilles.

« Les corbeaux planent dans l’air ; ils emportent dans leurs griffes nos tristes restes, ils plongent leur bec dans nos chairs, ils s’abreuvent de notre sang chaud, ils dispersent au loin nos os sur les tas de pierres[1].

« Et la pauvre mère ne sait pas, l’infortunée nourrice ignore où se meut sa chair, où bouillonne son sang : si c’est au milieu des grandes batailles, ou sur les vastes détroits, les vagues orageuses, si c’est sur une colline pommelée ou dans les profondeurs d’un bois désert.

« Non, la mère ne sait rien du sort de son enfant ; elle le croit mort, elle le croit disparu ; et elle pleure, et elle se lamente : « Le voilà donc, mon pauvre enfant, mon unique soutien, infortunée que je suis ! Il est là-bas à labourer les champs de Tuoni[2], à herser les terres de Kalma[3] ! Et, maintenant, les arcs restent inactifs, les beaux arcs se dessèchent, les oiseaux deviennent trop gras, les gelinottes caquettent dans les bois, les ours ravagent les troupeaux, les rênes folâtrent dans les plaines. »

  1. Tiera regarde sa position et celle de Lemminkäinen comme tellement désespérée, que leur mort lui paraît déjà un fait accompli. Aussi parle-t-il au présent de l’acharnement des corbeaux sur leur cadavre.
  2. Voir page 100, note 4.
  3. Voir page 73, note 1.